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Vie imaginaire de Maria Molina de Fuenté Vaqueros, Samaël Steiner

samedi 20 juin 2015, par Cécile Guivarch

(extraits)

1.

Je revenais d’un long voyage,
le regard lourd des chaleurs citadines traversées,
l’odeur de tous les chiens du monde comme un collier à mes chevilles ;
je n’avais plus les mêmes mains.

Je revenais de loin
et comme un train qui traverse les montagnes - silencieuses dans la chaleur -
les forêts de sapins, verts et noirs,
je voulais trouver la mer.

Nous avions rendez-vous au Cafe de las flores,
une toute petite boutique.
« Ils vont faire tomber l’immeuble juste en face.
Les services de la ville vont dynamiter le vieil immeuble pour construire autre chose,
peut-être un parc, ou agrandir les rues. »

Maria ne voulait pas rater l’éboulement,
les étages qui tombent, l’effondrement et cette place neuve soudain faite au milieu de la ville.
Entendu par hasard à la radio du matin,
« 15h 15, début des manœuvres. Les rues alentour seront bouclées dès 13h,
pour des raisons de sécurité. »

Maria rentrait de Malaisie.

La façade de l’immeuble est entièrement couverte de tags
et il y a un garçon aux yeux verts
grand sur trois étages,
avec de larges mains
une nuque en osier, sans doute pleine de vigueur
et sous ses pieds, du même vert que ses yeux :
P. L. mort d’exaltation et de fatigue, avril 87.
Todo tu cuerpo me falta.

2.

La chambre de Maria est grande,
blanche, murs et plafond,
le dessus de son lit est garance.

J’ai posé mon sac dans la maison voisine.
J’ai peu de choses :
1 paire de chaussures, 2 pantalons, quelques tee-shirts et 1 pull chaud,
le manteau, 1 couteau et du papier.
Je n’ai aucune image,
ni carte ni photo.

En fin de journée le bruit de la ville vient se plier au bas de nos portes,
nous entendons venir le soir.
A ce bruit, tout le corps répond,
entièrement la peau se tend, devient tambour,
devient forêt humide,
algue des profondeurs dont l’océan autour est tout entier sang et lymphe.
La route
qui tout le jour a brûlé, va rendre,
heure après heure,
la chaleur.

Je recopie les mots laissés par Maria, sur la table :

Je me sens dans cette ville comme dans un corps, j’ai cette sensation très lumineuse d’être caressée depuis l’aube, par ses longs poils et ses muqueuses, par sa peau grattée sentant goudron, gasoil mal brûlé, tabac et d’autres odeurs mystérieuses.
Je crois que dans le ventre des animaux il y a des rêves de tendresse.

En écrivant, ce matin,
je pense à toi, dans ta station sous-marine,
à chercher l’espace au fond de l’océan,
à ne jamais te résoudre à ce qui est,
à chercher d’autres cieux.
Quel corps fantasmé te fabriques-tu ?

3.

Sur une terrasse, en face,
terrasse sur un toit,
une femme s’est levée et chante.
Je n’entends rien, mais ses lèvres s’entr’ouvrent.

Un oiseau gris, de trois gris différents,
l’enrobe,
vole au-dessus,
sans rien savoir de ce qui se dit,
sans rien savoir de ce que j’écris.

Par fraction de seconde l’ombre des ailes passe sur la terrasse,
passe sur le corps de cette femme.
Les traits de son visage disparaissent alors,
mais sa voix me parvient,
sans articulation, sans force.
Simplement un signal.

En bas, le quartier est silence.
Au fond de la boutique,
derrière leur rideau de perle,
les épiciers dorment à demi,
le regard mi-là, mi-loin.
Les fruits dans les cagettes continuent de mûrir,
silencieusement,
sans effort.

Dehors le chant s’est arrêté,
la femme rentre,
quitte la terrasse.
Seuls les murs et les pierres ont, maintenant, la parole.

4.

