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Lus et approuvés (juillet 2018) par Valérie Canat de Chizy

vendredi 6 juillet 2018, par Valérie Canat de Chizy

Sanda Voïca, Trajectoire déroutée. Lanskine, 2018

Voilà un livre qui m’a beaucoup touchée. Un livre que Sanda Voïca a dédié à sa fille, Clara Pop Dudouit, décédée en 2015. Le titre évoque, bien sûr, la trajectoire déviée de la vie de Sanda Voïca. Comment gérer l’absence, le deuil ? Comment faire avec l’absence, qui est aussi présence de tous les instants ? La tombe blanche ovale est à l’intérieur du corps, comme un enfant dans le ventre de sa mère. Le corps est comme émietté, parties du corps comme indépendantes les unes des autres, jambe, main, talon, ventre, plexus, œsophage… Le corps est devenu squelette, mon squelette récent, écrit Sanda Voïca. Le corps de Sanda est habité par le corps de Clara, absente. L’une se nourrit de l’autre. Alors, les mots viennent, salvateurs. Les mots déposent la douleur, apportent la joie : L’écriture sainte de la joie. Elle élève l’absence, le corps de Clara monte vers la lumière.

De mes pas attraper
l’absence parfaite :
le très haut des jours,
son air bleu royal.

Devant la maison de Sanda Voïca, il y a le jardin. Un jardin à la fois ouvert et fermé. Le jardin devient océan, mais, aussi, il devient tombe, une tombe qui attaque, repousse.

Je sors dans mon jardin
et dès la porte d’entrée
l’air, le soleil, les fleurs
m’attaquent :
mur qui me pousse
et m’empêche de le traverser,
de faire des pas, de sortir.

Peu à peu la fille s’éloigne, déserte les rêves, les lignes. Entre la terre du jardin et le ciel, Il n’y a plus qu’une saison : / celle de son absence. Et la perception d’une forme aux ailes très longues, au vol très calme, à la fois lumineuse et apaisante.


Alain Wexler, La tentation. Éditions Henry, 2018

Alain Wexler édite depuis 1977 la revue Verso, qu’il fabrique lui-même de bout en bout, depuis la sélection des textes en passant par le choix du papier, l’impression en plaques offset jusqu’à la reliure. Un travail colossal, une passion qui lui prennent tout son temps et en font un poète rare. Un poète attachant, comme l’écrit Louis Dubost, qui fut naguère son éditeur au Dé bleu et qui signe la préface de ce présent recueil : La tentation, qui vient de paraître aux Éditions Henry. De fait, la poésie d’Alain Wexler ne ressemble à aucune autre, bien qu’elle puisse évoquer la manière qu’avait Francis Ponge d’écrire sur un « sujet » : la lime, le caillou, la guêpe, la cuiller, le bouton, la pierre… Il s’agit d’une poésie à la fois foisonnante et surprenante, l’imagination du poète emmenant le lecteur jusqu’à des contrées pour le moins déroutantes, le point de départ – le sujet –, n’étant qu’un prétexte à une approche philosophique du monde. Louis Dubost parle d’un charivari virtuose et jouissif […] où le signifié premier et clos sur lui-même s’éclate avec bonheur en significations foisonnantes, joueuses et audacieuses . Ainsi, les toits se couvrent d’ongles et les ongles / Font le toit comme un oiseau / Son nid. Puis l’on passe à des doigts de femme ; les toits deviennent de petits fleuves pleins d’imprévus, des fleuves qui traversent le ciel / Laissent des galets sur le corps des femmes / Pour qu’elles enfantent la pluie. Bien qu’ayant un côté matérialiste, la poésie d’Alain Wexler est aussi cosmique, elle touche à l’interdépendance des choses, des êtres, des animaux, des végétaux, des éléments ; tout cela s’imbrique de manière tout à fait poétique, par des glissements de sens qui ne peuvent que nous enchanter.
 
La guêpe est douce et amère dans la bouche.
Ah ! le goût de la guêpe dans la bouche !
La bouche qui mâche
Des mots de miel et de venin trouve la fleur.
Trouve la fleur et lâche la guêpe.
Elle mâche la fleur avec des mots doux et amers.
Des mots qui changent de goût comme de fleur.
Ils sont ce qu’on ne peut tenir.
Puiser la vie alors qu’elle s’échappe
Comme la guêpe de la bouche.


