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Elke de Rijcke

mercredi 5 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Elke de Rijcke est une écrivain bilingue (français-néerlandais). Elle a publié dans le domaine de la poésie, de la traduction et de l’essai. Sa poésie articule des déclinaisons du désir et de l’identité féminine dans des environnements multiples (géographiques, plastiques, sonores). Elle cherche à approfondir les interconnexions entre le corps, l’âme et l’esprit. Son écriture accorde une attention particulière à la captation de la sensorialité, la perception et la cognition, ainsi qu’à la matérialité du langage, la forme phrastique et la composition.

Ses livres relèvent à chaque fois le défi d’un dialogue artistique et scientifique. Aussi a-t-elle visité les œuvres de Harald Szeeman (troubles. 120 précisions. expériences, Tarabuste, 2005) ; de Marina Tsvétaïéva, Andrea Zanzotto, Rogier van der Weyden et Beethoven (gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche, 2 vol., Le Cormier/La Lettre volée, 2005) ; d’Andreï Tarkovski et de Purcell (Västerås, Le Cormier/La Lettre volée, 2012) ; de Romeo Castellucci (Quarantaine, Tarabuste, 2014) ; de David Altmejd, Frantisek Kupka, Antonio Damasio, Kaija Saariaho & S.O.A.D (Juin sur Avril, LansKine, 2021).

En tant que traductrice, elle travaille sur l’œuvre poétique de Kees Ouwens (Kees Ouwens, Du perdant & de la source lumineuse, La Lettre volée, 2016). Dans le domaine de la théorie de la poésie, elle a publié L’Expérience poétique dans l’œuvre d’André du Bouchet (La Lettre volée, 2 vol., 2013). Elle travaille par ailleurs comme professeur de littérature contemporaine, d’esthétique et d’actualités culturelles dans l’enseignement artistique supérieur (École supérieure des arts Saint-Luc, et erg/École de Recherche Graphique, Bruxelles), où elle anime depuis 2018 la plateforme interdisciplinaire Physical Poetics, et depuis 2021 The Living Library. Elle fait également partie du Brussels Poetry Collective.

http://elkederijcke.be

Extrait de “venir et s’en aller II”, troubles. 120 précisions. experiences, Tarabuste, 2005.

1.

s e  s e n t i r  m i e u x.             oser sentir à travers la nuit.

sous les lampes le long du canal,

 

  vers la Bottelarij oser sentir, et
                                             la sentir et te sentir,
l’ancre branlant du passé se sentir déliée
                            laisse-moi te sentir tout au long de la soirée déliée.

et être auprès de toi plus qu’en moi,

                     tentatives,    tenter,       tentatives,

   nos doigts durant Blush :

                                 TE SENTIR autour de moi embrassé, vouloir
  sentir différemment

     mais les épuisés, et les aiguilles sur le disque en métal,

les sentir e n c a d r e r,             d é c a d r e r

                                                       h o r s c a d r e r
                                                       et les chaises nous appuyant au mur
  nous penchant.
                                                     sentir la même chose
                                                    : ALLER.

                                                        °

2.

ALLER :  quand venir disparaît,    s e n t i r  e n  a r r i è r e.
 

  aller : ceindre l’insubordonné,  la tension au ventre la nuit,
  tant de larmes.

VENIR :  les mains, doux,  les baisers,  doux,  les yeux fermés.
  cercles, allant et venant de tes mains,  doux sur mon ventre.
 

  aller :  le sentier emprunté, aveugle devant cet emprunter.
 

ALLER : nous parcourons Bruxelles, amoureusement, abandonnés,
                                                                                     les arbres d’octobre
à gauche,       les maisons abandonnées à droite,
sous un ciel gris l’avenue du Midi emprunté,
                  nous sommes enveloppés par notre aller vers ton train.

                                                        °

Extrait de “aucune rugosité de démesure,°”, gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche (tome 2), Le Cormier, 2005.

II EN RÉSOLUTION

1

               JE SUIS PROFONDÉMENT COUCHÉE SUR EAU.
 

NOCTURNE,
vers le haut je ne suis poussée,

   de corps à cris, non silences,  status quo  – sans forme ou de forme
incertaine
   craie sur craie crissée au fer : échouée sur lobes, à cris
tu as réussi en moi, à boules autour de mes jambes
  les poussées des seins
 

  rien que tout le mien, mais je ne distingue plus rien.

un habit est-ce en moi, harnais ?

c’est durant la journée pourtant,
  difficile à distinguer,
entre le brillant, l’apparence, le froid et l’éclat
   sous la lueur d’un bleu à croissante, à peine lune,
me meuvent

un couché, à yeux ouverts, immobile, un à peine moi
sous un courant inimaginablement PETIT.

