Louis Dubost est né en 1945 dans le Brionnais (Sud Bourgogne). Depuis 1975, après avoir été enseignant (philosophie) et éditeur de poésie (le dé bleu / L’Idée bleue), il vit en Vendée où il cultive son jardin entre deux irruptions de ses petits-enfants et quelques pages d’écriture.
Extraits de LA VIE VOILÀ
Plus que la vie
le vifj’étreins
ce qui tranche***
Sous l’aile, une île.
Le soleil prostré dans les grappes acides promet asile. La grive y bâtit sa fatigue heureuse. L’os désarme la pluie. L’embellie aux tempes calcinées dissout le rucher — mais l’ombre du doute : échafaud des brumes ou pavois des ronces ?
Aveugle brûlure.
… tourne, tournesol sanglant, poème migrant dans la gueule du chien.***
(art poétique)
Puiser
sans épuisergeste
de source
ou de langage***
Gelée blanche.
Le monde est clos
ce matin.Ne vous étonnez pas
de la mort.
Extraits de L’ÎLE D’ELLE
Après l’orage, l’île s’abandonnait aux quatre vents. Des oiseaux séchaient à l’écart des venelles, tandis qu’un chien enterrait très vite son épouvante. Devant les maisons vides, entre l’ortie et le tilleul, le linge étonnait. On attendait que les jardins libérassent enfin les escargots qui guérissaient.
À l’aurore, qui aurait l’audace de mourir ? Les roues d’une auto ouvrent à nouveau la route vers le Nord. Les épaules craquent, une cigarette brasille, des formules toutes faites sifflent entre les dents. Chacun se hâte, comme pour en découdre avec une dernière peur.
Parfois, tes yeux contournent les oliviers, menacent les fous de bassan jusqu’à ce que l’un d’eux, plus fou encore, s’abîme dans l’ourlet de ta jupe. Pour toi, le mot bonheur aimerait foleyer. Et les arbres se haussent d’un ton, avec de petits jurons narquois.
Le mouvement mécanique des lèvres rend nécessaires ces mots que déchire un sourire. Il en est ainsi de ce qui séquestre les secrets.
***
On ne pouvait guère expliquer cette luminosité quasi organique en deçà du poème. On n’expliquait rien. On séjournait dans les alphabets comme on brûlait ses vaisseaux — ou des lettres d’amour.
Au départ, quelque chose. On ne sait pas le dire : abeilles ou flocons de neige qui harcèlent les doigts. Le jour semble enserrer tous les autres jours. Présences toutes proches, une feuille d’orme s’épingle sur la brume, une plume de pie glisse contre le ciel, les bleus pèsent plus denses sur l’île.
Alors, pour arranger ça, on nage afin d’éprouver sur la peau (branchies, écailles, nageoires) l’effacement volatil de l’eau. Ou bien, on retrouve l’instinct des grands harponniers. Peu à peu, on s’oriente, on pressent une destination. Le vent bredouille sous la langue. On n’ose imaginer l’échec du Capitaine Achab.
Écrire. La mort est, yeux clos, un oiseau.
***
Passager aux cheveux noirs, j’attendais, les doigts à peine saillis, le corps transi d’avoir si peu voyagé.
L’insomnie, écrouée dans trop de secrets inassouvis, défroisse mes yeux qu’aucune honte ne dévore plus. Mort aux regards comme aux mots, ne serais-je jamais que cette gorge ouverte au couteau du souvenir ?
Saignés à blanc dans les serres symétriques des grands rapaces, les orages, naguère bruissant de pluies impérieuses, laissent derrière eux (devant moi) une clarté sans histoires. À hurler.
Attendre le jour, entre tilleul et silence. Être n’est rien. J’écris, soleil éperdument.
Extraits de L’ÉVIDENCE QUI PASSE
PRÉCAIRE
Falaise autant
que fenêtrele poème
demeure précairesilence
blancaussi simple
que le désirquand tu
fais bougerta langue entre
mes mots.***
EXACT
La porte enjambe
le soleilcorps cambré
dans l’embrasuretu restes là
dans l’angle mortton visage
déjoue les ombresjoue avec
les plis du soirune phrase file
entre les lèvresmais
déjàl’index interdit
toutes les autresle désir devient
exact.*
Et toujours en vous
cette angoisse qui bonditquand la buse décrit
un dernier cerclevous grattez jusqu’à l’âme
le dedans fragile des motsla mort mise à nu
n’est plus une étrangèreni l’évidence du poème
qui simplifie toutcomme les serres plantées
dans le cœur qui gigote.
