Delfine Guy, La Grande Papillon. Al Manar, 2019
D’emblée, j’ai aimé ce livre. De par son titre, tout d’abord, qui évoque la métamorphose de la chrysalide en papillon. Dès les premiers textes, nous sommes happés par tout un univers, reflétant à la fois l’histoire personnelle, la transmutation, mais aussi le monde amérindien, lequel convoque animaux sauvages et symboles. La Grande Papillon est un voyage, une odyssée chamanique. Là se côtoient les ancêtres, une sorcière, des animaux rares, une énergie féminine, des visions, l’eau de la psyché, un homme-médecine. Dans cet univers est à l’œuvre un processus alchimique, celui de la guérison.
Delfine Guy se reconnecte à la femme sauvage qui est en elle pour se libérer des liens qui l’entravent. Elle moissonne le passé. Elle nous invite dans le Grand Mystère de la vie. Une image revient, celle de l’épi, du maïs, de la moisson. Une couleur, le jaune. Je suis jarre où le ciel d’un bleu de maïs / crache une grêle de petites dents. Ainsi la jarre récolte la semence et produit l’abondance. Nous sommes invités dans un univers amérindien. La poète parle d’elle au prisme de cet univers. Elle se transpose, pour mieux se transmuter. Pour survivre à la petite fille qui n’a pas eu de tresses, la petite fille instinctive ligotée. L’image de la tortue reflète celle de la carapace qui emprisonne, jusqu’au jour où celle-ci vole en éclats, alors les écailles répandues tracent / un sentier magique.
Des textes évoquent l’histoire familiale, la lignée, les relations entre frères et sœurs, les parents. Il émane de ce recueil une grande force, un bouillonnement, comme si toute l’énergie accumulée auparavant jaillissait, pulvérisant l’argile de la jarre qui la maintenait enfermée à l’intérieur. La chrysalide sort de son cocon, le papillon éclot, ouvrant ses ailes.
Delfine Guy a obtenu le prix Découverte Vénus Khoury-Ghata 2019 pour son recueil.
Quand ma fille est née, elle était nue
Je me suis demandé si, pour la nourrir, il fallait
que je tranche mes veines
Les instruments de la naissance cliquetaient
Etincelants, argentés
trompeurs
car ils ressemblaient aux éclairs de vie transportés
par le cerf
Lors que bouillaient mes écorces lardées, j’ai
supplié la brume, les braves
les grand-mères se sont soulevées
se sont soulevés les coudes des arbres
mère frondeuse
ce à quoi aspire l’enfant
la réanime
Marlène Tissot, Amnésies. La Boucherie littéraire, 2019
Un recueil en deux parties, Premièrement, avec, en exergue, un extrait de Alice au pays des merveilles, et Deuxièmement, introduite par une citation de Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir, de Lewis Carroll.
Dans la première partie, Marlène Tissot nous emmène sur les pas d’Alice, évoque une chute de vélo faite dans l’enfance, et l’amnésie qui s’en est suivie : elle ne s’est plus souvenue de ce qu’il s’est passé entre cette chute et le moment où elle s’est réveillée la joue sur l’oreiller / dans une flaque de vomi.
Je suis tombée
Il faisait étrange et sombre, Alice
comme si je t’avais suivie
dans le ventre du terrier
Ainsi, le souvenir de cette chute faite dans l’enfance est rattaché à l’épisode où Alice tombe dans un terrier. L’amnésie qui s’ensuit est de courte durée, pourtant. À l’hôpital où la narratrice est emmenée, les médecins diagnostiquent un traumatisme crânien modéré. Mais cette chute aura pourtant des conséquences sur l’adulte devenue.
Dans la deuxième partie du recueil, Marlène Tissot fait le lien entre cet épisode et sa condition d’écrivain : des années plus tard, elle écrit, la nuit, lorsque l’insomnie l’empêche de dormir, et des histoires se bousculent dans sa tête. Elle nomme Jabberwock le monstre en forme d’ombre qui la visite chaque nuit sous forme d’imagination fertile et qui prolifère comme des mauvaises herbes, envahit tout, éclabousse la page blanche. Jabberwock, le monstre qui vient visiter la nuit, qui empêche de dormir et fait écrire, a remplacé Alice, sa chute et son amnésie ; il est le Mr Hyde, la face obscure de la narratrice.
Ainsi les deux parties du livre pourraient-elles évoquer la dualité, la face claire et la face sombre d’une personnalité. De même, nous pouvons voir dans ce recueil une métaphore de ce que les traumas de l’enfance peuvent avoir comme conséquences à l’âge adulte : d’où viennent ces images qui surgissent la nuit, ces pensées qui salissent, envahissent tout, et que l’écriture permet d’expulser, de laver ? Marlène Tissot voudrait retrouver la pureté de l’enfance, la figure d’Alice, revenir là où elle était avant, avant qu’elle ne tombe dans le terrier et ne se retrouve « de l’autre côté du miroir ».
