Eric CHASSEFIÈRE a passé sa jeunesse à Nîmes, et vit à Paris. Directeur de Recherche au CNRS, il est astrophysicien, spécialisé dans l’étude des planètes, et historien des sciences. Il travaille à l’Observatoire de Paris. Il est l’auteur d’une quarantaine de recueils parus chez : Yvelinédition, Encres Vives, Rafael de Surtis, Editions de l’Atlantique, Alcyone, Interventions à Haute Voix, La Porte, Sémaphore. Il a obtenu en 2015 le prix Giorgios Sarantaris pour « Le peu qui reste d’ici » (Rafael de Surtis), et en 2021 le Grand Prix spécial de la SPAF pour « Comme une sève ». Il a publié dans une trentaine de revues de poésie. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix. Il est régulièrement invité à donner des lectures : Festival des Poésies Actuelles de Cordes-sur-Ciel, Festival de la Parole Poétique de Quimperlé, Printemps des poètes à Chaville, Maison de la Poésie de Poitiers,…
Photo : Catherine Bruneau - Technique mixte : crayon et acrylique sur fond d’estampe
Extrait de Je respire par le corps
Chaleur sous le pelage du vent
des os sombres de la terre
des vieux arbres rongés de lierre
hautes herbes comme une eau remuée
soleil aux peaux fugaces
les mains sont écriture
je respire par le corps
*
Ici la terre s’enfonce se creuse plonge
dans un chaos de buissons épais
de vieux troncs renversés rongés de vie
d’où jaillissent dans la lumière du couchant
les grands arbres aux fontaines de ciel
frémissant de toute la profondeur du miroir
et quand ainsi la terre s’éclaire
nous cerne de ses seuils illuminés
l’espace tourmenté des arbres traversé d’oiseaux
est pareil à quelque grand feu transparent
de bois mort mélangé aux racines
qu’embrase un soudain désir de mémoire
Extrait de Le peu qui reste d’ici
Tracer le lieu d’enfance
sur les lèvres des chemins
où l’on court pieds nusgraver sur chaque pierre ramassée
le hiéroglyphe d’un silence
serrer le poing comme le poème
*
Bonheur de tenir au fond de soi l’instant
comme on serre une pierre dans sa main
de l’y enclore sentir battre en lui
cette plénitude qu’on met à l’éprouver
en jauger sous nos doigts la résistance
la capacité qu’a la pierre de penser
s’opposer au silence par le silence
Extrait de Sous l’eau des mûriers
Volettement de l’oiseau de l’œil
hagard dans l’orbite grise
un nuage dépose son mielnos mains nous échappent
les fèves du ciel bleu
roulent hors des cosses des flaques
on se glisse dans le soir ensoleillé
*
Deux mouettes prolongent
les tempes gravent
la chute des murs perdent
leur sourire de sable
sous l’eau des mûriers
Extrait de Ce regard qui nous vient du monde
Le ciel pommelé de nuages
suit la grève des murs
enracine les algues lentes
d’arbres perdus dans leur mémoire
personne ne traverse la pénombre
des pièces ouvertes sur le jardin
piqûre de silence
le chant voit d’autres horizons
tirant ses fils de ciel
sur l’invisible océan
*
Enlacer le tronc d’un arbre
laisser le dur couteau d’écorce
sculpter la tendresse de la main
se mesurer à son équilibre
sa force muette
la fragilité de son silencesentir comme les mots parlent
quand la parole s’apaise
qu’écrire devient toucher
parcourir les fibres du bois
d’une main ferme et pleineécriture à l’égal du silence
de la parole reçue
inflexible chemin des mots
en réponse aux fleurs incertaines
Extrait de Déambulation du sable
La lente tourterelle gagne
le sommet de silence d’un arbre
autour d’elle l’eau du branchage s’agite
pulsent mille mains d’ombre
la lumière à présent se glisse
dans la fleur multiple du souvenir
*
La vie est dans cet instant
où l’oiseau frôle le toit
minuscule et nu
ignorant des vertiges du ciel
Extrait de La présence simple des choses
Une pluie légère se met à tomber
d’abord imperceptible comme l’étaient
les premières vibrations de cordes
la musique venait d’ailleurs
la nappe sonore prenait forme
naissait de la ramification délicate
du murmure des cordes frottées
qui ensuite s’amplifie devient musique
révèle le silence à sa langue
Extrait de S’achèvent murmurés
Aiguilles d’encre
des corps
lévitant sur le miroir
terre tendue
sur l’eau des lèvres
nuit clouée
le soleil plissé
sur la langue
éclat du fruit mûr
jour pétri
rendant la couleur
étirement des corps
jusqu’à la limite
de rupture des mots
tension de la corde
fragilité de la fissure
l’ombre noircie
jusqu’à la peau
ruisselle s’écroule
temple nu
de la virginale beauté de la mouette
traçant le cercle
Extrait de Échos du vent à ma fenêtre
Hauts vitraux colorés qui s’assombrissent peu à peu avec la nuit tombante, silhouette très sombre du flutiste avançant d’un pas lent tout en jouant. Thème de Van Eyck, son rond, fantasque, de la flûte, perlant comme une rosée aux grandes fleurs de silence dessinées par le jeu d’échos des arcs-boutants. Son qui parfois vacille tel une flamme tandis que l’interprète, tenant haut dans le silence le chant léger de son instrument, marche au rythme de sa musique dans l’allée latérale ; et quand c’est le Rossignol en amour de Couperin qu’il nous fait entendre - l’obscurité maintenant complètement tombée dans la chapelle, chant plus aigu, plus intemporel encore - c’est une pleine forêt qu’il déplace avec la source de l’oiseau imaginé, l’église frissonnant de mille silences répondant à notre écoute. Le flutiste s’éclipse par la porte cachée de la sacristie, nous laissant seul dans cette forêt maintenant silencieuse que de sa flûte il éveilla.
