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L’espère-lurette, chronique po&ique, par Jean Palomba (octobre 2017)

vendredi 6 octobre 2017, par Roselyne Sibille

Ceux du lointain / Patricia Cottron-Daubigné (L’Amourier - Coll. Fonds Poésie)

Arma virumque cano
les armes et l’homme
Enée de Syrie
dans mon poème je les raconte
Enée de Syrie c’est son nom
l’homme que les armes
ont chassé ont fait fuir
ont fait venir
ici

(…)

je dis l’homme en lambeaux
et du plus haut courage
je dis l’interdit le refusé
je le glisse dans mes mots
ma langue
comme une terre
je l’accueille

j’accueille ses pieds en sang

(in Ceux du lointain, pp. 13 et 14)

Il y a une tonalité vague dans le mot « lointain » qui permet tous les rapprochements. C’est ce que ce texte de Patricia Cottron-Daubigné recèle ou promet : le rapprochement des lointains... de ceux qui semblent loin mais déjà sont là – ceux des exil et voyage immémoriaux, sans volonté de dépaysement. Misère et guerres. Ceux qui comme nous autres, ont des rêves, une vie que nous n’accueillons pas. C’est cela que chantent ces courts poèmes en prose de Patricia Cottron-Daubigné. Ceux-là qui semblent situés à une grande distance et qui sont déjà « chez » nous, comme s’ils voulaient être en nous... en nous, cette part de rejet que génère l’étranger, l’étrange en soi, celui qui arrive de l’autre côté et que nous ne saurions vouloir être des nôtres... que nous ne voulons ni connaître ni reconnaître. Cousins éloignés d’humanité qu’on aimerait faire disparaître de nos souvenirs tellement lointains qu’on se demande s’ils existent, ces gueux migrant qui nous ressemblent, malgré le teint boueux sous les haillons et l’incompréhensible langue. D’où notre air lointain, le même qu’il convient d’adopter à l’entour d’un sans-abri ou encore, étonnamment sur la plage. L’air lointain du plagiste au regard vague porté sur la nudité des corps, comme celui des autochtones sur le dénuement des misérables.

Or, Patricia Cottron-Daubigné n’écrit pas depuis l’œilleton derrière sa porte – l’écran de son portable (téléphone ordonnateur), et pour alimenter le landerneau, les gazettes, les discussions des dîners en ville de ceux qui par ici pensent bien. Elle, comme son écriture, sont en route, elles vont sur le terrain, la terre, la boue des bidonvilles innommables. Et comme le chantait un autre poète, elles regardent la ville, ses alentours - « Bidon, Bidon, Bidonville ! Vivre là-dedans, c’est... ». Cottron-Daubigné le voit le discours bidon et le fer blanc du bidon servant de ville, tous ces gens en lui, à bout de souffle, et pourtant encore respirant. A bout de souffle, comme à la fin du film de Godard : « il a dit, vous êtes une dégueulasse ». Alors que non, le héros a murmuré « C’est dégueulasse », et le flic sourdingue de répéter à l’héroïne déjà en état d’auto-culpabilisation « vous êtes une dégueulasse »... Alors que non, pas elle, mais oui, c’est DEGUEULASSE !... Les conditions d’existence, cette glu, la poisse, les peurs et la rumeur... et malgré tout, infiniment possible, une lueur, seul signe luminescent encore résistant au noir obscur... Luciole... un texte : Ceux du lointain.

Ceux du lointain porte trois griffes comme trois présences au futur antérieur, trois signes dorés comme on dirait trois souvenirs d’un âge d’or passé, prospère et poétique : une référence masquée en exergue à Pasolini, une autre, mise en évidence dès l’entrée du texte, à Virgile, et une en association d’idée – comme issue d’une lignée imaginaire - à D’Aubigné.
Où l’on comprend que pour écrire Ceux du lointain, il aura fallu concocter un peu de l’essence d’Agrippa (son poème protestant Les Tragiques composé de sept chants – le dernier s’intitulant « Jugement », tandis que celui des Lointains a pour nom « Arrangements »), la libre pensée suractive d’un Pasolini (prophétie pessimiste de Pier Paolo assimilant la disparition des lucioles au retour à l’obscurantisme) et l’énergie du millésime épique d’un comme Virgile (l’Enéide).
Sans doute, l’Enéide fut-il un recours autant qu’un refuge depuis lequel la poétesse Patricia Cottron-Daubigné, alors submergée de désespoir et de honte, a pu sortir de son mutisme. C’est d’abord une manière de conte qu’elle déroule. Est évoqué la traversée d’Enée de Syrie. Celle qui dit « je » met ses pieds, ses vers, dans ceux de Virgile. Comme le héros virgilien fuyait Troyes, le sien quitte l’ancien territoire de Shâm (ou toute autre terre sanglante) pour une même destination : l’Italie via l’île de Lampedusa.

Le poète Syrien Nouri Al-Jarrah dans son récent poème Une barque pour Lesbos invoquait la figure de la poétesse Sappho de Mytilène afin qu’elle protégeât ses compatriotes pendant leur périple – Sappho ainsi que l’île à laquelle son nom est attachée : Lesbos, destination, à l’instar de Lampedusa, des naufragés que l’on sait.
Ainsi, le drame est tel qu’il convient de le placer sous la plume tutélaire des poètes les plus emblématiques de l’humanité afin de rendre compte de toute sa tragique ampleur.
Mais c’est avec l’humilité du personnage de passeur d’Erri De Luca dans La nature exposée que Patricia Cottron-Daubigné se fait elle-même passeuse, transmettant le même message de bon sens, sans déclaration tonitruante ni effets de manche. OR ce n’est pas le seul tour de force de ce texte si fluide à la lecture et paradoxalement tempétueux. Force motrice développée en trois gestes distincts :

