Jean-Baptiste Pedini, Vincent Motard-Avargues, Comme le fleuve au paysage. Éditions de l’Aigrette, 2020
Dans ce recueil à quatre mains, on ne sait distinguer les textes de Jean-Batiste Pedini de ceux de Vincent Motard-Avargues ; ils se mêlent et s’emmêlent, comme les eaux d’un fleuve. Le fleuve est ici prétexte à une approche de la vie et de ses ramifications.
Il y a l’insaisissable, ce qui est là, juste là, en surface, de passage, comme cette branche / qui file / le long du fleuve, et on ne cherche pas à savoir d’où elle vient, où elle va ; peu importe, elle est là, simplement.
juste un regard
à peine plus d’une seconde
qui ne se compte plus
elle vit là
ou là
peu importe
Il ne s’agit pas de creuser, d’approfondir, mais de saisir ce qui est simplement là, à l’instant, sans chercher à connaître le pourquoi du comment. Car on coule / quoi qu’il arrive. On coule car le passé n’existe plus, est perdu, irrémédiablement. On coule, car le temps passe, inexorablement, comme le fleuve, et on ne peut arrêter, figer l’instant.
Le ciel est pâle, sans couleurs, les jours vont et viennent, le présent n’a pas de densité, il est une surface lisse sur laquelle glisse un caillou. Ainsi, cela glisse, il n’y a pas de prise, on ne peut rien saisir, ni rien retenir.
Le fleuve est un paysage à lui seul, un visage à la peau chocolatée, un lit d’ombres dans lequel la mort s’engouffre. Il est le reflet de la solitude.
Il y a les mots tus auxquels il faut prendre garde. Il y a le silence qui fait grandir. Les sentiments qui voguent vers d’autres corps. Il faut être attentif à ce qui est ténu et imperceptible, car mouvement / n’est pas présence. Parfois, des lignes bougent dans l’invisible, il faut savoir les saisir. Parfois aussi, cela remue beaucoup, l’eau enrage, le tonnerre gronde, la colère, la peur tapies dans un recoin menacent d’exploser, de déborder.
Parfois,
l’eau tourne dedans
sans jamais déborder
petite musique de vivre
pas grand-chose
à jouer.
Le fleuve est ainsi prétexte à une approche de la vie et de ses ramifications, à ce qui file et fuit entre les doigts. Il est le liquide venteux du vivre.
Une barque
traverse
le fleuve
à son bord
la brise fouette
le liquide venteux du vivre.
Hélène Dassavray, Quadrature de l’éphémère. Encres de Zaü. La Boucherie littéraire, 2020
Quadrature de l’éphémère d’Hélène Dassavray est une ode à la douceur de vivre et au Lubéron. Les saisons sont là pour nous rappeler que tout passe, et qu’il faut savoir profiter des belles choses au moment où elles se présentent. Il est important de garder sa capacité d’émerveillement.
Les textes sont simples et pourtant ciselés, concis. Il s’agit de nommer chaque chose, de la situer à sa juste place. Le recueil se découpe en quatre parties, une pour chaque saison, mais celles-ci ne sont pas nommées, l’autrice préférant les évoquer par les mois de début et de fin : « De mars à juin ».
Il y a ici une attention portée aux nuances de la lumière, aux couleurs, à l’atmosphère, qui sont celles de la campagne, du Lubéron. Ici, tout est signe, chaque manifestation de la nature, comme le frémissement du printemps dans les branches, fait sens. Hélène Dassavray écrit sur les plaisirs simples de la vie, sur la convivialité, le partage, au contact de la nature.
Les premières tablées
sous le soleil d’avril
verres pleins et levés
au commun des destins
dont nous tissons les fils
Les derniers rayons
sur les feuilles des chênes
et des pins qu’ils dorent
les chants d’oiseaux
celui de la fontaine
Le parti pris de vivre
Oui, c’est bien de cela dont il s’agit : prendre le parti de vivre, surtout en ces temps anxiogènes de restrictions des libertés, de mise à mal de la culture et de tant d’autres domaines, de peur de la maladie, du fameux virus…
Alors, simplement, poser son regard sur les feuilles des arbres, observer les variations des couleurs, comment elles changent au fil des saisons.
