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Claudine Bohi

dimanche 8 octobre 2017, par Roselyne Sibille

Claudine Bohi vit entre Paris et Strasbourg. Elle est agrégée de lettres, psychanalyste et poète. Elle a publié une quinzaine de recueils, participe à de nombreuses revues françaises et étrangères, figure dans plusieurs anthologies. Elle collabore à des livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Certains de ses textes ont donné lieu à des compositions musicales.

(Crédit photo : Haleh Zahedi)

Extrait de Même pas - Le bruit des autres - 2009

pas là
sinon cette douleur
sinon cet anonyme sentiment de perte

et ces pleurs
cette tessiture du cri
tombée sur les bras

elle est dedans...

cœur appuyé sur rien
le visage seul

un peu de bleu froissé dans les yeux
pour vivre
pas gommé

arraché
quelque chose dans la main
quelque chose d’arraché
tout au fond

et qui n’en finit pas
de partir
de s’en aller

dieu inventé
dans cette main-là

une cicatrice...

Extrait de On n’en peut plus (2ème partie de Même pas - Le bruit des autres - 2009)

on est assis sur les trottoirs du monde
on marche aussi on relève la tête
on trace son chemin on n’a pas oublié
qu’on est des hommes on a fait son devoir
on prend sa place dans le cortège on va
vers quelque chose qui s’efface toujours
à mesure qu’on avance on ne sait plus bien
quoi on cherche à l’attraper mais on le perd
on ne sait pas pourquoi on erre dans les regards
surtout la ligne à l’horizon se trouble s’effondre
toujours s’effondre jusqu’au bout s’effondre
et ça fait peur soudain ça fait mal ça fait
mourir vraiment on ne veut plus continuer
on accepte de finir ici on se calme si seulement
ça pouvait s’arrêter mais ça reprend encore ça
reprend on est assis sur les trottoirs du monde...

on est mal assis mal posé on est mal installé
on est tout de travers ah ! c’est inconfortable
on peine à se tenir debout on est à quai pourtant
et ça ne tangue pas non ça ne bouge pas on n’a
pas embarqué sur la grande mer des songes on
ne regarde pas les merveilles les boréales les soleils
verts et la lumière qui fait la fête dans nos histoires
on ne voit pas derrière tous les nuages ce qui se
cache depuis toujours on en rêvait mais on n’ira
jamais on ne peut pas on n’ose plus tenter cette
aventure ils s’acharnent à prouver à dire si fort
qu’il n’y a rien qu’il n’y a pas d’autre côté et même
celui-ci ce côté de la vie ici on ne le sent plus du tout
on s’est trompé peut-être on est resté dans notre
enfance c’est elle qui dure encore ce n’est pas bien on
n’est pas raisonnable c’est ça qui nous fait mal il faut
bien accepter tout ce qui fait l’accord et toutes ces
lèvres mortes avec leurs bouches bien enfoncées profond
dans la boue du réel et dans le rien des mains ça ne
devient jamais comme une colombe celle qui portait
son brin de paix et de douceur dans le soleil elle était
belle mais ça n’est pas du tout solide ça souffle de partout
on tombe du haut de tout on n’y comprend plus rien
on ne les comprend pas ces rêves qui nous arrivent
sans cesse ils se fabriquent ils se brisent et puis ils
rebondissent et crissent sur les cœurs comme sur
de la glace dure et froide où ils éclatent où ils se cassent
avec nos corps aussi on pense est-ce que la mort c’est ça ?

Extraits de L’œil est parfois rétif avec les photographies d’Olivier Gouéry - Galerie L’œil écoute et Éditions le bruit des autres - 2013

tu prendras le chemin oui tu le déverrouilles_______tu n’as aucune trace non tu n’as pas de guide rien que cette épouvante au fond de la poitrine une clarté de l’eau que tu rejoins tu la connais elle te réclame et tu scandes la route de pas jamais appris improvisés tout neufs que tu inventes_______au large de quelle chair as-tu croisé le signe ? dans quelle part de toi-même habites-tu la vie ? dans quelle mémoire effaces-tu le temps ? et tu y poses un paysage une tombée de rue s comme un sommeil calmé une aventure lente dans la journée des villes un devenir accepté consenti venu là d’un bloc et comme un sac jeté sur ton épaule oui une bandoulière de mots d’images alors vous avez dit rêver ? non pas mais retrouver renouveler l’histoire avec sa décision de gestes et de langues pas à pas avancer sur le monde tenter le cousinage oui le tenter recommencer la naissance et la reprendre jour après jour la préciser_______c’est alors que vous diriez liberté je vous assure vous le diriez oui liberté et c’est là cette sorte d’espace qui te viendrait profond et qui n’a pas de nom partout qui est dans ton regard