  • la rencontre inouïe de « ceux du lointain » au cœur d’un texte contemporain écrit par un ancien (1er voyage) ;
  • la rencontre physique d’êtres venus du lointain évoqué (2e voyage)
  • la connaissance du point de vue de ceux du rivage joint (3e voyage, comme on dirait ultime vision)

Ainsi Patricia Cottron-Daubigné ramène-t-elle des images saisissantes de la traversée des candidats à l’exil et l’errance. Comment ils partent, souffrent, meurent ou survivent. Le « je » du journal intérieur convoquant dans son écriture le souvenir d’un texte réputé ancien, révélateur de la prégnance de l’art et de la pensée en Occident, fait place au « je » d’Enée de Syrie et autres protagonistes de l’épopée contemporaine qui s’écrit alors d’une plume émancipée, acérée et cependant mue par le souffle exceptionnel d’un ouragan émotionnel. Suit un tombeau rappelant les noms des disparus. Une attention est alors portée aux lieux où passent, trépassent tous ceux du lointain : Syriens, Erythréens, Roms... « migrants »... comme si, mis à la mer, selon leur volonté absurde, ils dérivaient, déchets de chair sans conscience, dans l’eau, le sel, la boue... pour au hasard des rivages venir salir les littoraux.
Par parenthèse, on notera que la propagande technologique qui rapprocherait les hommes s’accommode aisément de la logique phynancière irrigant les enjeux territoriaux de la géo-politique, laquelle sépare, clive et parque les âmes. Ainsi l’hideuse réalité désignée dans le texte de Cottron-Daubigné exsudant des mots « camp » et « mur » - réapparus dans la langue véhiculaire des patries démocratiques.

Mais au-delà des murailles de crasse et de la ligne des camps concrets s’aventure l’auteure. Réalité rencontrée, touchée par elle et rapportée dans son texte. Elle ouvre alors un volet nouveau, un visage paraît derrière la fenêtre offerte du poème : « Brika de Roumanie » rencontrée 21 fois dans 21 poèmes par le lecteur. Brika, femme rom et l’étendue fertile de son humaine vérité.

Puis dans la texture se tisse la coda de ce chant abyssal qui vient d’entrer dans nos oreilles et par nos yeux : une ultime partie intitulée Ecrits du rivage et comme inscrite en contrepoint à Ceux du lointain. Sont alors pointés le vocabulaire -Novlangue véritable- et les petits arrangements inscrits dans l’humanité non pas augmentée (comme il est de bon ton d’actuellement l’envisager) mais réduite, amoindrie, l’humanité, ce qu’il en reste, parcourue depuis notre point de vue, celui de nous autres, ceux du rivage détournés du lointain, subjugué par le confort nombriliste de ceux qui sont nés non pas quelque part, mais dans le terroir, sur le territoire et qui fabulent, affabulent une sacro-sainte appartenance. A ceux-là, nous autres, les circonvoisins, Cottron Daubigné, l’auteure pourtant de Croquis-Démolition, texte prouvant son attachement, sa connaissance réelle des gens de par ici, ceux du travail en voie de disparition, ceux des usines qui ferment et qui voudraient marner, dans un accès de rage désespérée, elle promet la vengeance des océans, une rédemption par l’eau. Vengeance hélas réaliste et pourtant fabuleusement harmonisée au ton épique de ce texte époustouflant.

Mais, mieux que l’apocalypse, Ceux du lointain propose une solution poétique, un viatique tel que la poésie toujours dans le réel sait la déceler, un pari avec Pasolini : persistance des lucioles...

Extraits :

Nous marchons tous
pour nos enfants
loin de la guerre

(…)

je suis de partout désormais et mon fils aussi
ce ne sont pas les dieux
qui nous poussent sur vos terres
les dieux sont des récits
on les prie
quand les mains des hommes
se ferment

je ne viens rien conquérir
je viens vivre

(…)

Extrait du poème Rencontre VI, habitations

J’arrive, je vois, je ne baisse pas les yeux, je serre
mon cœur au-dedans, je regarde ce qui est chez
nous, l’impensable, face,

bidonville

baraquements et encore écrouler le mot désosser
le dénuder le laisser à son délabrement de planches
qui craquent qui claquent au vent

de bâches trouées de tôles de plaques mal tenues
de pneus qui feront poids avec l’amiante en fragments partout

baraquements

ouvrir le mot au vent au froid à la boue

comment gèle-t-il chez vous tous ces jours les rats
ont mangé le bas de la porte.

Rencontre XX, crayon

Les enfants s’installent autour de moi, trois, le
quatrième, deux ans, Brika lui donne sans relâche
ses seins. Je ne vois pas le lait mais l’envie est là
de caresser et les regards. Les enfants se serrent
contre moi et réclament Elena surtout toute proche
toute petite toute contre moi, et réclament
mon crayon mon carnet mon prénom,

ils s’appliquent écrivent montrent notre langue
jusque dans leurs doigts, la leur est un chant
d’Italie presque, un plaisir de bouche, les mots
des deux langues s’amusent s’émerveillent dans
leurs grands yeux noirs.

Ils existent déposent leur prénom pour mes poèmes

Elena, Roberto, Yasmina, Andrei.

Les Mots

Pauvres gens à qui nous enlevons même
la petitesse d’un pré-fixe comme un bout de terre
un petit pré qui ne serait pas carré
mais à vivre
im-migrants accueillis nulle-part
é-migrants venus de nulle-part
migrants
pas même migrateurs du nom des oiseaux
qui font bellement les saisons
migrants corps errants sur notre séjour de morts

de vous que nous entassons
de vous que nous noyons

nous perdons notre origine
ce que nous sommes
êtres humains.


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