(1935-2013)
Du visage de Sarah Kirsch, on retiendra ce petit air mutin qu’elle affichait, notamment sur cette photo de quatrième de couverture, un chat dans ses bras, et qui aura illustré les deux seuls ouvrages traduits en français, publiés au Dé Bleu (éditions bilingues).
« Erdreich » (« Terre ») et « Schneewärme » (« Chaleur dans la neige »). Les deux ont été traduits par Jean-Paul Barbe, respectivement en 1988 et en 1993. Ce dernier évoque à propos de la poète allemande « son attention au monde faite de retenue et de ferveur, de fusion et de déréliction, d’assomption et de rébellion face aux grandes inquiétudes du siècle, telles la nature qui bascule, la paix qui chancelle.. » On sera moins d’accord quand il souligne « la féminité (des deux livres cités) qui se traduit par une simplicité sans laconisme, une richesse d’images et sûreté de perception, une musicalité syncopée et une élémentarité (terre, eau, vent..) qui sont les harmoniques d’un certain romantisme survivant en elle » (extraits du prologue de « Chaleur de la neige »). En quoi serait-ce spécifiquement féminin ? Faut-il encore diviser la poésie en genre ?
De la poésie de Sarah Kirsch, on notera une œuvre dominée par la nature, un mélange parfois étonnant de magie et d’extrême quotidienneté, un sens aigu de l’image, une acuité au monde, un lyrisme discret.
Sarah Kirsch a vécu retirée depuis les années 80 jusqu’à sa mort au bord de la mer du Nord, à la campagne, dans la région de Schleswig-Holstein, où elle a mené ses activités d’aquarelliste, de poète, d’auteur jeunesse. Une vie a priori recluse même si sa poésie a toujours été ouverte sur le monde. Le vrai nom de Sarah Kirsch était Ingrid Bernstein : Kirsch parce qu’elle fut mariée un temps au poète du même nom et Sarah pris comme un étendard, pour protester contre l’antisémitisme. En 1968, installée à Berlin-Est, elle a travaillé comme traductrice, journaliste. Mais en 1976, elle passe en Allemagne de l’Ouest, après avoir défendu le poète et chanteur Wolf Biermann, banni par le régime communiste. Et en 1992, elle refuse d’être professeur à l’Académie des Arts de Berlin qu’elle juge être « un refuge d’ex-membres du Ministère de la Sécurité d’Etat de l’ex-RDA ». Recluse, non. Du fracas politique du monde, elle en a retiré un fracas poétique où la nature tient une très grande place, comme contrepoint : elle a été forestière et biologiste dans sa jeunesse. Plusieurs vies donc pour cette poète, dont elle distille des fragments dans sa poésie et ses livres en prose dont on espère de prochaines traductions en français. Comme toujours, en France, un bon poète est un poète mort.
Extraits
« Terre »
Nous jetâmes les fourrures les bonnets
En pleine neige dans le coffre et changeâmes
En un tournemain le paysage. Il jaillit
Des ruisseaux à nos côtés, l’autre soleil
Se prodigua, plein de fleurs rouges
Ondulaient au-dessus des prairies à la renverse et les portes
Aux montagnes de cuivre s’ouvrirent.(Descente)
Sur la chaîne de montagne des highways dans une plaine
Avec des têtes de palmiers des nacelles de grues des bars vitrés
Le soleil très tôt debout et toujours magnifique
Nous vîmes des corneilles de la taille d’un aigle ces effroyables bêtes
S’agglutinaient dans les arbres inconnus l’herbe puissante
Etait sans cesse bombardée de couleur par des canons à eau
La date nom de Dieu qui règne en ces lieux
Nous apparut dans le ciel et la bannière étoilée.(Etoiles diurnes)
Je voulais sur le trottoir
Acheter pommes et cerises
J’avais tendu la main lorsque soudain
Un détachement de soldats échauffés
Armés jusqu’aux dents
Fit irruption au pas de charge
Ils chantaient un chant étrange et rapide
Poussaient des cris comme lorsqu’on tue
Le Commander avait la voix la plus forte
Le dernier courait les pieds abîmés
Les passants se figèrent
D’affreuses pensées circonstanciées
Des images tout au fond enfouies
Leur traversèrent la tête
Ces hommes qu’on faisait ainsi courir
Impressionnèrent plus qu’un défilé de chars
Le cauchemar s’éloigna les frissons
Les gens enlevèrent quelque chose
Comme des toiles d’araignée de leurs yeux(L’exercice, extrait)
Voici que l’île est inondée.
Voici que la fourmi dérive dans le tourbillon.
Voici qu’elle lutte pour la vie.
Voici que les forces de la fourmi faiblissent.
Voici qu’elle est sur la fin.
Voici qu’elle ne bouge plus.
Voici qu’elle coule.
Voici que la pluie s’arrête.(Extrait, extrait)
« Chaleur de la neige »
Tant de bruit de douleur depuis l’autre rive
Ultérieure les hérons gris s’inclinent
Sur les arbres morts avant que de dormir.
Il est tard je rentre derrière les portes.
La bouilloire au thé grogne sur le feu
Et des rois déguisés montés sur des chevaux
Splendides passent dehors leur chemin.(L’air et l’eau, extrait)
Une gousse le rire aux dents
Petits pois dans la bouche tout au fond du jardin
Grimace arcimboldienne avant le gel
De tout foison et belle déchéance
Oiseaux éclairs qui filent(Nul son)
Si les musaraignes ne trouvent pas
Les oignons de tulipes peut-être pourrons-nous tous
Atteindre l’année nouvelleBoire à notre santé et faire partir
Une fusée au-dessus de la glace muette
Pour prendre au charme les humains.(Début d’hiver, extrait)
C’est beau d’être au-dessus des choses
Quand le flot monte.
Ce trouble brouillard des années.
Toutes ces années pleines de brouillard.(Lumière limitée, extrait)
Cet hiver encore
Je ne suis pas devenue folle
Le brise-glace arrive
Comme mars en carême
Et soudain
Gambadent les agneaux.Il y a pire que ces
Arbres partant en éclats
Et la solitude
Me réjouit depuis longtemps.
Les grands airs des humains
Me répugnent.La mer bat contre les
Constantes digues.
Si j’avais
A exprimer un désir
J’aimerais bien
Une bergerie de plus.(L’île)
(Sophie G. Lucas, mai 2013)
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