Yves-Jacques Bouin, poète/comédien/metteur en scène, né à Tours en 1951. Passionné par la lecture à voix haute : formateur, en milieu scolaire, universitaire, carcéral, hôpitaux etc. À Paris met en scène et en voix Michaux, Hardellet, Reverdy, Desnos, Fondane, Jozsef Attila... les poètes à l’Institut Hongrois ; organise des rencontres au Centre culturel roumain : À deux c’est mieux. En Bourgogne, dirige le festival littéraire temps de Paroles, les rencontres TemPoésie. Publie des dossiers dans la revue Décharge : Des voix venues d’ailleurs. Editeur aux éd. p.i.sage intérieur. Invité à l’Etranger : 2011 : Venezuela - Festival mondial de Poésie. 2012 : Allemagne - résidence d’écriture. 2015 : Hongrie - l’Institut Culturel Français. 2017 : Serbie - 12e festival littéraire. En ligne : 7e Clic - Poémoi on Vimeo.
(Photo ci-contre, Yvon Kervinio)
I rouge, voyelle - anthologie Et si le rouge n’existait pas éd. Le Temps des Cerises - 2010
Rouge Roue Rue Ru R Erosion de Rouge
Et si le rouge n’existait pas Et si la roue ne tournait plus Et si plus un pas dans la rueComment s’embraseraient les étés Et comment de la jeunesse le sang Et comment des révolutions le cri Et comment s’embrasseraient les amants
Et la consonne qui roule dans l’arrière-gorge R comme rouge comme roue comme rue
Donne-nous toujours de tes fruits la crue De tes fleurs le cœurEt l’incendie de tes piments Cerises et flamboyants Vins dans la libation du couchant
Laves dans le ru tendre des cuisses Consécration divine dans la communion des sexesO vie que braise ton rubis sous les chairs
Celui qui bat aux tempes Celui qui perle au doigt Celui qui éclate de joieQue son jus nous monte au front aux joues
Aux lèvres par désir et par fouguePour la honte de l’injustice Pour la révolte sans fin Pour les saines colères d’espoir
Tant que l’amour et ses fugues donneront à la voix son ivresse
Traverser - Recueil Une passée de paroles éd. l’épi de seigle puis éd. Mazette – 1997/2016
Je vais de ville en ville. Etranger à chacune. A ceux que je rencontre, je dis bonjour comme on dirait bonne route. Je ne m’arrête pas ou si peu : c’est l’affaire d’un repas, d’un hôtel, de quelques rues flânées derrière le rideau baissé de la pluie ou le regard allumé du soleil. C’est une halte, mais tellement chargée d’inconnu, de sourires, de douceur, qu’elle oblige à s’en aller bientôt. Un passage rapide, comme une caresse ou une gifle, vif comme le saut d’une rive à l’autre la main tendue. L’instant qui comble par sa brièveté.
Une manière d’orgasme.
C’est de l’amour qui ne retiendra pas, de la versatilité fluide, comme aller sur le trottoir d’en face, passer sur un pont, changer de pièce, prendre un verre au comptoir. Une sorte de visite pendant laquelle on reste debout, le manteau seulement déboutonné, avec le désir impossible de rester.
C’est de la vie en morceaux, mais qui prend chair dans le fonds des souvenirs. De la vie qui ne s’effacera pas précisément parce qu’elle est sans lendemain. De la vie fixée sur le papier sensible de l’imaginaire. De la vie suspendue à mes lèvres, de la vie coupée à temps et que l’on prolonge sur les réseaux du sang.
Ce qui m’est donné là est à rendre à d’autres au centuple, ailleurs. Je vais de ville en ville. Lentement les anecdotes de l’errance deviennent les légendes de la solitude.
C’est du bonheur précaire pour l’infini qu’il faut savoir saisir dans mes villes ; elle glisse sous mes pas au gré de la peine de chaque jour.
C’est de l’amour qui ne reviendra pas.