Je n’ai toujours aucun souvenir
de ce qu’il s’est passé
entre le moment où
je faisais du vélo
et celui où je me suis réveillée
dans le vomi de l’oreiller
Sur l’envers du miroir
il y a un enfer que je veux déserter
aide-moi à revenir, Jabberwock
de ce côté
celui de mon reflet vrai
rien d’autre
Christine Durif-Bruckert, Les silencieuses. Jacques André éditeur, 2019
Il s’agit d’un récit en prose poétique. L’histoire de Suzanne R., de son enfance. Un récit douloureux et glaçant, qui s’attache tant aux faits qu’aux perceptions et altérations que ces derniers produisent sur le personnage du livre. C’est l’histoire de Suzanne R., de son enfance qui prend fin à l’âge de 6 ou 7 ans. Elle grandit dans la maison familiale, isolée en plein cœur du Massif Central. Une maison où les membres de la famille vivent serrés les uns contre les autres. De cette partie de son enfance, Suzanne R. se souvient des champs, des prairies, des chevaux à l’odeur chaude, des couloirs végétaux. Elle aime explorer ces lopins de terre, les bois. Un jour, la grand-mère décide de la mettre en pension.
De façon brutale, elle est arrachée à ce premier univers. Son corps en gardera la cicatrice à tout jamais.
Dans cette pension, Suzanne ne se retrouve pas. Ce sont des murs qui l’entourent, l’enferment. Progressivement, le corps entier est blessé. Elle veut remonter le courant, retourner dans la prairie. Un jour, elle tombe malade. Une maladie aux expressions multiples autant qu’indéchiffrables qui ressemble à ce qu’elle vit dans le pensionnat depuis son arrivée.
La suite du récit raconte ce qui se passe après, l’installation chez la grand-mère, et le mécanisme d’asservissement qui s’installe, la privation de nourriture, les symptômes étudiés et entretenus pas la grand-mère, l’emprise psychologique. La façon dont Suzanne R. organise son quotidien, autour de personnages fictifs auxquels elle donne vie. Malgré les forces qui l’abandonnent, l’anéantissement de toute sa volonté, elle se souvient des prairies de son enfance, envisage de s’échapper. La clairière est loin, de l’autre côté, derrière cet univers derrière lequel on la maintient enfermée.
Christine Durif-Brucker décrit avec précision l’univers d’enfermement, et ses conséquences physiques et psychiques sur l’enfant devenue adulte, Suzanne R. Dans son travail de recherche en anthropologie et psychologie sociale, elle s’intéresse d’ailleurs à l’enferment, plus spécifiquement aux relations d’emprise dans différentes formes individuelles et sociales, mais aussi aux combats et stratégies de résistance qu’elles peuvent mettre en œuvre.
Patricia Suescum, À l’heure où les fauves dorment. Citadel Road Éditions, 2019
Un nouveau recueil publié par Citadel Road Éditions, la petite maison d’édition dirigée par la poète Emmanuelle Le Cam, et située à Vannes. Dans la première page, en prose, Patricia Suescum semble expliciter le contenu de ce mince recueil : la lutte, les épreuves traversées par l’auteure, qui parle du chemin parcouru pour arriver à sortir de l’isolement et à faire l’expérience de la rencontre. Je ne suis plus une étrangère, écrit-elle.
Les poèmes évoquent les points de vue, les perceptions de la réalité, lesquels diffèrent en fonction de l’angle où ils se situent. Ils parlent de la solitude, de la nuit, des angoisses, d’un univers psychique dans lequel l’ombre et la menace se confrontent.
Du bruit et des silences
Des silences plus violents que le bruit
Cette voix que j’échoue à rendre tangible
par combustion préméditée,
par suicide interne
Je suis l’éclair nocturne
dont on oublie le jour
L’élément inconnu
et l’épave d’un rêve.
La relation à l’autre, trop proche ou trop lointaine, forme deux extrêmes ; entre les deux pôles, pas de mesure. Comment trouver la juste distance, de soi à l’autre ? L’écriture, douloureuse, explore, décortique ; elle cherche l’issue du labyrinthe. Il y a la possibilité / d’entrer en contact / ou le sens du repli, le sentiment d’exister, ou pas, au regard de l’autre, à son regard propre.
De toutes les guerres,
celle d’être entendue
Surtout celle de m’entendre
dans la confirmation
de ma propre existence
Ai-je compté pour vous
comme vous avez compté pour moi ?
Hélène Dassavray, On ne connaît jamais la distance exacte entre soi et la rive. La Boucherie littéraire, 2018
Publié une première fois en 2015, le présent recueil a été imprimé pour la troisième fois en 2018. Hélène Dassavray aborde des thèmes à la fois intimes et universels, ceux de la sexualité et de la féminité.