2

grand oeil qui ne sait regarder, glu   me charrie.

ton nombril indiscret, vu du dedans
   tes cils clignotent mais ne me touchent pas.

je respire quand même

3

je suis sur place, presque, sans bouger   bas
dans le rêve du milieu

     bulle
     l’unique joue, pâle
                   s’attache à l’air de la chambre, explant me rattache,

en suspens

     sur l’incurvée, ronde, de velours son ventre qui me câline

Extrait de Västerås. Journal d’une désémancipation. DARK PASSAGE (2006), Le Cormier, 2012.

I DE LA ROUTE JUSQU’À VÄSTERÅS

22

non pas chemin tournant mais plus de chemins.
la route indistincte, pleine d’aspérités
qui coule à pic,

au corps immobile comme un sac,
dans une chambre qui régurgite sur place.

et viennent
les images
dans de brutals alluvionnements.

des déchets de temps qui tiennent à peine
sous un terrible gris de poussière,

d’une démesure contre quoi je reste désarmée,

impossible à rapetisser.
 

je dévisage la bêtise des efforts encore à déployer

sur la route réduite à quasi rien sous mes pieds
qui ne mène nulle part,
qu’à moi
enfermée.

et je voudrais le sang plus clair sous le chaud de l’automne.

je voudrais pouvoir y remettre la vis
pour que le chemin courbe revibre sous ma semelle.

or je soupçonne que le papillon ne réintègrera pas ses ailes

 
 

23

les rayons d’un jour éclatant s’arrêtent à même ma peau.

je suis comme l’animal acculé au mur qui n’arrive plus
à avaler sa nourriture.
mais sans l’instinct.

d’un certain âge encore jeune,
comment récupérer mes bras
sous un vent qui reste derrière la vitre ?
 

et nulle voix qui m’appelle, à part la mienne qui ne tient pas
sous le crâne.

les eaux coulent par mes yeux.

mes oreilles sont bouchées d’entendre

et ma tête au-dessus de l’estomac se penche
sur mon corps professionnellement coupé en deux

non résigné de la superposition de ses morceaux
qui ne vieilliront pas en même temps

livré à une dérégulation qui le plie
à la hauteur de son ventre
en légère protubérance et de ses fesses
légèrement hors de leurs gonds.
 

si le soleil se déroule encore c’est dans les feuilles
dont je voudrais être.

d’un vivre un peu, encore

mais mon cœur millimétrique se contracte et m’en empêche.

à l’instant chose comme un décret me submerge
d’abdication

Extrait de Quarantaine, Tarabuste, 2014.

DEVANT CE PROTECTIONNISME JE SUIS SANS DÉFENSE

1

voici donc le gant. vous me désarmez.

sans bouger vous,
ni des mains, ni du corps.

de moi vous l’attendez.
votre cheville repose sur genou.
déférent.
 

comment puis-je déficeler vos égards ?
d’une contenance,
déficient,
mais tout dans le vôtre déclare :
provocateur.
de votre sexe sans aucun doute vous bougez.
 

et mes lèvres restent tendues vers vous,
ainsi tendues,
lueurs sensibles.
leur protubérant visible,
pour vous.
prothèses de qui ne sait se dire.
tant de tu.

sur elles je suis sans défense.
vous : entier du bouclier.

blindage
votre protectionnisme du baiser

2

affectionné, vous.
vous êtes, infortifiable.
suis-je, vous suis-je
exposée nue ?
et que je vous voulus,
dans l’extension de mes minutes.

dans une haute tension nous nous maintenions,
et de là nous érigions nos corps
tendus comme un fil.

illuminés, aveugles, à des hauteurs différentes,

jetés, balancés, dévêtus,

je vous accueillais de mes baisers.
 

que vous étiez
le seul qui me faisiez accéder à une femme,

et de vous seul,
de votre voix et du bout de vos doigts
vous me dépliiez.

déficitaire.

je ferme les yeux, sous influence.
 