Conduire - Recueil Une passée de paroles éd. l’épi de seigle puis éd. Mazette – 1997/2016
Continuez sans moi. Continuez ce qui fut commencé sans me connaître et se poursuivra au-delà de toute imagination. Continuez sans moi, là où j’aurai pris la parole avec véhémence et ignorance, où j’aurai pris le pas, un court instant, sur le rythme des choses, là où j’aurai voulu poser l’empreinte d’un regard ou d’une respiration. Continuez sans moi, je tourne à l’angle. Se comprendre ne dure que quelques heures. La suite nous échappe. La vie aime ce qui éclate. Il faut nous quitter. Je cède la place. Et vous, cédez la vôtre. Nous dont si vite s’effacera la trace alors que nous avons fait et défié la vie. Je continue sans vous cependant que vous vous éloignez – fort croyons-nous – et l’endroit reste vide. A saisir. Continuez sans moi cette conversation à peine amorcée depuis des siècles et qui ne parle que d’amour. Continuez, je tourne à l’angle. Merci. Merci quand nous avons su nous combler ou quand nous avons attisé nos douleurs sans le savoir. Ce qui reste gravé dans le cœur ne nous appartient pas. Je porte en moi votre sourire et votre souffle comme vous porterez peut-être mon visage et ma voix. Il faut nous séparer. Aimons-nous aussi à l’horizon. Continuez sans moi : je m’absente pour quelque temps, qui sait…
Rare et souterrain dans l’espace – recueil Ce que je serre dans mes paumes 508e Encres Vives – 2020
Le poème se tient à l’écart et contient la parole
Qui veut le voir et l’entendre doit scruter les mots, attentif au silence, doit suivre la distance, connaître un long voyage, s’enfuir à l’intérieur
Le poème s’offre à qui tend les bras et sourit, à qui sait accueillir l’Inouï
À qui sait se donner, le poème se donne
A qui ouvre son cœur à la science des mots, le poème en un souffle murmure peines et joies, se pose de page en page, s’en échappe aussitôt et se cache pour mourir
Et le poème joue, confondant rires et larmes, entre violence et paix, rêve et réalité, Infini, désespoir, et se confie à qui a l’intelligence de s’émouvoir
Voilà pourquoi le poème n’a pas de nom, échappe à toute définition, n’est ni célèbre ni inconnu
Le poème s’offre nu dans le boudoir des mots
Un jour, au plus démuni des êtres, qu’il soit riche ou pauvre, sage ou fou, il révèle son secret… qui n’existe pas
Le poème est rare et souterrain, c’est là sa nature et sa fréquence, c’est là son bien
Et le poème un jour s’envole, un jour de Grand Bonheur impossible
Le jardin de Georges - texte inédit
Aucun mot en son jardin ne m’était plus familier que le mot rang. Georges, le bordier – qui remua la terre tout son temps durant, mais jamais n’eut charrue, laboureur de tout son cœur à la bêche, la retourna tout le temps, la fourche riant de toutes ces dents et les crocs de la fourche fichée en terre, pesant fraîche et neuve, son poids de vie la terre, son poids de temps, pesant sur elle-même, manche en avant, la bêche, pardieu la belle fourche ! ébouriffant les mèches des mottes sous les dents du râteau après coup, puis un jour le motoculteur, machine magique, hoquetant son bonheur de chant lexical : mot, motte, moto, culte, heureux, cul-terreux, moteur, bleu comme un ciel, le machin et son bruit brisant des restes de lenteur et la marque de l’engin c’était Solo, je m’en souviens – Georges, seul donc, seul en son jardin, le laboureur à bras tenant son rang, roi d’on ne saura quels rêves, plantait ses rangs de poireaux, désherbait ses rangs de haricots, arrosait ses rangs de radis et Rrran ! et Rrran ! les reins en prenaient un coup…
Un poème - inédit et sans titre
Je suis fécond de tous les amis oubliés, de tous les sourires accordés, de tous les bras tendus, de toutes les caresses à mains nues. Dans mon corps flânent les prénoms familiers que j’ai appelés, chuchotés, ceux que j’ai aimés, que j’aime, et dont j’ai perdu le visage, tous ces amis passés dont plus une seule pensée ne m’accoste et qui cependant me façonnent, me sculptent, m’érigent, entre nuages et eaux, vagues et vents, ombre et lumière… me fascinent. Y aurait-il une ville, une île, une vie, où l’on pourrait se reconnaître, avant la mort, vous et moi, mes amis oubliés, nous dire… merci ? Une rencontre qui pardonnerait au temps et à l’espace de nous avoir séparés, si insidieusement, cependant que vous êtes toujours là, incarnés en moi ? L’homme mutilé que je suis, habité cependant à jamais par celles et ceux que paroles et battements de cœur ont élu, l’homme mutilé que je fuis, jusqu’à la solitude et la mélancolie, jusqu’à l’absence, pardonnez-lui sa mémoire défaillante, son ignorance et son silence.