Extraits de DES SOURIRES ET DES POMMES
LIBELLULE
Demoiselle légère
au vol immobileDemoiselle légère
au vol supersoniqueDemoiselle légère
preste, effarouchéeDemoiselle court-vêtue
d’un lambeau de soleilDemoiselle qui fuit
la bise de septembreQuelle grâce inquiète
te hante, libellule ?***
DES JOURS SANS
il y a des jours
sansoù rien ne va
ni ne va pas
où rien n’a vraiment
de sensbouts des doigts
et demi-mots
pas de rires
pas de larmes
vraiment rienun peu moins
que rien comme
le frôlement de la nuit
avant la nuitfaire
avec.
Extraits de DIOGÈNE AU POTAGER
L’Amarante
pourpre, elle nargue le ciel de ses quelque deux mètres, mais reste plus près de la terre lorsqu’elle est réfléchie. Chaque printemps, des milliers de plantules rouges violacées à sarcler pour n’en laisser que quatre ou cinq qui encadrent l’épouvantail. À l’automne, on coupe les plumets qu’on laisse sécher pour récolter les graines noires et scintillantes, incorporées ensuite dans le pain fait maison. Plante sacrée des Incas, elle est réfractaire au Round-up : cultiver sa colère écarlate, c’est assurément faire un doigt d’honneur à Monsanto.***
Le Cornichon
peut servir efficacement, mieux que la fleur-soleil du tournesol, de logo au slogan « Nucléaire, non merci ! ». Parce qu’il aurait, ainsi que les cucurbitacées de même acabit, de n’absorber aucune radioactivité. Comme bien entendu chacun le sait depuis que la progression du nuage de Tchernobyl a été victorieusement stoppée par le génie français à la ligne Maginot. Voilà qui est rassurant pour les lendemains d’Apocalypse : on pourra au moins faire ripaille avec du cornichon à tous les repas, à toutes les sauces et sans péril.(P.S. — À propos, comment prononce-t-on cornichon en japonais ?)
Extraits de DEUX TROIS MOTS REPIQUÉS LÀ
L’Abricot
provoque la dent qui croque ses « fesses d’ange », comme écrit Francis Ponge. Et si l’ange met le diable au corps, j’aime ça. Voilà.***
Le Compost
son tas est comme une sorte de chaudron métaphysique. On y accumule avec précaution le rebut du jardin : tontes de la pelouse, feuilles mortes, cosses de petits pois, queues de cerises et de haricots, fanes de radis, pieds secs de choux, salades montées en graines, adventices diverses, les cendres funéraires de Papy…, bref ! tout ce qui traîne moribond, mort, déchu dans le presque-rien. Pourtant reléguer le rien n’est pas rien, c’est aussi alléguer ce rien, recycler de l’être, en l’occurence fabriquer de la terre. La mort mitonne tout doucement de la vie à venir.***
Le Haricot,
avec le maïs, la courge et le tabac, est l’une des plantes sacrées des indiens Navajos comme lerafpelle Tony Hillerman dans chacun de ses romans. J’ai dans l’idée d’installer l’an prochain un « carré sacré » dans le potager : une dizaine de plants de maïs (pour les poules de Louisette), un ou deux plants de tabac (les feuilles en décoction donnent une tisane insecticide à manipuler avec précaution à cause des coccinelles), des haricots espagnols enrouleraient leurs fleurs colorées sur les tiges de maïs et au ras du sol des potimarrons et des courgettes-spaghettis pourraient courir à travers. Une façon d’harmoniser éthique potagère et esthétique horticole. Qui devrait, la pipe métamorphosée en calumet, me permettre d’approcher au plus près le hozho qui est une sorte de zen navajo.***
L’Oignon
