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André Ughetto

jeudi 10 décembre 2015, par Roselyne Sibille

Né à l’Isle sur la Sorgue, 1942.

Photo prise juste avant un spectacle dont André Ughetto assurait le montage des textes et la mise en scène : « René Char en son bestiaire », à l’Isle-sur-la Sorgue, Jardin de la Congrégation, 2 août 2015.

VOYAGEUR ABSOLU,

ce jeune homme voulait traverser notre terre. Il ne connaissait pas son pouvoir ni sa dépendance. L’exil avait scellé ses lèvres et baptisé sa marche. Le soleil partageait son auréole.

En un instant la haine et l’amour se sont embrasés, comme la poussière soulevée des routes. Lui a voulu choisir la solitude, l’indifférence, le passage ; vos passions qui usent martelaient son front d’une migraine glacée.

Vous n’avez pas compris sa liberté de nuage blanc ; vous l’avez entouré d’un chœur d’incendies, cercle de malédictions, ronde magique ; en vain, car il demeurait inaccessible aux outrages. Alors vous lui avez rompu les bras, tranché la langue, mais le réseau de ses veines bleues continuait à faire songer à son marbre. Vous ne pouviez rien contre la vérité et contre la beauté, son couteau. Les archéologues de l’avenir s’étonneront de déterrer un jour de votre sol un Hermès poétique au profil intact.

AMITIÉ DU CENTAURE

Adolescent jeté au front rocheux de la nuit,
je le sais, on soudoie ta révolte, on commerce
à l’auvent de ton sourire. Tuniques de nuées
se divisent tes rêves, aux clameurs du réel
qui parie sur toi.

La main de l’obscurité se pose à ton épaule,
joaillière d’un luxe noir.
Ne va pas croire, sous sa pression captieuse,
que si facilement d’un sommeil visionnaire
s’exhausse une contrée de pierreries
et de paroles. Ne retiens des mirages
que l’énigme imagée. Tamise l’or
par la dépossession. Ne laisse pas
un buvard de ténèbres goulûment te lamper.

Dans la minière du matin ouvre les yeux, natifs,
et par les galeries aux rayonnants carrefours
rejoins l’étoile
de toi même.

(Extraits de Qui saigne signe, SUD-Poésie, 1990, repris dans Rues de la forêt belle)

Une Genèse

Infatigables les fougères
déroulent détendent leurs crosses
grignotent l’étendue
mitraillée de leurs spores,

La terre les mange
est mangée
s’abîme fouillée
fouaillée
dans le puits des verdures

Où guerrière la silve lève des boucliers
dans le fracas des lances de soleil.

Lentes à devenir
le domaine des bêtes
forêts qui finirez
à l’intérieur des villes
primordialement vous avez
converti le ciel en azur.

A votre abri ombreux
respiratoire
l’animal affranchi de l’eau
à l’épreuve de l’air se hasarde,
fouit racines et rhizomes
mime brindilles et feuillages
s’étire infime sous l’écorce
s’enchevêtre aux lianes
se noue aux muscles des rameaux
se dresse vaste
prédateur de frondaisons
fouet tenaille griffe
implacable mâchoire
machinerie armée d’écailles
engins irrésistibles qu’un jour
a soudain dans la tourbe couchés...

L’être humain est né là
parmi les survivants d’anciennes
catastrophes dans la promiscuité
d’énormes cris très rauques
sous l’averse filtrée par les branches
la nuit aux tremblantes étoiles
scrutant l’angoisse dans ses os .

Par quel matin empli de gloire
ose-t-il choisir
quelques dieux les abattre
et s’en construire un toit !

(Extraits de Rues de la forêt belle, Le Taillis Pré, 2004)

MÉDITERRANÉE

pour Frédérique Wolf-Michaux

La page est grande ouverte
et c’est d’abord le vide
qui élargit les yeux en fermant la pensée

long silence creusé dans la houle à soupirs
la sourde volupté vautrée dans de l’azur
beau velours étiré par les vents domestiques

à l’œuvre l’obsession
de la vague insistante,
son rouleau de paroles rancunières

le dol constant aux terres émergées
refus dans le reflux,
et court acquiescement de la marée,

Mer turquoise - non d’Iroise,

« Grand Vert », ha-Yam ha-Tikhon
Akdeniz, Al-Ba ?r Al-Abyad Al-Muttawasit

« mer suprême », « mer blanche » « mer du milieu »
égyptienne juive turque et si proche orientale
africaine, maghrébine face à l’aire latine,

et Sredozemno more des Balkans

grecque enfin et d’abord : Mesogeios Thalassa

Toujours Vénus naîtra
de l’écume orgasmique
et du viol inlassable des rives

dans une guerre génésique
d’usure et d’invasion

Elle était descendue
Elle remontera
et sur les fondations noyées de ses anciens ports
fragmentera de nouvelles Venises