*
Il aime les chemins du soir entre les gerbes noires des blés fauchés, la coupe de lait de la pleine lune, la lanterne qui éclaire le volet clos dans l’attente du retour. Il aime que dans la lumière, arbre de ciel dans la nuit de l’arbre, terre et ciel se mêlent, que partout entre les arbres ne soient que passages, seuils s’ouvrant sur la couleur, que le prenne la pénombre quand à la nuit tombée le rai de lumière du canal monte jusqu’au ciel.
*
Seule au centre de son regard, la fleur paraît faite de profondeur pure. Le trop plein de sa présence brille d’un éclat impalpable. Son échancrure délicate, au subtil modelé de couleur, semble l’amorce d’une déchirure dans la toile du réel. Cette fleur, il la tient dans ses yeux comme on tient une pierre dans la paume de sa main. Son extrême matérialité, l’impossibilité de décider entre plein et creux, couleur et tracé, lui confère résistance et densité dans la légère calligraphie des tiges, si fines et peu visibles, qui la portent.
Extrait de L’arbre de silence
Mots plus légers qu’ombres
d’oiseaux frôlant la terre
mots tenus longtemps
dans la parole du corps
mots qui ne parlent pas
ne rêvent pas
mots d’avant le silence
d’avant le cri
mots lancés comme des pierres
à la force de l’instant
mots murmures
quand l’arbre parle
mots jamais retrouvés
toujours écrits
dans la langue du chemin
mots dont il faut apprendre
à dire la perte
mots traces
qu’on n’écrit qu’une fois
Extrait de Présence du masque
L’œil acéré boit la coupe
les fruits célestes dansent
enivrantes clartéspavots d’écume sur la mer
dans un poudroiement d’ombre froideà l’orée de l’infini de lui-même
terre d’avant le germe
qui n’est lieu ni tempsmots d’avant le silence
qui ne parlent qu’aux étoiles
prière murmurée au doute et à la nuitgrands vaisseaux fendant le ciel
nos rêves éclos carènes du lointain
Extrait de Le partage par la musique
Le temps coule à travers les arbres
le soleil illumine l’horloge du clocher
tout glisse dans le soir
tout respire à la source de l’être
le ciel fait lisière du proche
il est le silence de la vague
le feuillage murmurant le toit
la transparence d’une rangée de pins
découpant sa fragile nuit de lumière
dans le rêve d’ici de l’étendue
puis le ciel encore qui fait cercle
autour du lieu de vibration des cordes
réunies en un sextuor de voix sombres
entre schistes battus d’écume
et lignes épurées des falaises en surplomb
musique difficile ramassée puissante
rugueuses sonorités des instruments
qui se mêlent aux cris des mouettes dans le vent
immédiateté de la lumière à saisir les corps
toujours ce ciel à même la peau
cette lumière qui paraît peinte
cette présence solaire des musiciens
sous le balancier de leur instrument
ces harmonies austères à la rocailleuse pulsation d’éternité
Extrait de L’immédiat de vivre
Multitude de la fleur dans sa pleine lumière, douceur héliotrope de la grande bourrasque de matière, souffle léger du mistral qui rafraîchit la peau, vaste ciel aux deux longues paupières de nuages sur le Ventoux, fermé derrière la mer de fleurs par une estampe de saules, ramures fines, presque blanches, dessinant dans la transparence les volutes à demi effacées de leurs feuillages. Vent clair et dru comme un feu de vie, courant sur l’herbe dorée d’été, inondant d’un mouvement ample et souple, la masse translucide des épis sauvages, qui, partout, bordent les champs. Lumière intense et nue, qui ne sait rien de la noirceur du monde de l’intérieur, celui d’entre ces murs rongés d’obscurité et de silence, où la vie se terre, triste, repliée, inaccomplie, sous les torches noires de grands et vieux arbres muets, ceux-là même qui furent murmures d’horizon. Mais, aujourd’hui, les rêves se sont tus, il n’y a plus que les morts pour rêver, que l’oubli qui sache éclairer le rêve. Un chant de cigale prend doucement dans le soir, les arbres se souviennent, c’est leur silence qui chante.
