Antoine Mouton est né à Feurs en 1981. Sa mère est institutrice, son père forgeron. Ils déménagent au gré des fermetures d’usines.
Son premier livre paraît en 2004 aux éditions La Dragonne, accueilli parfois comme un récit, parfois comme un poème. Les suivants laisseront également planer le doute. Avec HKZ, le livre du revenir, paru chez Ypsilon en 2023, il tente de relier entre elles toutes les formes que prend son écriture.
Après avoir vécu en Islande et en Italie, Antoine Mouton vit désormais à Paris. Il a longtemps été libraire au théâtre de la Colline, le soir, mais il a quitté son travail en 2022. Il lit ses propres textes et cherche pour eux d’autres formes d’apparition que celle du livre.
Aujourd’hui, il aime Danielle Collobert, Jon Fosse, Franz Kafka et Alejandra Pizarnik. Demain, peut-être les mêmes, peut-être d’autres.
Les personnes qui ne font rien dans le train, paru dans l’anthologie du Printemps des Poètes 2023, Ces Mots traversent les frontières, Le Castor Astral)
Certaines personnes sont délicates, elles s’endorment dans les trains. Elles retirent leurs chaussures pour s’allonger. Elles se contorsionnent sur les fauteuils trop fermes. C’est toujours très étroit mais elles trouvent une position à peu près tenable et s’y tiennent. Elles laissent le soleil leur brûler les joues à travers la vitre. Et leurs yeux se ferment doucement. Et elles rêvent, et leurs rêves traversent les paysages. Et la nuit vient sur le pays. La nuit brûle à travers la vitre. Les villages sont minuscules. Le wagon est sous hypnose. Les gens qui ne dorment pas sont en train de lire. Lire les rend très beaux. Mais les personnes les plus belles sont celles qui ne font rien. Qui ne somnolent même pas. Qui n’ont pas eu l’idée d’ouvrir un livre. Qui sont assises sur leur fauteuil et qui laissent la nuit se poser sur le pays traversé. Celles qui croient en l’immobilité comme en la vitesse. Celles qui ne cherchent pas à se distraire du voyage. Celles qui sont suspendues à l’arrivée. Celles qui pensent à la vie. Celles qui profitent d’être assises dans un train pour penser à ce que la vie leur a fait. Et elles se voient aller. Elles se voient aller quelque part. Elles se demandent si elles sont heureuses. Et ce qu’il s’est passé pour qu’elles soient dans ce train, à penser à la vie. Ce qui les a conduit à se laisser conduire ailleurs. Elles ne pensent pas à la vie tous les jours. À bord d’un train, c’est plus facile. Elles ne prennent pas un train par jour. D’habitude c’est la vie qui pense à nous. Ou bien elle pense pour nous, on ne sait pas. On n’a pas encore saisi la différence. On en voit les effets, c’est tout. On en voit les effets par-dessus le paysage. À travers la vitre. Et dessus, le reflet. Ce visage : moi. Je ne dors pas. Ni ne lis. J’observe ma vie. Je me demande ce qu’elle aurait pu être. Ce que j’aurais dû faire pour dormir dans le train, au lieu de penser. Pour ôter mes chaussures et m’allonger avec délicatesse, du mieux possible, et laisser mes pieds flotter dans le couloir, un peu plus hauts que ma tête, et m’adosser à la nuit, au pays plein de nuit, et rêver avec la même poignante délicatesse que cet autre, et cet autre, et cet autre, et cet autre encore, cette bande de délicats, allongés parmi les lecteurs et les brutes, traversant des hameaux sans nom, que la nuit cache. Les brutes, qui pensent, qui n’arrêtent plus de penser en cherchant leurs yeux dans la vitre, qui s’éprennent de leur pensée, et qui ne laisseront plus jamais la vie les conduire là où ça s’arrête. Plus jamais.
Extrait de Où vont ceux qui s’en vont ?, éditions La Dragonne, 2011
on est vieux plancher vieux bois
corps en craque en grince
lattes à piétine
vertèbres d’emboîteon est son propre sol
mémoire des premiers mondes et des premières semelleson est vaisseau lance-ancres
plus loin que peau
vers les impossibles accroches
où remodeler le tonneau qui nous vogueet si dans la bascule
un lieu s’étend
une flèche naîtra
lancée vers où ?