Emmanuelle Le Cam, Sagesse des ruines. Éditions Mazette, 2018

Au cours de ce recueil, Emmanuelle Le Cam tutoie un homme absent, réel ou imaginaire, qui lui permet de faire l’expérience de l’altérité, de questionner les limites du moi, la façon dont elle peut être aimée, accueillie ou, au contraire, ignorée. Nous retrouvons l’un des thèmes chers à la poète, l’urgence de vivre. En effet, il n’est / guère de temps / à perdre dans un présent ponctué de passagères apocalypses où la mort rôde, à travers les images / de cimetières et de croix. Le présent semble être l’espace-temps d’une lutte intérieure au cours de laquelle, pourtant, il faut apprendre à baisser les armes : je respire sage. Mais, dans le présent inachevé, et malgré le doute, lancinant, il y a l’écriture, comme une terre d’accueil, il y a le miracle de mots, ce / renouvellement de conscience. Alors, une nouvelle dimension peut s’ouvrir, un bouillonnement / d’espace, une, infinie / libération. Un espace accueillant où les chats sont d’intimes et indéfectibles compagnons. Emmanuelle Le Cam est une poète qui lutte, avec pour armes les mots, elle taille dans la nuit, une de ces nuits de longue écriture, une course aux buts / bien arrêtés.

Les chats sourient
de cette tendresse extrême
qui plie le regard

marcher avec précaution
sur les tapis du jour
faire étinceler
les mirages, aujourd’hui.


Michel Dunand, Au fil du labyrinthe ensoleillé. Jacques André éditeur, 2018

Michel Dunand est un voyageur, un explorateur. S’il aime visiter visiter différents lieux, il est aussi habité par une quête. Il cherche, explore. Il emprunte une voie, un chemin, à l’instar des grands sages orientaux. Chaque lieu visité lui évoque des images, lui inspire des réflexions. Dénué de certitudes, il s’interroge souvent, avec patience, amour, humilité. Il est en quête de sagesse, essentiellement une sagesse qui préconise le vide intérieur, l’humilité.

Neige à l’intérieur, à l’extérieur.
Silence et paix. Joie.
L’hiver a recouvert aussi mes pensées, de son
traditionnel habit, si blanc, si pur.
Je rajeunis.

Il y a dans cette voix l’éclat de la jeunesse, une jeunesse qui a conservé son côté neuf, ouvert, qui est prête à recevoir, à accueillir le nouveau. Le regard se renouvelle sans cesse, toujours limpide, jamais obscurci, fermé.

Tout est possible, enfin. Redevenir océan, montagne ou
plaine infinie.
Nuage avant tout
.

Michel Dunand s’entoure de peintres, de poètes, vivants ou morts. Il les évoque, à l’instar de Joë Bousquet, le corps cloué sur son lit de vie, depuis plus de trente ans, ou de Vincent Van Gogh, dont la peinture vibre, subjugue. Le poète ne sait pas réellement où il se dirige, il tâtonne, mais il y a un fil, et le labyrinthe est ensoleillé. La lumière, la joie, éclairent tout. Le recueil se termine par un voyage en Chine. L’influence de la philosophie chinoise est bien réelle.


François Coudray, L’enfant de la falaise. L’Harmattan, 2018

François Coudray a passé son enfance dans les Alpes, en Savoie. Il habite actuellement à Manille, aux Philippines. À travers l’enfant, c’est une présence sensible au cœur du mystère de vivre qu’il recherche. L’enfant de la falaise porte la marque de l’exil. Exil géographique, tout d’abord, mais aussi exil existentiel. François Coudray recherche une présence restaurée au monde à travers les montagnes de son enfance, mais également à travers le poème. Dans l’écoute sensible de l’air, de la lumière, dans le cheminement intérieur des mots, se joue cette connexion profonde, cette présence à soi, au monde, à cette terre, en nous, si loin de nous…, écrit-il dans un entretien paru sur Terre à ciel. Manille, la ville où il vit aujourd’hui, est une ville folle, une cité de verre, de fer, de béton, de fumées. Le poète éprouve le besoin de se reconnecter à son moi profond, de retrouver une plus ample respiration. Il se remémore les montagnes de son enfance. Alors, sur le béton / tapis d’épines, humus, mousses, épilobes et digitales émergent. Retrouver l’enfant, c’est retrouver sa nature véritable. L’enfant n’a pas fini de rechercher la terre, écrit-il, ni les noisetiers, les petits hêtres, les ronces, les écorces, les bois morts, la menthe, l’ortie, le serpolet. Mais l’enfant, c’est aussi le petit frère, disparu trop tôt, dans le temps de l’écriture, c’est aussi leur propre père, et les chemins qu’il leur a ouverts à tous deux.

au pied du pierrier (la cascade
son chant lointain)
suivre l’enfant encore

sous le tapis des sapins
les brumes d’une autre saison

sous le pas le bois pourri
s’enfonce et se rompt
dans la mousse
la terre noire encore

Valérie Canat de Chizy


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