Entretien avec Florence Saint-Roch
FSR : Yves-Jacques, qu’est-ce qui te tient en poésie ? À quoi tiens-tu ?
YJB : Qu’est-ce qui me tient en poésie ? A quoi je tiens en poésie ?
Le souffle et l’éclat. La poésie est un principe vital, elle m’accompagne en permanence au même titre que l’air, au même titre que la lumière. La respiration, l’éblouissement.
La poésie est souterraine, sa gestation se fait au plus profond de l’être. … Plonger… Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau – Baudelaire. A peine est-il lu, à peine écrit, que le poème circule déjà. Pour le poème, ni passé ni futur, mais un éternel présent. Connu ou inconnu, le poète passe, disparaît ; le poème demeure. La poésie est souveraine.
Ce qui me tient en poésie est la question : Pourquoi est-ce que je lis de la poésie avant toute autre lecture ? Pourquoi j’écris de la poésie ? La réponse est dans le poème lui-même : dans son écriture et dans sa profération. Le poème est l’objet dont j’accueille le surgissement en posant ses mots sur la feuille. Le poème est l’objet que je choisis de dire à voix haute à une oreille attentive. Le poème n’en a jamais fini de dire. Sa lecture, sa profération le transforme, le complète, le bouleverse, de la même façon qu’une traduction vigilante, précise et amoureuse.
Rien, à l’origine, ne semblait devoir me conduire à cette passion qu’est pour moi la poésie ; elle est une énigme que l’on questionne durant toute l’existence, une rencontre qu’on ne peut oublier et qui sculpte la vie.
Et, prosaïquement, elle est aussi des mots sur une surface papier ou numérique, ou au fond de la gorge. La poésie est une émosens.
Reste à définir en permanence le comment dire, le comment écrire…La poésie est la seule réponse à la vie… qui n’a posé aucune question
Quoique je fasse, quoique je sois
Le poème ne vient que lorsqu’il le désire
Il surgit. Disparaît alors toute vacuité
Il surgit comme l’expression d’une expiration
Corps, pensée, émotion
A la merci douce du mot
Qui salue l’ineffable
Le caresse le creuse
Le met en fuite ou au contraire en évidence
Etre disponible est la seule attitude
Le poème fait le reste
Il surgit.
Alors, toute plénitude
Suis-je en vie si je suis en apnée ?
Le poème est le Souffle, extimeA la vitesse du poème
A la vitesse de la lumière
Je vais - c’est-à-dire -
Lentement
Mes mots en orbite
Tournent autour
De l’évidence du poème
Les paroles propulsent
Quelque immensité
Dans l’univers intime
De l’êtreFSR : De tous les recueils que tu as publiés, lequel t’a semblé le plus « difficile » - celui qu’il t’a fallu aller chercher le plus loin, qui t’a demandé les plus profondes explorations, qui t’a le plus bousculé ?
YJB : Le vocable difficile ne m’effleure pas au moment de l’écriture, qui pour moi, se manifeste toujours par le plaisir. Que ce soit l’écriture d’une prose ou celle d’un poème. Le poème est comme la rencontre d’un être inconnu qui apparaît au moment où l’on s’y attendait le moins ; il surprend et l’on sait d’emblée qu’on va l’aimer...