poussée de l’eau longues lapées des signes un arbre s’indiffère_______tu ne viens pas au monde tu ne peux pas tu portes ton absence comme une douceur large une consolation peut-être sauriez-vous la toucher la dénuder ? oui peut-être le pourriez-vous ? le friselis des feuilles pousse son illusion encore un peu tu parlerais avec des mots faciles tu dirais quoi ? sans doute cette jeunesse de l’espace qui est parfois dans les mains et tombée oui presque caressée_______ton pas s’obscurcit se défait à mesure une plongée de l’eau étouffe le déterre appelle un loup perdu hurlant dans la poitrine le réel ça se prend comme un alcool fort une boisson qui brûle et sur la langue il fait trop chaud il est impossible d’avancer parmi les toboggans de l’enfance qui ont barré la route jetés qu’ils sont entre les jambes et renversés sur la terre c’est vrai le chemin n’est pas délivré vous voyez il n’est pas tracé_______tu envies la sagesse de ces pas promeneurs bien rangés sur la berge le col dressé vers l’horizon le cœur emporté très assagi c’est vrai certains peuvent encore regarder le ciel fixer le dérisoire du moi dans un individu

Le ciel bâclé la misère est étroite l’aventure est fixée attachée oui le départ est arrêté quelque chose quelqu’un a poissé le silence englue la voix dans le gris mâchefer et la salle de bal est déserte il n’y a plus personne derrière la porte qui donc a oublié la musique qui a démonté le piano ? voilà que vient Nerval dans ta mémoire il surgit maintenant lui et son luth constellé il joue avec son soleil noir et sa mélancolie ou c’est bien ça cette stupéfaction de l’heure cette pétrification vraiment « la treizième revient c’est toujours la première »_______poète à la lanterne tu dis si bien le temps en rond qui tourne sur lui-même avec le cœur cloué fixé empêché dans son battement las cherchant le souffle ailleurs mais où donc est notre royaume où est notre demeure ? les dieux ne sont que des images il est midi à la vieille église le jour est à moitié rongé il naît pourtant des enfants blonds et bruns chacun donne sa chair chacun reprend la route ah ! quel ravissement de bleu a ouvert leurs paupières quelle explosion de feu allume encore les beaux brasiers du vivre ! et la grandeur oui la grandeur exploserait partout écarte élargit les poitrines ah ! sans cesse elle cherche oui elle reprend sa quête parce que l’homme est un homme à qui l’être manque

Extrait de Voiture cinq quai vingt et un - Le bruit des autres - 2008

Un chien joue dans ses sacs ses valises elle ne le connaît pas elle
sait qu’elle lui ressemble comme lui rien qu’un paquet de joie
le temps la mort il n’est jamais dedans et elle non plus ils sont
tous deux dans le vrai du vivant juste dans le présent comme dans
une très ancienne sagesse avec le sourire du Bouddha avec l’art du
brûlant des choses elle est calée à l’intérieur elle a roulé au fond
du vide médian dans l’équilibre Épicure tout ça s’est mélangé
pêle-mêle c’est comme un grand feu d’artifice le merveilleux
nuage c’est elle et voilà qu’elle est devenue Noël

C’est très tôt le matin comme un début du monde juste pour
elle joué donné trouvé d’un coup et rassemblant tous les débuts
d’avant comme des sourires comme des cache-cache avec le temps
oui c’est bien ça le signe elle n’est plus dans la nuit celle qui
viendra qui va venir qui vient toujours au fond des débuts
quand le noir les défait et les recouvre avec toutes ces heures qui
poussent leurs minutes pour qu’elles s’en aillent on voit le temps
qui s’affaire ça y est ça recommencer

et lentement infiniment on meurt sans cesse et c’est épouvantable
mais là c’est bien le signe elle vient de s’échapper elle est sortie
de leur prison oui elle revient vers lui elle va vers son amour elle
roule dans son train l’amour c’est une éternité d’un coup déposée
dans les mains c’est sortir à l’air libre plus peur de se tromper
de mourir de se perdre retrouvé le chemin oui elle est arrivée
voilà le train voilà la gare voilà

Extrait de Éloge du brouillard - Les lieux dits - 2017

brouillard n’est pas absence
mais totalité de présence

dentelle sur la nuit
voile sur le mystère

paradoxe de la lumière

d’une joie que l’on ne comprend pas...

comme si le temps
était devenu espace

non pas visible
mais informant la vision

ouvrant les signes
à ce qui les fait naître...

partout cette chair intouchable

partout cette lumière
qui ne se montre pas

et partout le brouillard

cette épaule invisible
qui nous protège...