Une femme voit couler son sang à chaque lune,
peut-être est-ce pour cela
qu’elle éprouve moins le besoin
de verser celui des autres.
Le féminin est associé au cycle des lunes et revêt ainsi une dimension sacrée. Femme sauvage, pourrait-on dire, reliée aux cycles de la nature. La femme représente la douceur et éprouve moins le besoin de faire usage de la force que l’homme.
Un jour elle est devenue source
Hélène Dassavray aborde un aspect très intime de la sexualité féminine, lié au plaisir, avec des mots touchant à l’universel, à l’essence, à l’origine.
Avec les mots de la poésie. Un jour, quelque chose s’est ouvert et la femme en fut la première étonnée. C’est le cosmos tout entier qui est convoqué dans cette ouverture, ce voile qui se déchire, la lumière, l’éclair, la chaleur qui surgissent.
La femme source devient fleuve, fontaine, geyser, rivière. L’homme est assimilé au sorcier doté de pouvoirs mystérieux. Le plaisir, dans ce recueil, revêt un caractère à la fois sauvage et primitif.
Il arrive
qu’elle reste sur la grève
regarde les tribus des grands vents
partir
sans elle
qu’elle descende la berge
en revienne
les pieds de boue
les songes aussi fragiles
que ces poteries d’argile
qui ne craignent pas le temps
mais fondent sous la pluie
Andreas Unterweger, Le livre jaune. Traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau. Lanskine, 2019
Avec « Le livre jaune », Andreas Unterweger, poète autrichien né en 1978, ici traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau, inaugure la collection « Régions froides », dirigée par Paul de Brancion. Il s’agit du premier ouvrage de l’auteur traduit en français. Un ouvrage constitué de textes en prose, relativement dense, qui raconte l’histoire de sept jeunes garçons vivant avec leur grand-père et un chat dans une maison jaune isolée au milieu des champs, dans la plaine des sept rivières.
Le narrateur est l’un des sept garçons ; il raconte l’époque où ils vivaient tous les sept dans la maison jaune avec leur grand-père, lorsqu’ils étaient enfants. Il s’agit donc d’un récit, mais d’un récit qui pourrait être un conte, tant il est empreint de l’imaginaire de l’enfance. Les textes ont le plus souvent pour titre un mot faisant référence à un animal : Castor, Escargot, Un ver, La plus grosse araignée, Faux lapin, Le premier papillon… ou à un végétal : Orties, Les champigons…
Dans cet univers idyllique, entouré de nature et d’animaux, les journées sont ponctuées par les baignades dans la rivière, et par les jeux d’Indiens. Seules perturbations : l’arrivée de nouveaux voisins et la construction d’une maison dans le terrain d’à côté.
Nous sommes dans le monde de l’enfance, avec ses croyances, et une perception de la réalité teintée d’imagination. C’est souvent le grand-père qui fait de la réalité des enfants un conte. Ainsi, à ces derniers qui demandent à avoir un moteur faisant autant de bruit que la tondeuse à gazon du voisin, le grand-père offre un chat, dont le ronronnement fera office de moteur !
Le récit adopte le point de vue de l’enfance, la façon dont les enfants perçoivent le monde qui les entoure. Vu de la sorte, notre sapin était le plus grand du monde, non : il était plus grand que ça encore.
Les étés étaient de véritables étés, gigantesques. À l’inverse, en hiver, tout devenait minuscule.
Nous sourions souvent en lisant ces textes teintés d’humour et de malice.
Deux moteurs
Depuis que les Petites-Tours avaient une tondeuse à gazon ; depuis que le mari de la tante des Petites-Tours, que nous appelions aussi « l’oncle des Petites-Tours », dimanche après dimanche, tondait le gazon ; depuis donc que le « tondeur de gazon », comme nous appelions l’oncle des Petites-Tours, tous les dimanches tondait le gazon, depuis que tous les dimanches entre midi et une heure, enveloppé d’un nuage de fumée et de vacarme, il nous adressait un salut ; bref, depuis que nos nouveaux voisins étaient motorisés ; nous aussi, les garçons du jardin jaune qui restait tout le dimanche très calme, trop calme dans le pays de la prairie humide, nous n’avions plus qu’un seul vœu : un moteur… Et c’est ainsi que : Grand-Père nous apporta : un chat–
*
Faux lapin
Lorsque Castor, une autre fois, expliqua à la fillette des Petites-Tours que ce n’était pas le lapin de Pâques qui avait caché les œufs dans le jardin, mais son oncle, celle-ci se mit à pleurer amèrement.
« Pourquoi, oh pourquoi », sanglota-t-elle derrière la grille de ses doigts qui enfermait son petit visage, « pourquoi est-ce seulement notre oncle qui vient chez nous, et chez vous, le vrai lapin de Pâques ? »
Valérie Canat de Chizy