à l’âme, à la plus
profonde ombrageuse vous me dépouillez,
circonspect,
sous le voile.

traînent, sur mes seins, vos chuchotements syllabiques.
 

moi, sous-tonique

Extrait de “TIRS”, Juin sur Avril, LansKine, 2021.

JETS EXTRÊMEMENT PRÉCIS

À partir d’une meurtrière, forçant des échappées tes bras brisent

3, 4    5 fois

par tranches et vibrent en manches de chemise impeccablement
repassée
 

L’amidon retient la houle et ta main, éjectée heureuse, sinuant
grande lance une mangue ovale d’impact qui fonce et casse

frisby friable douceur et sa rugosité

CALCUL DU TIR ( EFFET BOOMERANG )

Dès le matin les caresses à distance ne suffisent plus
et ta tête troue son état apathique

à la cible !
ou ça dégoulinera,
 

Donc ta main se remplit de griottes, haute qualification
dans l’attouchement, ta visée parfaite

calcule leur trajectoire qui pirouettent sans dérive
si foncées que bleu coagule le sang

et fusent vers ton bec qui attend !
 

Yeux sur bec salivant, faut pas qu’ça échappe !

mais quoi ?
ces boules sont plus grandes que noires
ta langue les lèche
brut !

brutale ces boules !    attention c’est des balles !
trouent !

SÉCRÉTION JUMELLE

Noir de soirée, en pantalon noir délicatement rayé,
noir d’arête à peine visible dans la laine légère

si allègres contournent gracieusement ta taille

et avant de le savoir tournent si gracieusement dans ma tête
 

Ton pantalon, garçon de fesses aux si abdos forts,
ton air aux muscles, trance de nervosité à la juste vitesse
 

Ne déboutonne pas encore ta fermeture si luxe, presqu’une jupe
qui plonge du col

homme à taille-de-femme dans ma tête, les jambes de ton pantalon
grandissant amples
 

Industries de soie, toi, moi, nous serons jumelés

TON PANTALON GARÇON

Avant de le savoir ton pantalon est dans ma tête.

ton corps tombant d’un léger si joyeux rétréci de plis dans ma tête
 

Et tes lèvres au rendez-vous où ton pantalon déballe son mouvementé,
son drapé sur ta chaussure, sur tes semelles haute couture
 

Tu ne sors pas pour moins garçon, alliance d’esthétisme et de souplesse,
ta finesse dans ma tête
 

Et d’un twist agité dans le trou, d’une seule jambe qui lance dans le trou,
comme l’enfant lance de la boue
 

derrière le miroir qui ne miroite pas, d’un gris doublé de noir

PIVOTEMENT HYPER CIBLÉ

Ta rotule s’amplifie, on dirait presqu’un sentiment.

c’est vers la gauche que tu me tournes le dos
alors que vers la droite tes jambes frappent

tu te reproposes comme amant
 

Aujourd’hui le claquement des becs est proche dans le ciel rapace,
tu ne rateras pas ces becs-là

ton esprit est dans tes mains et tes jambes sont au calcul,
sans relâche tes neurones débattent

et ton pantalon fou mouvementé charge à gauche et à droite
 

Frère, arrête

J’ai besoin de toi
sous ce ciel magnifique

DÉSORDRE

Avant que je ne mâche,
avant que je ne hache tes branches entre les deux rives

tu marches dans ma tête,

ta ligne masculine frère
marche au travers de ma tête

et au travers de ma tête
tes branches, par branches tu crépites

et trames en noir
 

Ton territoire à la dérive,

des trous te proposent, tu redisparais puis réémerges
branché, noir sexuel, aligné par vaseline

dégouline une broderie blanche

pendant que les fruits saouls foncent tous azimuts vers des becs
cupides
 

DÉSORDRE !
ORDRE !
DÉSORDRE !

Bibliographie

Poésie

  • troubles.120 précisions. expériences, Tarabuste, 2005.
  • gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche, Le Cormier, 2005 (vol 1&2).
  • Västerås. DARK PASSAGE. Journal d’une désémancipation, Le Cormier, 2012.
  • Quarantaine, Tarabuste, 2014.
  • Juin sur Avril, LansKine, 2021.

Traduction

  • Kees Ouwens, Du perdant & de la source lumineuse, traduit du néerlandais et suivi de « Lire Kees Ouwens », La Lettre volée, 2016.

Essai

  • L’Expérience poétique dans l’œuvre d’André du Bouchet. Coll. Essais, La Lettre volée, 2013.

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