on ne sait pas
on n’aura sans doute pas eu la présence d’esprit de viser
on remontera la corde jusqu’au pays touché
comme doigt de hasard sur mappemonde qui dérouleon est charpente aveugle
et c’est des vers
des grouilles des rampes des creuses
que nous tirons notre conscienceelle se gave de sciure et suffoque
et le corps
au lieu de s’élever
s’empile
perd
hauteur
après
hauteur
défait les vides à l’intérieur
les espaces où propulser
les fusées qui nous traversenton aurait voulu tester
l’élasticité des gouffres
on s’est retrouvé
boule de matière serrée
au fond d’un trou qui se refermebossu noueux tordu tout ce qu’on veut
dans ce qui ne cesse de céder
on a peut-être fait trois pas mais on n’est pas plus avancé
et on s’y tienton n’est pas spécialement en train de tomber
mais ça fait mal
Extrait de Chômage Monstre, La Contre-Allée, 2017
les journées libres mais pas moi
moi très contraint au contraire
très lié sanglé à ma contradiction ma diction contre-airquand je travaillais je bégayais
dire contre manquer d’air et trébucher
dire quelque chose contre soi et se prendre pieds et mâchoire dedans
s’asseoir sur ce qu’on dit bâiller laisser s’ouvrir la bouche de l’ennui : nul mot n’en sort sec, nulle phrase n’ensorcelle
silencieusement s’étourdir jusqu’au siphon mettre des obstacles entre dire et soi c’est ça le travail
soupeser les cartons de soupe les défaire les plier les porter vides à la benne attendre qu’ils reviennent pleins
remplir les sacs les porter les vider ramener les sacs tout recommencer
le ressac du travail
le reressac
le bégaiement de l’ordinaire sous l’aboiement de l’ordre se tenir entre le chaos et l’ordre jouer les intermédiaires c’est çaje bégayais même oui était un mot pénible à prononcer il manquait toujours une lettre pour s’accorder
o i
ui
ou
jamais entier le oui
qu’articuler dans une vie de pantin ?j’ai quitté la boutique mais comme je bégayais j’ai dit bourrique
j’ai démissionné du bourreau ma tête était déjà bien entamée le langage tremblaitj’ai creusé où on m’a dit de creuser
j’ai pris ma pelle et ma pioche j’ai mis mon casque et mes œillères j’ai vu quand même : le travail est un mensonge
j’ai eu un emploi on m’a donné un emploi du temps je n’avais plus de temps pour moi
j’étais pillé, employé pour le temps que je représentais
j’ai donné mon temps j’ai donné mon sang j’ai jeté mes gants j’ai mis la main à la pâte j’ai donné la patte à la main qui voulait me la prendre
j’étais du temps on m’a découpé en tranches fines on m’a roulé dans la farine on m’a recouvert de papier je ne pouvais pas me périmer pas m’avarier j’étais salarié j’avais un sale air de pauvrementir me taire m’enterrer m’en tirer quand même
je n’en étais qu’au début apprenti au cœur apprenti à la pâte apprenti à la farine apprenti aux plumes apprenti vivant apprenti mortel le métier de mentir et celui de se taire j’avais la langue coincée entre les dents de quelqu’un d’autrela question est celle de l’échange
je veux dire : l’échange existe-t-il vraiment ?
je veux dire l’échange autre que celui d’un corps contre une vie
ou bien est-ce la même chose ?
un corps contre un corps ?
une vie contre une vie ?
deux centimes contre un centime ?j’ai gagné de l’argent j’ai perdu du temps
j’ai jeté mon temps dans le poulailler j’ai donné du grain à moudreje veux dire l’échange même le plus banal, existe-t-il ?
sans attente d’autre chose que ce qu’il est
l’échange en soi, qui ne vaut pas pour ce qu’il pourrait être mais seulement pour ce qu’il est
pour le petit corps qu’il est
pour la petite vie
pour le petit centimeje veux dire : est-ce qu’on peut se contenter du monde ?
se contenter de cette vie ?
de soi ?
de l’autre ?
ce n’est pas la question du bonheur, c’est la question de l’inespéré
j’aurais voulu pouvoir m’en débarrasser la poser par terre et partir sans me retourner je pensais que le travail m’en délesterait elle m’attendait chaque soir dans mon lit double elle me souriait je t’ai retrouvé disait-elle mais j’étais bien en peine de lui répondre car j’étais bien en peine et mal en pointpuis on quitte bourreau bourrique on dit ça va quelque chose meurt mais ça va mieux déjà on ne sait pas où ça va mais mieux c’est certain, l’incertitude revient
quelque chose devait mourir l’autre langue peut-être celle qui nouait la nôtre la rendait convulsive tremblante
or trembler manque à présent
il y a ce pénible vertige de voir s’ouvrir l’espace et de ne pas savoir comment l’habiter
reste le reste qui est tout mais où l’on peine à s’aventurer
on ne sait on ne serre plus rien on ne sert plus à rien on erre on est un bout de nerf on sent la fin sans avoir rien vu débuter
on entend des appels qui ne nous concernent pas, on se lève on décroche ce n’était pas pour nous, rien ne nous cerne plus les limites sont floues, l’esace souffle mais n’éteint rien pas de bougie je bouge joyeux anniversaire-à-rienpuis le coude un mouvement
et le genou un autre
aux saillances osseuses le choix des directions
un mot siffle clair dans la nuit ce n’est pas un oiseau c’est moi
ce qui tremble à présent tremble au-dedans pas contre
ce qui danse et qui dit
tout semble trop léger
tout fuitles nuits ne sont pas les mêmes qu’avant
dormir sans lendemain écrase dormir pour
le sommeil n’est pas récupérateur à fouiner dans les rêves pour trouver un semblant de repos ou un ersatz d’extasej’aimerais vivre où je ne pense pas
vivre où je dis c’est toutl’angoisse est une pâte molle avec des clous dedans
je mâcheje me disais : on verra ce que la vie nous réserve...