Lorsque je crois être parvenu aux confins d’un ensemble, il reste à faire l’assemblage des textes, la cohérence du recueil – tellement à la mode aujourd’hui. C’est peut-être à ce moment-là qu’intervient une difficulté. Mais bien souvent la prose ou le poème lui-même révèle une évidence quant à l’emplacement qu’il doit tenir dans le recueil. Alors surgit peut-être un moment difficile qu’aussitôt le poème déficèle – pour jouer d’un paronyme. Non ! le nœud est plutôt dans l’absence d’écriture, lorsqu’elle ne survient plus, semble ne plus exister : là, je me dis qu’il faut que j’aille chercher très loin, que j’aille explorer au plus profond. Pour que la parole me soit à nouveau confiée. Mais cette quête est très vite la source d’un plaisir nouveau, intense.
Pour répondre plus précisément à ta question, c’est peut-être le livre intitulé Un Bouin, c’est tout, qui a été pour moi, non source de difficultés, mais source d’inquiétude, car j’y suis (peut-être) le personnage principal. Celui qui écrit et celui sur qui on écrit. Dans le livre, cette présence prend forme à partir du patronyme Bouin. Il y est question d’écriture et d’identité connue, reconnue ou absente, inutile. Je ne suis pas la version définitive de moi-même, pourrait en être le résumé, ou bien : Je suis connu dans le monde entier mais personne ne le sait. Et encore : … la notoriété est parfois si encombrante ; peut-être devrais-je songer aussi à changer de nom afin de pouvoir devenir célèbre incognito. Avec humour, certes, je touchais au plus intime de moi-même. Ce livre, effectivement, m’a demandé une écriture et une construction à laquelle, alors, je n’étais pas habituée. Difficile ! facile ? Je ne sais. J’écris.FSR : Tu es poète. Tu es aussi passeur de poésie. Comment ces deux dimensions s’articulent-elles en toi ?
YJB : Au même titre que toi, chère Florence, et que beaucoup d’autres comme nous, je suis un passeur de poésie ; passeur parmi : en créant des spectacles sur les œuvres, en organisant des rencontres avec les poètes, en créant des dossiers (dans la revue Décharge), en éditant des poètes aux éditions p.i.sage intérieur. Mais surtout, en lisant ou disant les poèmes à voix haute à tous les publics possibles.
Au bord de l’eau, on contemple la succession des vagues. Une vague après l’autre dans le cours du fleuve ou au bord de la mer. Et dans l’espace, dans l’air et la lumière, se trouve le palimpseste où se succèdent les poèmes. Qu’ils soient d’amour, de révolte, d’humanité, de recherche d’écriture… séparément ou tout cela à la fois. Le poème par essence est révolutionnaire, même s’il parle de petites fleurs. On ne rêve pas avec la poésie, on parle de la réalité. Pourquoi voit-on encore des poètes qui se font torturer, tuer ou mettre en prison, à cause de leurs écrits ? N’est-ce pas parce qu’il faut les réduire au silence ? Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. (René Char).
Que j’écrive ou que je mette en avant telle ou telle écriture, c’est pour moi la même action : la volonté de rester humain, vivant, digne, face à la violence et aux horreurs dont l’homme est capable depuis toujours et encore aujourd’hui. Alors ces fonctions ne s’articulent pas, elles sont d’un même et seul tenant, un même et seul engagement pour la vie, que j’essaie d’accomplir modestement, souvent entravé par ma maladresse et mon ignorance. La poésie me traverse, la parole poétique m’est consubstantielle, qu’elle soit celle d’un autre ou la mienne.Juin 2021.
Publications :
- le Pré de l’Âge : La parole en appel dans le silence des mots - 1989.
- la Renarde Rouge : Le poème qui n’en finit pas de commencer toujours & De mots et d’amour - 2001 & 2007.
- Ficelle : D’un côté l’autre - 2011.
- Clarisse : Par celle - 2011.
- l’Improviste : Proses & poèmes. Un Bouin, c’est tout - 2013.
- Rhubarbe : Proses & poèmes. Je crois que tout n’est pas fini, je vole - 2014.
- Mazette : Une passée de paroles / Elle ne passe jamais bien loin - 2016 & 2010.
- Livres d’artiste : AEncrages // Desmée // les lieux dits Bandes d’artistes, // le Livre Pauvre - 2018-2019. (Les artistes : Christine Delbecq/Philppe Agostini/Maria Desmée/Henri Yeru.)
- Encres Vives : Ce que je serre dans mes paumes - 2020.
Page et entretien réalisés par Florence Saint-Roch