Extrait de Chair antérieure - Les lieux dits - 2015

un corps disiez-vous
nous vivons dedans
mais où ?

dans quelle image
l’approcher

l’habiter
le porter vers soi

le reconnaître

magma d’or et de bleu
sous la langue

le jour est venu sans son cadeau

l’enfant se souvient de sa chair
déshabille le sein
où va rouler le rire

c’est dans la tête mélangée
ça ne prend pas
forme

une identité c’est liquide

ça passe de l’une à l’autre
en douce

pas nette qui colle

et l’oiseau demeure
sans son vol...

Extrait de Mère la seule - Le bruit des autres - 2015

mère quelqu’un en toi manquait
c’est sûr

on l’attendait parfois ensemble

une maman c’était

tout pareil je l’attends encore
depuis

mais pas ensemble maintenant
pas ensemble...

mère
la vie à l’envers tu me faisais
tu décidais la guerre toujours

tu me visais pour ça

c’était pour tuer l’autre
en toi qui se battait avec

en vrai on ne savait pas qui

je l’ignorais ensemble...

mère
quand tu me voyais
tu sursautais dans la surprise
tu me regardais bizarre

pour vivre mieux
tu me sacrais copine qui comprend tout

je ne m’attendais plus à moi nulle part...

Extrait de On serre les mots - Le bruit des autres - 2013

il y a cette ouverture
dans la langue
à l’intérieur des lèvres

quelqu’un nous y attend

et la bouche caresse
une parole de chair

elle bouge
sous la main

tu vois
il s’agit de dire
de l’intérieur

il s’agit de dire avec
de parler dedans

il s’agit
d’être
le dedans

aussi

le sang le sexe

il y a un cri qui s’attend

un mot devenant palpable
entièrement

c’est bien ce corps-là
dans sa propre lumière
oui

venue entière

et serrée compacte...

Extrait Avant les mots - Po&Psy - 2012

avant les mots
une parole

la langue sans personne

une peau peut-être

sa trace

peut être pas

la chair
pas là encore
pas même rêvée

juste une effraction
à l’intérieur du noir

il n’y a pas de commencement

le vide est épousé sans le savoir

nous sommes cet ailleurs
qui se décide

se décide-t-il ?


Bibliographie

  • Car la vie est cerise, téléphone à ton arbre - Éditions Chambelland - 1983
  • Le nom de la mer , dessin d’Annie-Paule - Éditions Chambelland - 1987
  • Divan - Éditions Chambelland - 1990
  • Le mensonge de l’aile avec des lithographies d’Eva David - Éditions L.G.R - 1998
  • Atalante ta course - Editions de La Bartavelle (Coll. Modernités) - 1999
  • L’ange fraudeur - Editions de la Bartavelle (Coll. Le manteau du berger) - 1999 [Ce livre reprend l’essentiel de ses recueils ainsi que de nombreux textes publiés dans diverses revues françaises et étrangères en vue du colloque Corps, âme et esprit de Cerisy en 1999. Communication de Claudine Bohi : Le corps du poète.]
  • Une saison de neige avec thé - Editions du Dé Bleu - 2004
  • La plus mendiante - Editions Le bruit des autres - 2007
  • Voiture cinq quai vingt et un - Editions Le bruit des autres - 2008
    [En 2008, la SNCF a acheté et distribué à ses voyageurs 2000 exemplaires de Voiture cinq quai vingt et un]
  • Même pas - Editions Le bruit des autres - 2010
  • Loin partout - Editions les Lieux Dits (Coll. Les Cahiers du Loup bleu) - 2012
  • Avant les mots - Edition Ères (Coll. Po&psy) - 2012
  • On serre les mots - Editions Le bruit des autres - 2013
  • La frontière est indécise avec peintures de Germain Roesz - Les Lieux-Dits éditions (Coll. DessEins) - 2013
  • L’œil est parfois rétif à partir de photographies d’Olivier Gouéry - Co-édition Galerie L’œil écoute et Le bruit des autres - 2013
  • Mère la seule - Editions Le bruit des autres - 2015
  • Chair antérieure à partir de dessins d’Ainaz Nosrat - Les Lieux-Dits éditions (Coll. 2Rives) - 2015
  • Éloge du Brouillard - Les Lieux-Dits éditions (Coll. Jour&Nuit) - 2017

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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