ce que la vie nous réserve d’accord mais ce que nous réservons à la vie ?
ce que la vie nous réserve il faut le deviner au plus vite, arrêter de rêver le rêve, de le remettre au lendemain, de le ranger dans le tiroir des nuits
il y a quelque chose au bout du rêve qu’il ne faut plus craindre à présent
même si
au bout
le rêve
finitmaintenant je veux voir ce qui commence quand un rêve finit
Inédit
Poème de veille de démission (6.avril.22)
et bientôt ne plus attendre
cette heure du soir où tout se refroidit
quand je pars ouvrir la boutiquemais que ferai-je alors
avec le noir qui vient
et le noir qui revient
l’incessant retour du noir ?
quelle issue trouverai-je
sinon celle du travail ?je trouverai
et les jours où je ne trouverai rien
la nuit viendra quand même
et je viendrai quand même dans la nuit
avec la peur
avec la peur que rien ne transformera plus
et nu avec la peur
dans la nuit
j’iraitant pis pour le travail
l’entourloupe ne tient plus je n’y ai plus recours
c’est la fin du facile, c’est le début du risquerisquer de ne rien trouver pour soi
dans le noir
risquer de ne rien ramener
de chaque nuit traversée
sans salaire, sans savoir
sans contrat sans filetje ne suis plus libraire
plus rien à vendre, à conseiller
sans le refuge de la fonction
avec le risque de ne plus fonctionner, tant pis
je trouverai autre chose
ou je ne trouverai rien
mais dans le rien
j’irai
aussiun être humain sans bord, sans dessin
Extrait de Poser Problème, La Contre-Allée, 2020
l’autre en suspens
il y a des gens qu’on croit connaître à force de leur rendre visite
mais quand on sort de chez eux
on n’a aucune idée
de la façon dont ils traversent les heures invisibles
si elles les laminent les aplatissent les gonflent les empourprent ou les percenton n’a aucune idée
de la manière dont ils se tiennent
debout dans la solitude
ou la précarité plus ou moins élaborée de leur conditioncomment ils se redressent dans le vertige
quelles pentes prennent leurs effondrements
ni si leur visage échappe, à chaque nouvelle angoisse, à la dislocationon n’en a qu’un soupçon
on les soupçonne plus qu’on ne les connaît
la vie parmi les autres est une enquête
les indices sont raresmais quand on en trouve un, caché
sous une parole ou un geste
la joie l’emporte
même si nous savons qu’à la fin nous n’aurons
rien résolunous n’aurons pas donné de solution mais nous aurons peut-être
posé un problème plus vastequand j’étais petit je croyais que les gens, derrière les portes fermées, disparaissaient
aujourd’hui je pense qu’ils se multiplient
Extrait de HKZ, le livre du revenir, éditions Ypsilon, 2023
Je t’aide à te rechausser,
nous quittons ton appartement,
tu t’assieds sur la serviette éponge étendue sur le siège arrière,
et nous roulons jusqu’à Ivry.C’était la dernière fois que tu voyais ton appartement.
À l’hôpital, le médecin te sermonne :
"ça ne s’est pas passé comme on l’espérait,
vous n’avez pas été capable de vous occuper de vous toute seule,
il va falloir trouver une maison de retraite médicalisée,
mais ça coûte cher,
et bientôt vous serez sous tutelle,
vos amis ne peuvent pas s’occuper de vous tout le temps,
comment on va faire pour l’argent ?"
Face à la dureté du médecin, tu deviens
une petite fille. Tu répètes seulement :
« ce que vous dites, docteur, je ne m’y attendais pas ».Tu ne savais pas – le savais-tu ? –
que tu ne rentrerais pas chez toi.Tôt ou tard
nous quittons
la maison. Le sol
se dérobe, la terre
se creuse et nous
finissons.
Oui, nous finissons.
Bibliographie
• Au nord tes parents, La Dragonne, 2004
• Berthe pour la nuit, La Dragonne, 2008
• Où vont ceux qui s’en vont ?, La Dragonne, 2011
• Les Chevals Morts, Les Effarées, 2013, rééd La Contre-Allée 2022
• Le Metteur en Scène polonais, Christian Bourgois, 2015, rééd Points 2017
• Chômage monstre, La Contre-Allée, 2017
• Imitation de la vie, Christian Bourgois, 2017
• Poser problème, La Contre-Allée, 2020
• Toto perpendiculaire au monde, Christian Bourgois, 2022
• HKZ, le livre du revenir, Ypsilon, 2023