Ce petit recueil, léger et frais, fait du bien. Il prône la simplicité comme vecteur du bonheur.
La quadrature de l’éphémère
ce que l’on sait de la beauté
un simple champ de coquelicots
Il pourrait faire penser à la sobriété heureuse prônée par Pierre Rabhi.
Des oiseaux aux fenêtres
et des ciels d’empereurs
Laisser pleuvoir
la porte ouverte
Pardonnerez-vous notre bonheur
Il suffit de peu pour être heureux, il suffit d’ouvrir les yeux, de retrouver son regard d’enfant et de réapprendre à voir.
Un papillon blanc
porté par les effluves de la menthe poivrée
rien d’autre
Au-delà de la beauté des textes, il y a la beauté des images, les encres colorées de Zaü, l’évocation des plaisirs simples : saisir le soir qui tombe, la première étoile, manger le raisin à même la vigne… Plaisirs qui résident avant tout dans la capacité à contempler, à se nourrir de ce que l’on voit, et qui est beau.
Marie-Josée Christien, Constante de l’arbre. Photographies de Yann Champeau. Les Éditions Sauvages, 2020
Les poèmes de Marie-Josée Christien dialoguent avec les photographies de Yann Champeau. Marie-Josée Christien a réuni des textes écrits entre 1982 et 2011 en une anthologie personnelle, et a ajouté, en bonus, des textes plus récents. L’arbre est au centre de ce recueil. Les photographies sont lumineuses ; ce qui frappe, ce sont les jeux de lumière, qui montrent bien que l’arbre, les arbres, sont des êtres doués de vie, en prise avec les éléments, avec la nature, le ciel, la terre ; ils jouent avec les rayons du soleil, pétillent ou s’assombrissent, semblent doués d’émotions. Est-ce qu’un arbre ressent ? Si Marie-Josée Christien ne répond pas à cette question, elle écrit ce qui, selon elle, émane de l’arbre, lequel est
comme un soleil infini
aux rayons écartés
dans tous les sens.
Les arbres sont comme les hommes, en hiver, ils se recroquevillent et se replient sur eux-mêmes, perdent leurs couleurs, frissonnent dans la nuit et le froid. Au printemps, ils renaissent, retrouvent leur vitalité, leur feuillage se déploie.
Marie-Josée Christien évoque l’arbre comme un être qui observe en silence. Un être en prise avec la vie et la mort, mais bien plus ancré dans l’histoire, lui qui a connu les ancêtres de nos ancêtres : certains arbres sont millénaires. Que sommes-nous, face à l’arbre porteur d’éternité ?
Son temps illimité
dépasse l’horizon du nôtre
bien plus
que l’espèce humaine
l’arbre restera
le symbole du vivant.
L’arbre est celui qui nous enracine, dans la terre et dans le ciel. Par lui, nous accédons à une autre forme de vie, celle des profondeurs de la terre, de la matière, et celle de l’univers, du ciel, de ce quelque chose qui est au-delà de nous, que nous pressentons, que nous devinons, le monde des astres et de l’infini.
Les racines
plongent
au fond de la terre
pour saisir
la lumière ensevelie
L’arbre
s’enracine
dans le ciel.
Que deviendrions-nous sans les arbres, eux qui distillent en nous des parcelles de vie lorsque nous les approchons ? Une forme de mystère auréole l’arbre.
L’arbre
abri du vent
toujours insaisissable
fait corps
avec ce qui lui échappe
C’est toute la terre
qui se hisse
vers les étoiles.
Parcourir ce beau recueil, c’est prendre le temps de cheminer dans la nature au contact des arbres, de les contempler, de les toucher presque, de s’imprégner d’eux.