évoque chez l’écrivain finlandais Arto Paasilinna le travail du policier qui cuisine des délinquants : « les suspects étaient comme des oignons et les interrogatoires comme de l’épluchage. Sous le mensonge, la vérité nue apparaît. Et sous la pelure de l’oignon, sa saine et délicieuse chair blanche. Dans les deux cas, l’éplucheur a les larmes aux yeux…, ainsi va la vie. Pour finir, on émince l’oignon et on le fait frire dans du beurre ». J’aime cette façon de fricasser la métaphore et de passer les mots à la casserole — vivre et la conscience qu’on en a, n’est-ce pas quelque part empoigner la queue de la poêle la mieux appropriée aunes que nous donnons à notre existence ? Avec des larmes aux yeux… Ou sans ! Ce qui, ça va de soi, est préférable.***
Les Poireaux
prélevés dans le semis sont parés au couteau : on écourte les feuilles et les racines pour obtenir des plants gros comme des stylos bille. Lilian, dégringolé du figuier et après avoir posé arc et flèches, s’exclame : « on dirait des punks ! Je peux t’aider, Papy ? » Pas de problème. Je lui refile le plantoir et il se met au repiquage en tirant la langue. Il aligne ses « punks rustiques » (dixit Lucien Suel) comme des alexandrins, douze plants par ligne, en poète appliqué.***
Le Tournesol
à fleurs multiples affiche son héliotropisme en toute sérénité. Tourné vers le soleil couchant, à bonne distance des tourments intérieurs de Vincent Van Gogh, je me sens davantage emporté par le sourire canaille d’Arthur Rimbaud lorsque « je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin / Avec l’assentiment des grands héliotropes ». Il pleut sur les soleils : oraison du soir.
Extraits de BESTIOLERIE POTAGÈRE
Des Abeilles
s’envolent, d’autres se posent sur les mains et les bras nus de l’enfant accroupi contre la ruche. Il se tient immobile, seuls ses yeux suivent la sarabande compliquée et mélodieuse des insectes. À cinq ans, il communie avec l’innocence du monde. La grand-mère se garde bien d’approcher, elle l’appelle d’une voix inquiète. Alors, il se lève tout doucement comme à regret. L’enfant n’a pas une seule piqûre d’abeille. Mais la grand-mère, elle, pique une colère et lui flanque une cinglante fessée. Je m’en souviens encore.***
Une Coccinelle
ouvre ses élytres sur le bout de l’index de Laurette qui me chuchote à l’oreille : « elle est coquine, hein Papy ! » Sans le savoir, avec ses mots elle déchaîne dans le dictionnaire une petite secousse étymologique, ou presque. Que le poète sismographe enregistre aussi sec dans un haïku :
Un rouge coquin
— du grec kokkinos,
l’envol de la coccinelle.***
Le Crapaud
n’est pas « seulement beau pour la crapaude », comme ironisait méchamment Voltaire. Clown honteux, pataud et pustuleux, il fait écho et donne sens à l’amour du prochain. Le jardinier, mémoire rageuse et gorge nouée, se rappelle l’apostrophe désespérée : « Heureux crapaud, tu n’as pas d’étoile jaune » du poète Max Jacob mort à Drancy dans une friche barbare cernée de barbelés.***
Le Merle blanc
ou l’oiseau rare. Totalement inaperçu au jardin, on le rencontre de temps en temps dans la poésie : ainsi, Alfred de Musset a jadis sifflé son mal d’amour sous le balcon d’une merlette frivole durant de longues nuits blanches au mois de mai, d’une plume non moins blanche, alerte et tourmentée. Mais le génie, quoique nombrable sans effort, procède fort peu de la rareté. Et jardiner les mots, les ouvrir et en semer les graines, ne suffit pas à fleurir d’un poème les plates-bandes du langage : là se tient toute la désespérance partagée par le jardinier et le poète. Le savoir-faire virtuose n’y peut rien si l’empathie singulière avec l’universel s’empêtre dans le faux bond. Alors, trop souvent, le jardinier comme « le poète raté, au lieu d’avoir la plume au bout des doigts, se la met au derrière pour faire croire à l’oiseau rare », persifle Jean L’Anselme, bien cruellement.