Patience est dentellière illimitée

LOIN DES PISCINES EMERAUDE

il y en a
haves ou basanés
hérissés de maigreur
ils convoitent des fruits
aux jardins qui défilent
que leurs yeux seuls récoltent
leur taraudant souci
(de boire ou de manger)
n’engendre pas révolte
la soupe ils voudront bien
si l’étape en propose
et si les traînent leurs grolles
jusqu’au havre d’un soir
où chacun épie l’autre
« foyer » où l’on fait bien
de veiller sur son barda

il y en a
voyageurs sans valises
mais non pas sans bagage
(entassé quelquefois dans un caddy
de supermarché : ceux-là qui
les empruntent sont de la race
des « urbains » dévoyés
descendants de Caïn)
d’autres porteurs de sacs
leur fardeau de chimères
paraissent des touristes
mais l’on sent effrangé leur rapport au réel
somnambules de jour
ils ne s’attardent pas
aux étoiles des guides
peut-être le chemin leur donnera
un compagnon de rixes
de beuverie mal tempérée
épuisant vite
la recette du jour
obtenue main tendue
aux entrées des commerces
c’est d’un meilleur rapport
qu’aux sorties des églises

et trouvant la fortune
carrée d’un plastique
ils sauront s’abriter
des gouttes de l’orage
s’ils ne peuvent s’offrir
la niche d’un immeuble
le surplomb d’un auvent
que le plein jour destine
aux foules de passants
traqués par les vitrines

il y en a
éjectés de la noria
des vies doucettement réglées
chus d’un divorce avec le social
compromis
exilés aux marches de l’empire
de soi
étrangers désormais
on les craint
en profondeur
on les soutient
comme un désordre intime
un Joseph relégué en la citerne d’où
les bons caravaniers puiseront nouvelle eau
lumière de jeunesse réfractée
par la verroterie imaginaire
des existences non vécues

loin des piscines émeraude
où se dore la tranche des riches
ces errants que certains
ont vus en transparence
puisqu’ils manquent de tout
sont-ils pauvres en rien ?
si le soleil cruel
leur octroie une place
qui ait pour dimension
leur ombre sans projet
et qu’à leurs yeux toute la terre soit
fraîche pastèque aux graines de visions !

(Extraits de Je ne sais pas faire de livres, Le Port d’attache, 2010, repris dans Edifices des nuages)

Cap Couronne

Du pied du phare qui ferme la baie, tu la regardes,
la ville admirable et honnie :
les ciseaux de l’aube découpent

la ligne de monts bleus, en plongeon pour finir
dans la mer sur la droite ; des îles
prolongent leur élan, baigneuses au bout du souffle.

Puis le soleil aura, au long de la journée,
tout loisir de sculpter cette masse compacte,
de creuser un arrière-pays,

de répéter les mouvements dans le décor,
d’aménager des surplombs de rochers,
des plages et des ports.

Cela dans le lointain, largement étalé, à peine brille et bouge
Et au milieu, du haut, veille un éclat de lance,
Athéna devenue une Vierge à l’Enfant.

Dans l’intense mêlée de l’azur et du rouge
le train qui te ramène enrichit d’or le beau cliché jusqu’à l’Estaque :
pourquoi, beauté, ne touches-tu

au cœur les jeunes gens fardés
de leurs passions sanglantes ?
Pourquoi, beauté, n’es-tu

associée au bien qui suspendrait
la geste des vengeances
qu’entre La Viste et les Baumettes on situe ?

Devenu introuvable votre frère le « juste »
devrait se relever, faire entre vous lien,
amortir, prévenir les mortelles séquences -

impulser sa poussée d’Archimède -
faire couler un bain lustral - inscrire son
tatouage de sel sur les mondes souffrants.

La transparence, le masque

à Gisèle Sans

Jamais totale transparence,
car l’inconscient de la couleur -
le travailleur ultra violet -
s’arrête au carreau de fenêtre
où passe innocenté le spectre du visible.

Jamais complète opacité,
pourvu que le mystère en sa forêt conserve
au grand secret son noyau de clarté.
L’obscurité permettant lors
maturation par l’athanor.

Enfant tu contemplais
le ciel inverse en la rivière,
les algues étirées -
ondulations de bayadères.
Sous la loupe de l’eau
le firmament livide et mentholé
servait d’asile au peuple des poissons
dont la truite était reine.
Et plat comme une vitre le courant de surface
échangeait les soleils dans son jeu de miroir.

Le paraître est le masque.
La transparence
est incomplète ou ment.