Christine de Camy, a(s)ile. La Boucherie littéraire, 2020
a(s)ile, premier recueil de Christine de Camy, a pour cadre une institution psychiatrique pour jeunes. Il s’agit d’un récit poétique engagé, qui s’attache avant tout aux protagonistes, soignants et soignés. Le recueil alterne portraits de ces jeunes et carnet de bord de l’auteure qui exerce son métier en psychiatrie dans cet établissement. Ici, le cadre lui-même n’est pas réellement évoqué, ce qui compte, c’est le vécu instantané, l’histoire immédiate de chacun. Le recueil court sur une année scolaire et relate la vie qui se déroule dans ce centre de soins pour adolescents fragiles.
ils ont seize ans
peut-être vingt
un jour ils ont quitté la table
se sont réfugiés sous des draps sans ourlet
ont refusé volets clos de se lever
ont été secoués suppliés insultés
se sont recroquevillés
puis
un à un
ils sont arrivés là
Les poèmes tentent de saisir des bribes de vie, s’attardent sur l’un, sur l’autre, tentent, par les mots de la poésie, de saisir l’univers de chacun, les phrases qui filent entre les doigts, comme du sable, les trous du corps qu’il faut boucher, les hachures sur tout le corps, cisaillé, coupé, taillé, les poignets bandés, la nourriture rejetée…
On le voit, il y a beaucoup de violence dans ces vécus, dans ces corps, dans ces êtres. Et les mots sont là pour dire, ces vies sur le fil, que l’on ne devine pas, que l’on ne voit pas, mais que l’on peut, grâce à la poésie, ressentir, éprouver. Ce qui pourrait n’être, vu de l’extérieur, que quelque chose de décalé, d’étranger, de bizarre, Christine de Camy parvient à lui donner forme, à le rendre humain, sensible, perceptible, malgré la violence, percutante.
hachures sur tout le corps
elle cisaille coupe taille
n’en finit pas d’écorcher sa vie
Face à ces univers morcelés, il y a l’équipe qui tente de rester soudée, d’échanger, de trouver des solutions. C’est ce que relatent les carnets, qui évoquent le quotidien, au jour le jour : la réunion de l’après-midi, les questions posées, les décisions à prendre face aux difficultés de chaque jeune. Ces carnets sont une forme de débriefing , de prise de recul.
Il y a aussi ces petits riens, les rires dans les couloirs, les montagnes environnantes, le chocolat, les vœux et la galette à noël, le petit chat trouvé autour de l’hôpital et que quelques-uns nourrissent en cachette… Tous ces petits riens qui donnent du baume au cœur et apportent un rayon de soleil à ces vies malmenées.
sa voix si frêle
sa voix sans cils sa voix bouche bée sa voix arc tendu
sa voix a perdu son timbre
on l’écoute
elle mots englués trou mot expulsé
doucement on l’écoute
sa langue depuis l’enfance
dans sa gorge étranglée
s’est asséchée
elle cherche au milieu des ronces un nouveau sentier
on écarte les branches
Jacques Morin, Père. Le roman du. Éditions Henry, 2020
Ce recueil se découpe en cinq parties. Père. Le roman du est, de fait, le titre de la première partie. Jacques Morin est surtout connu comme revuiste, puisqu’il chapeaute la revue Décharge. Lire ces textes, c’est voir l’autre facette du personnage, c’est-à-dire l’homme, avec ses failles, ses doutes, ses questionnements. Il semble que l’écriture permette à Jacques Morin un retour sur soi, une forme d’introspection. Il revient ainsi sur sa relation à son père et sur la façon dont elle a influencé sa relation à ses propres enfants.
Mon père, je l’ai toujours un peu méprisé, ignoré, détesté.
J’ai toujours gardé une distance vis-à-vis de mon père.
Ce père qui fut, à ses yeux surtout un géniteur, auquel il n’était pas attaché, et qu’il a longtemps occulté de sa mémoire. En écrivant ces mots, le poète tente de rassembler ses souvenirs, mais réalise qu’il en a peu, que ce père occupait peu de place dans sa vie.