Extraits de FIN DE SAISON
Ce qui doit arriver
arriven’envisage
rienparce que rien
c’est nécessairement
ce qui va arriverne mets pas
de visage sur ce qui
n’en a pas.***
Un bout de ciel
tombé à la renversele cœur fendu
d’un frêne foudroyéce brin d’herbe
au bord de l’épuisementl’attente se désiste
dans ce qui resteet le corps attend
ce qui l’attendet le mot dans l’âme
je me fais verbeattendre
intransitif.***
Au lever du jour
la nuit se vide d’un coup
chaque matin
c’est comme çala bouche sèche
dès que le corps
petit à petit consent
à se mettre à jourà remplir le temps
comme une brouette
puis le verser en vrac
encore plus loinl’ombre l’accompagne
en peau de chagrin
un peu plus recroquevillée
sous le soleil toujours plus haut.***
Un corps
c’est bizarrequand on est dedans
on sent bien que
ce n’est pas
que çapuis soudain
plus rienle corps est
encore làmais d’un coup
ça s’efface
et soi avec.***
L’orage menace
mais l’oiseau
n’a pas peur du ciels’il vole bas
comme au ras
d’une frontièrec’est qu’il compte
et gobe ses voyellesl’aile désinvolte
avant de mourir.
Extraits de DROIT DEVANT
AMULETTE
Pourquoi tant
d’angoisse boursoufle
le teint pâle
de l’énigmenon la mort
ça ne me dit rienplus précisément
ce n’est rien
qu’un mot comme
dieu
paix
espéranceun concept clos
sur son propre videune amulette qui frelasse
dans le vent du soir.***
JUSTE LE TEMPS
Déjà
la chaleur monte
lourde et insistante
à midi l’été
écrasera le jardinon a juste
le temps de se dire
qu’on pourrait mourir ici
entre les pieds de tomates
ou sur le roulis pierreux de l’alléeon ne comprend rien
c’est rapide
ça cingle le cœur
et les particules de poussière
qui dansent autour du corpsjuste le temps
un beau matin
d’un bel été
d’y penser
comme ça.***
POÈME
Est-ce que
tu l’as mérité
le poèmeà chaque fois
la même antienneet pour chacun
tu te demandes
comment on peut
mériter un poèmelà
tu poses
la bonne question.
Bibliographie
Il a publié une bonne quarantaine d’ouvrages parmi lesquels on peut éventuellement retenir pour la poésie :
- La Vie voilà, L.-O. Four, 1981 & 1983 (Prix Antonin Artaud 1982). Réédité à La Bartavelle-Poche, 2000.
- L’Ile d’Elle, Tarabuste, 1989 & 1991.
- Quoi au juste, Tarabuste, 1992 (avec le peintre Isabelle Legrand)
- Langue sèche, Tarabuste, 1994.
- L’Évidence qui passe précédé de L’Ile d’Elle, Le Castor Astral, 2000 (Prix Antonio Viccaro - Les Trois Canettes 2002 / Marché de la Poésie de Paris).
- Des Sourires et des pommes, collection Le Farfadet bleu, Cadex, 2010.
- Diogène au potager, Les Carnets du Dessert de Lune, 2011.
- Deux trois mots repiqués là, Tarabuste, 2014.
- Bestiolerie potagère, Les Carnets du Dessert de Lune, 2016.
- Fin de saison, Le Phare du Cousseix, 2017
- Droit devant, Atelier de Groutel, 2017
ainsi que :
- L’Escargot, coéditions Favre / Muséum National d’Histoire Naturelle, 1998. (anthologie)
- Lettre d’un éditeur de poésie à un poète en quête d’éditeur, Ginkgo, 2006. (essai)
- Tu me libellules, collection Le Farfadet Bleu, éditions L’idée bleue, 2007. (anthologie)
- On a mis Papy dans le coffre de la voiture, Le Bruit des autres, 2009. (nouvelles)
- La Demoiselle aux lumas, Geste éditions, 2010. (roman)
- Tout ça, à cause du cochon, Le Petit Rameur, 2015. (nouvelle)
À paraître :
- Diogène ou La Tête entre les genoux (reprise de Diogène au potager, Deux trois mots repiqués là et Bestiolerie potagère complétée de nombreux inédits)
Collaboration : chronique régulière dans la revue Décharge.
Photo : Christian Berjon