François de Cornière a animé pendant trente ans les Rencontres pour lire à Caen. Il vit maintenant non loin de Guérande. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont La Surface de réparation, Boulevard de l’océan, Ces moments-là, Nageur du petit matin, Ça tient à quoi ? publiés au Castor Astral.
Il a reçu les prix RTL-Poésie 1, Georges Limbour et Guillaume Apollinaire.
Extrait de Nageur du petit matin, Le Castor Astral
LE TEMPS CHANGE
D’un coup
la mer avait frisé.
Un petit vent frais
avait frôlé la dune.J’avais pensé :
« Le temps change. »Au même moment
je nous avais revus
en noir et blanc sur la photo
au mur de notre salle de bains.(Nous sommes assis l’un contre l’autre
sur la même plage au même endroit
tu as les cheveux tout mouillés
nous venons de nous baigner
- c’était en quelle année ?)« Le temps change. »
La veille justement
nous avions parlé de
« l’autre sens des mots »
et tu m’avais épelé :
« Tumeur - tu meurs. »Il était tard.
Près de nous une femme
remontait avec ses enfants.
Elle leur avait dit :
"On a eu raison d’en profiter.
Le temps va changer !"Nous nous étions regardés.
Extrait de ça tient à quoi ? , Le Castor Astral
J’AI L’IMPRESSION QU’ON EST DIMANCHE
Elle avait dit :
"C’est drôle depuis ce matin
j’ai l’impression qu’on est dimanche."Nous étions tous les cinq dans la voiture
après une belle soirée passée ensemble
au Café-Librairie
- et nous étions samedi.« J’ai l’impression qu’on est dimanche. »
Nous nous étions arrêtés plusieurs fois
pour voir le paysage en revenant :
les falaises rouges les plages d’or
les petites criques et les marais salants.
Le soleil se couchait.Qu’est-ce qui me troublait ?
Je n’avais rien dit à mes amis.
On roulait phares allumés
on plaisantait on arrivait.« J’ai l’impression qu’on est dimanche. »
Des phrases parfois
remontent de très loin
et elles s’accrochent à la mémoire
en plein cœur du présent.Comme ce poème pour dire
que ce samedi maintenant
sera toujours pour moi
un beau dimanche
Extrait de Ces moments-là (Poèmes 1980-2010), Le Castor Astral
ENCORE UN PEU D’AMOUR QUI SE DEROULE
J’ai noté
qui venait de la cuisine
le bruit d’un couteau sur une pomme.
Je l’entendais je l’ai marqué
avec d’autres mots
pour dire d’autres bruits
(comme celui d’un frigo
dans une maison vide
ou encore d’un râteau
sur des graviers l’été).Aujourd’hui je les retrouve
- mots et bruits -
au milieu d’un carnet
qui me parlent toujours
me renvoient à des lieux
à des jours très précis.Et si par la fenêtre ouverte
j’écoute vos rires et vos cris
dans un jardin vibrer
c’est dans le jet d’eau qui vous vise
encore un peu d’amour qui se déroule
et qui retombe dans mon poème
maintenant retrouvé.
Extrait de La terre ronde - Récit - Atelier du Gué
On ne peut pas dire où et quand, exactement. Mais c’est bien avant d’arriver dans le dernier virage. Il y a eu la fatigue, la longue route, les derniers kilomètres, et le jour s’est levé : on a roulé toute la nuit.
Alors on change de temps. L’épicerie du village viendra tout juste d’ouvrir. On fera quelques courses, l’indispensable. On prendra un cageot. Sur la place, entre les platanes, on regardera le ciel, les martinets, très haut. On repartira.
La route continue. De plus en plus étroite maintenant. Il n’y a qu’à la suivre. Monter. Tourner. Beaucoup tourner. Les mains sur le volant la connaissant par cœur. Avec des images, et des noms sur les pancartes des bas-côtés : LES UBACS, LES ADRETS. Comme dans un livre.
On arrive. Avant même le dernier virage on est arrivé. A un moment, à travers les arbres, on l’aperçoit. Elle paraît toute petite. On ralentit. On s’arrête. On coupe le moteur. On fait quelques pas sur le bord de la route. On distingue ses tuiles, ses volets blancs, sa tonnelle, les autres bâtiments. On écoute. Mais il n’y a rien à écouter. Ou alors un geai, le bruit d’une tronçonneuse, derrière le versant.
Le chemin, on le prend un peu plus loin. Sur la gauche, dans un tournant. La voiture le descend doucement, tout doucement, pour éviter les pierres, les trous, les bosses. Dans le rétroviseur, ou si l’on se retourne, on voit un nuage de poussière. Il fait comme une fumée. Et tout retombe. Toujours.Une dernière montée. Une dernière descente. La maison est au bout. On ne voit que le toit pour l’instant. On s’arrêtera devant l’entrée. deux marches de pierre pour l’auvent, et encore deux marches de pierre pour la porte. Les bagages, les sacs, le cageot de provisions, on les posera là. Et puis on prendra la pochette des clés. On ouvrira le verrou du haut, le verrou du bas. On pourra entrer.
Mais avant, on aura fait quelques pas devant la maison. Deux fenêtres à l’étage. Deux portes de plain-pied, sous la tonnelle. Le ciel. La montagne. Du bleu. Du vert. Et le grand silence que soulèvent les sauterelles sous les pieds. Des hectares de silence.
Tout a poussé. IL faudra couper. Défricher. S’écorcher. Tout reprendre. Poursuivre une histoire qui s’accroche au rocher, au versant. C’est l’histoire d’une maison qui figure sur une carte au 1/25 000e. Il n’y a rien à écrire. Seulement à recopier.
Extrait de Quelque chose de ce qui se passe, à paraître en 2021 aux éditions Le Castor Astral
QUELQUE CHOSE DE CE QUI SE PASSE
Berthe Morisot avait écrit :
« Mon ambition se borne à vouloir fixer
quelque chose de ce qui se passe… »J’avais lu ces lignes dans l’exposition
– nous y étions allés ensemble
cette belle matinée d’août.Et voilà qu’aujourd’hui
deux mois plus tard
je cherche à rendre
ce qui s’était passé pour moi ce jour-là.Devant les toiles je m’étais demandé
ce qui pouvait se jouer
entre Berthe Morisot et ses personnages ses modèles
au moment où elle les peignait.
Que faisaient-ils les uns les autres ce jour-là ?
Quels étaient leurs « rapports » ?
C’était quoi cette légère impression d’inachevé
– des moments tout juste épinglés –
qui se dégageait souvent des scènes représentées ?Après l’exposition quand nous étions sortis
je me souviens d’un groupe de touristes chinois
en cercle autour d’une jolie guide rousse
– qui leur disait quoi ?Je garde surtout l’image
du petit café ouvert sur la rue
où nous nous étions assis
l’un à côté de l’autre
comme deux écoliers sages
devant un jus de tomate et un café glacé.Sur ton carnet tu dessinais en souriant
tes morceaux de pensées et de sentiments
avec tes crayons de couleurs.
Tu mettais parfois des mots dessous.
J’avais le droit de regarder.C’était simplement ça mon ambition :
ne pas perdre cette sensation d’être là
à ma place en ce moment du temps
où « fixer ce qui se passait »
– dans un poème pourquoi pas ? –
pouvait être à la fois rien
et tout.
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