*
Le temps vers le soir se leva. Des toupies de nuages bleus dansèrent dans les clartés. De grands fonds noirs de falaises, où roulait une écume de petits nuages blancs, s’élevèrent en lévitation sur la mer. D’immenses nuages aux formes de coquillages ouvrirent leurs lèvres mordorées. Il y avait vers l’horizon une tête de taureau dans le ciel. Deux tortues grises s’avançaient à l’aplomb des falaises suspendues. Puis c’était une araignée rose déployant ses bras légers sur la diagonale du ciel. Ailleurs, plus près de l’horizon, le ciel était jaune d’or, convoquant neiges et incendies aux lointaines béances d’ombre recouvrant la mer presque noire, dont la barre surmontait la frange claire des flots vers le rivage. Et, plus haut, d’autres nuages, volutes impalpables, embryons translucides flottant dans la masse tourbillonnaire de la lumière. Le rose s’étirait en longs rayons, dessinant une roue qui semblait supporter tout le ciel. Par endroit, les lignes se rompaient, des taches diffuses prenaient bords aux surfaces très noires des toits vus en contre-jour sur le ciel. La mer roula. Les formes noircirent, l’immensité sur les yeux se relâcha. De clarté ne resta, traversant l’obscurité, qu’un fragile cordon d’écume qui longtemps guida nos pas, et contint notre silence, tandis que nous marchions, émerveillés, dans la nuit froide.
Bibliographie
- Chez M25 : Numéro spécial 25 Mensuel n°91/92 (1985), Microcosmes (1987).
Chez Yvelinédition :
- Camera Oscura (2009)
- L’incendie de la parole (2009)
Aux Editions de l’Atlantique, puis chez Alcyone :
- Paysage sans nuit (2010),
- Le silence de l’arbre entier (2010),
- Peint de noir (2011),
- La traversée du silence (2012),
- Déambulations du sable (2016),
- Echos du vent à ma fenêtre (2017).
- L’arbre chante (à paraître, 2021 ou 2022).
Chez Rafael de Surtis :
- Se rappeler pour être (2010),
- Sur un au-delà du corps (2011),
- Comme est le chemin d’aujourd’hui (2011),
- Le vol du papillon, itinéraire onirique, avec Catherine Bruneau (2013),
- Le peu qui reste d’ici (2014),
- Ce regard qui nous vient du monde (2015),
- S’achèvent murmurés (2017).
- Sentir (2021).
Chez Interventions à Haute Voix :
- Fragments du dernier hiver, suivi de Je respire par le corps (2013).
Chez La Porte :
- Sous l’eau des mûriers (2015).
Chez L’Harmattan :
- La présence simple des choses (2017).
Chez Sémaphore (Quimperlé) :
- L’arbre de silence (2018),
- Présence du masque (2019),
- L’immédiat de vivre (2020).
- Le jardin d’absence (à paraître, 2021).
Chez Encres Vives (collection Encres Vives) :
- L’arbre à nouveau fleurit (2009),
- Seule la lumière change (2011),
- Eric Chassefière, Itinéraire poétique (2013),
- Profonde la lampe d’autrefois (2014),
- L’inaccessible ici (2016),
- Le partage par la musique (2019).
- Moments poétiques (2021).
Chez Encres Vives (collection Lieu) :
- Suite taïwanaise (2011),
- Suite malgache (2012),
- Feu et glace (2012),
- Carnet d’Inde (2013),
- Carnet de Corée (2014),
- Carnets du Vietnam (2016),
- Chant du Péloponnèse (2016),
- Le parfum du monde (Java) (2018).
Chez Encres Vives (collection Encres Blanches) :
- Jusqu’au bout de la vie, avec Catherine Bruneau (2015).
Présence dans les anthologies
- Parterre verbal, Anthologie n°2, 2010.
- Anthologie- Tome 5, Visages de Poésie, Jacques Basse, Editions Rafael de
Surtis, 2011.- Editions de l’Atlantique, anthologie des auteurs, Encres Vives, N°429, 2014.
- Causeries au coin du poème, Editions FutureScan, Volumes 3 (2018), 4 (2019)
et 5 (2020).Présence dans les revues
M25, L’Arbre à Paroles, Verso, Poésie/Première, Décharge, Comme en Poésie, Friche, Traction-Brabant, Pages Insulaires, Traversées, A l’Index, Fermentations, 7 à dire, Interventions à Haute Voix, Verso, Les cahiers de la rue Ventura, Spered Gouez, L’Intranquille, Concerto pour marées et silence, Les Hommes sans épaules, Saraswati, Voix d’Encre, Diérèse, Florilège, ARPA, L’arbre parle, Mots à maux, Francopolis, Terre à ciel, Incertain regard.Prix et nominations
- Prix Gyorgos Sarantaris 2015 pour « Le peu qui reste d’ici ».
- Finaliste Prix PoésYvelines des collégiens 2015 pour « Le peu qui reste d’ici ».
- Finaliste Grand prix de poésie Joseph Delteil 2016 pour « Ce corps éphémère
de mots ».- Grand Prix spécial de la SPAF 2021 pour « Comme une sève ».