A perte de vue, la mer nous entre dans la tête et tout le corps,
tu as toujours ta robe blanche.
Après cette longue nuit d’amour nous avons pris le bus tôt ce matin,
pour dormir quelques heures et s’éveiller ici.
Nous voudrions passer à gué,
marcher plusieurs jours jusqu’au Maroc.
Les eaux de la mer d’Alboran nous en empêcheront toujours,
même si le vent porte à nous tout le poivre de la côte.

Nous étions loin cette nuit,
loin de la ville, des trains de nuit, des snacks, des Repsol 24/24 !
Tu te souviens du tatouage que portait cet homme à Gibraltar ?
Le long de sa jambe, en lettres noires :
De l’autre côté de mon corps est une nuit profonde,
dormez chiens frénétiques qui gardez les couleurs.

Et sur le dos, presque comme un croquis :
Où est l’Or de nos rêves ?
Il disait :
« C’est un passage, le lieu même du mouvement,
du rocher tu aperçois l’étranger qui te regarde
de ses yeux aussi noirs que les tiens
tu voudrais y aller d’un vol, sauter, qu’il t’accueille dans ses bras,
manger là-bas, danser jusqu’à extinction de tes pieds
et revenir dormir ici. »

A Gibraltar je voulais te parler de l’écriture, cette nuit-là,
tu avais ta robe blanche et tu dansais à corps-se-rompre,
cette nuit-là je venais de comprendre que je n’arrêterais jamais d’écrire,
que les voitures, les pistes d’atterrissage, les vagues qui se brisent, les hitchhikers, les cargos,
tout ce que la ville peut contenir d’oiseaux,
étaient phrases, mots, images,
et que le rythme qui me saisissait à leur approche était déjà une écriture,
même si les mots viendraient plus tard.
La radio, comme une trêve dans ma réflexion :
« During the night we’ve lost a cargo boat off the coast of Ceuta... »
puis le serveur :
« the bill please »
Ecrire pour s’inventer un corps qui n’a ni pied ni hanche,
qui ne se disloque pas, qui irradie : un vol d’étourneaux ou la distance entre deux montagnes.
Ecrire pour se donner du temps pour rire.
Mais pour pouvoir écrire il faut avoir le regard habité par un autre
et le corps de cet autre, parfois, au fond des mains.

Je sais que ta tristesse est là.
Je la sens.
Les premiers baigneurs arrivent, posent leur serviette et leur parasol,
tu regardes.
Dans le soleil d’alors les corps sont incroyablement beaux,
comme des biscuits, on en voit chaque aspérité,
la lumière les habille, les fait bouger, battre, renoncer à tout le sommeil en retard,
et tu regardes toutes les épaules qui sortent encore de l’eau,
le bas des corps qui disparait dans les vagues.
Nous allons repartir, dans deux heures peut-être, peut-être plus,
je te regarde, la robe blanche de Gibraltar,
- achetée au hasard, très vite, les yeux fermés,
la main tendue : c’est celle-là ! Celle-là ? Oui, rien d’autre, celle-là ! -
et la mer qui nous éblouit, à perte de vue, nous entre dans la tête et tout le corps.
Au dos de l’addition j’avais noté cette comptine :

Sur la route reviens à moi
sur la route retourne-toi
je sais que ta tristesse est là
mais s’il te plaît ne m’oublie pas


Samaël Steiner
Crest (drôme)

Je partage mon temps entre deux métiers, celui d’éclairagiste (pour le théâtre, la danse et le cirque) et celui d’auteur, principalement de poésie. Loin d’être antagonistes, ces deux pratiques se nourrissent, l’une l’autre et je puis dire avec certitude que la personne qui écrit et celle qui éclaire est la même, animée par le même désir.
Je cherche, en écrivant, un lyrisme qui entretienne avec le présent une relation concrète, qui ne soit jamais une fuite. Qui tienne compte de l’Histoire. A l’intérieur de ce projet, l’érotisme et le corps de celui qui m’est étranger, tiennent une place particulière.
Mon dernier recueil Molt més lluny, a été publié dans plusieurs revues, en France et à l’étranger. Vie imaginaire de Maria Molina de Fuenté Vaqueros est mon dernier texte, sous la forme d’un récit il est un pas de plus vers la prose.


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