J’ai été aussi beaucoup touchée par la partie intitulée Éternelle énigme, qui aborde la question de l’identité sexuelle, cette éternelle énigme / dont tu ne déchiffreras que quelques bribes / tout au long d’une existence passionnée. Ce qui est abordé ici, ce sont les vécus physiques et psychiques, les manifestations du corps, qui révèlent un trouble, une gêne, une honte, que l’on ne sait pas toujours expliquer de manière rationnelle. Il y a l’embarras du corps censuré par une morale bien établie.
Tu te poseras les mêmes questions
du début à la fin
sans rémission
tu ne résoudras rien
le conflit entre l’instinct et la raison
entre la bête et l’homme
au sein même du divorce
au cœur de la torsion
J’ai beaucoup aimé aussi Pour toi si tu me lis, ensemble de textes en vers adressés à une femme aimée, à la fois proche et lointaine, présente et absente. Ce sont des mots qui n’ont jamais été dits, semble-t-il, et qui résonnent ici comme un aveu. Comme dans Éternelle énigme, apparaît là encore l’autocensure, les choses que l’on ne s’autorise pas à faire, que l’on bride, du fait du poids de la raison : je me suis toujours refusé jusque là / au monologue amoureux.
L’intime dans la poésie
rentre dans l’ordre du mièvre
et de l’indiscret
on veut s’adresser au monde entier
ce qui semble exagéré
quelle oreille ici
écoutera en vrai
si ce n’est la tienne
Il y a le poids des non-dits, les mots que l’on ne s’autorise pas à dire, les sentiments que l’on ne dévoile pas.
Les mots qui susurrent
que nous n’osions pas nous dire
qui occupent une bulle invisible et
transparente
entre nos deux bouches
et leur silence éclate dès le dos tourné
Anne-Marie Zucchelli, Espace d’un instant. Traduction en italien de Marilyne Bertoncini ; préface d’Isabelle Poncet-Rimaud. Éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2020
L’inquiétude prédomine dans le début de ce texte qui trouve sa source dans le confinement du printemps. Une lente progression en trois parties nous mène de l’inquiétude à l’épanouissement. Les premiers textes évoquent l’immobilité, la peur, l’espace ténu qui se situe à la limite du dedans et du dehors.
La peur me retourne comme un gant
et je chute
à travers l’immobile
empoisonnement.
Si je tends les bras,
tout est perdu.
Si je ferme des yeux, même si je les ouvre,
j’entre dans un piège à illusions.
Des images
monte un cri continu.
Le recueil interroge le fondement de l’existence qui, ici, au début tout du moins, semble guettée par l’anéantissement. Les images tourbillonnent autour, en une ronde clignotante, papillons de nuit éphémères, elles sont des pièges à illusions. La ronde des images fait perdre tout repère, fendille l’édifice. L’incapacité à s’ancrer dans le présent génère la peur, le vertige, l’impression que la lumière s’enfouit et que l’obscurité prédomine.
`A petits coups de déséquilibre,
le présent broyé
se retire
de ma chair
et menace mon histoire
de disparition.
Le mouvement se met finalement en branle dans le surgissement du jardin, le frémissement des branches dans le vent, le vert tendre de l’herbe, le ciel qui déploie une cartographie de territoires inconnus. L’enfermement se fissure, laisse percer l’éclaircie, une brèche permet au bleu du ciel de s’infiltrer. Tout est là, dans sa simplicité, l’oiseau incite à l’envol, à l’évasion. Du dedans, Anne-Marie Zucchelli bascule vers le dehors. La joie et la gaieté se manifestent à travers le chant d’un merle, la lumière du soleil, mais aussi la contemplation des fleurs, de leur peau végétale. Fleurs qui s’épanouissent dans les photographies prises par la poète et qui occupent tout l’espace, le champ visuel.
Tellement épanouies
sur leurs tiges
qu’elles se déplient hors d’elles-mêmes.
L’ombre se cache.
Les corolles font boules de lumière.
L’espace d’un instant
j’entre
dans une fête.
Un recueil sensible qui interroge la frontière ténue entre le dedans et le dehors, et la passerelle qui permet de relier l’un à l’autre.
Valérie Canat de Chizy