(Extraits de Edifices des nuages, Ubik, 2015)


Bibliographie

POÈTE
Livres publiés :
Qui saigne signe (collection SUD Poésie, Marseille),1990
Rues de la forêt belle, éditions Le Taillis Pré, Belgique, 2004
Je ne sais pas faire de livres, Le Port d’attache, 2010
Demeures traversantes, Encres vives, 2013
Edifices des nuages, éd. Ubik, 2015
En anthologies :
Présent en plusieurs anthologies françaises ou francophones (sous la direction de Jacques Bonnadier et Joseph Pacini, de Marc Alyn, de Jean Orizet, Yves Namur, Nasser-Edine Bouchekif, Yvon Le Men) et dans plusieurs anthologies italiennes.

CRITIQUE LITTERAIRE, ESSAYISTE
Revues SUD, POÉSIE (fondée par Seghers), SORGUE (Vaucluse), BABEL, collection Var & Poésie (Université du Var), L’Arbre à paroles, Estuaire, Coup de soleil, Siècle 21, Soleils et cendre, Peut-être, L’Intemporel, Recours au poème , Revue alsacienne de Littérature, Europe, éditions Belin, ELLIPSES, CCP (cahiers critiques de poésie, revue du CIPM Marseille), Souffles n° 212 d’avril 2005 Résurgence des mythes, avec une étude d’Evrard Delbey, de l’Université de Nice : Le même et l’autre, des mythes ovidiens chez André Ughetto. Dans Souffles également, automne 2011, poèmes sur le thème de « l’inconnu » et en 2012 sur celui de « la métamorphose ».

Juin 2007 : dernière participation aux travaux de la commission Poésie du Centre National du Livre (au terme d’une nomination pour trois ans à partir de l’automne 2004)

TRADUCTEUR de poésie italienne et anglaise : Pétrarque, Bigongiari, Doplicher, Libero de Libero, Bruno Rombi, Leone d’Ambrosio,
Récemment : Eugenio de Signoribus (Maisons perdues, La Feugraie éd. / Rosalind Brackenbury (Jaune balançoire, L’Amandier) A.E. Housman, David Constantine

OUVRAGES, AUTRES TRAVAUX
Le Sonnet, une forme européenne de poésie (éd. Ellipses, 2005)
La Muse transalpine, essai sur la poésie italienne contemporaine , Port d’attache, 2008
Postface au Mandala des Jours, recueil de poèmes de Dominique Sorrente (Publibook, 2010)
Permanence de la source, essai introduction à une anthologie de poèmes de Marc Alyn, éditions des Vanneaux, 2012
Fernandel, le rire aux larmes, essai filmographique, éditions Hoëbeke, 2012

REVUES
Entre au conseil de rédaction de la revue SUD (1970-1996) puis d’Autre SUD (1998-2009).
Depuis début 2011, membre fondateur de la revue PHŒNIX dont il est, depuis septembre 2011, rédacteur en chef.
Egalement au conseil de rédaction de la Revue des Archers (Marseille) et de Osiris
(Old Deerfield, Massachusetts, USA)
Président de l’association culturelle POIEO, à l’Isle-sur-la-Sorgue

LECTEUR DE POEMES ET CONFERENCIER
Jean Malrieu, poète du sud, Poésie de Gabrielle Althen, René Char : Fureur et Mystère, l’enclume de midi
Lectures-spectacles données dans le Vaucluse :
René Char en son bestiaire, 2007 (Un DVD garde trace)
Albert Camus, un soleil fraternel, 2008
La Promenade sur les chemins de Philippe Jaccottet, 2009
Les chants du monde de Jean Giono, 2010
Liu Xiaobo et la poésie dissidente en Chine, 2013

THEÂTRE
Cinq entretiens avec Pétrarque, pièce en 5 actes jouée dans le Vaucluse pendant l’été 2011, publiée par les éditions de l’Amandier, Paris, octobre 2013.
Pauvres Vaudois du Luberon, drame théâtral en 4 actes sur le massacre des Vaudois en Provence au XVIe siècle (représentations pendant l’été 2012), publié par la Revue des Archers (Marseille), 2013
Jeanne vendit alors Avignon à son Pape, pièce en 4 actes jouée à l’Isle-sur-la-Sorgue en août 2014, en instance de publication

FILMS
Le Maître des moissons, fiction ethnographique tournée au Maroc, 1972
La Mémoire du feu (sur René Char, 1976)
Mutus Liber (sur l’alchimie, 1984)

Voir aussi la page sur les cahiers littéraires internationaux Phœnix, où l’on pourra lire un entretien avec André Ughetto.

(Page élaborée avec la complicité de Roselyne Sibille)


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