Marc Delouze. Né à Paris. Vit entre Paris et Fécamp. Premier recueil : Souvenirs de la Maison des Mots (1971) préface de Louis Aragon (« Par manière de testament »). Il crée en 1982 Les Parvis Poétiques qui organisent des événements, expositions sonores et lectures-spectacles et festivals en France et à l’étranger : Tout un poème (Paris), cofondateur et conseiller littéraire du festival Voix de la Méditerranée (Lodève), de C’Mouvoir (Cantal), du Festival permanent des poésies dans le 18ème arrondissement, de la Périphérie du Marché de la Poésie à Fécamp depuis 2018. Après un silence volontaire d’une vingtaine d’années, il revient à la poésie ET à la prose, « par la force des choses », en 2000. Ses poèmes sont traduits en une quinzaine de langues. Il se produit avec des musiciens, en France et en tournée en Chine, Taïwan, Inde, Kosovo, Centrafrique, Serbie, Hongrie, Turquie, Slovénie. Marc Delouze est présent dans diverses anthologies et nombre de revues : Les Lettres françaises, Action poétique, Europe, apulée, Décharge, Doc(k)s, Zone sensible, Le Matricule des anges, Recours au poème…Parmi ses dernières publications :
Poésie : T’es beaucoup à te croire tout seul, La passe du vent, 2000, 14975 jours entre, La passe du vent, 2012, Deuil du singe, Les lieux-Dits, 2018, Petits Poèmes Post-it, Maelstrom, 2018, La Divine Pandémie, Æthalidès, 2022
Récits, roman : C’est le monde qui parle, récit, Verdier, 2007, Chroniques du purin, roman, l’Amourier, 2016, Le Vieux Nègre est toujours là, Un récit d’Amériques, Æthalidès, 2024
CD : Jusqu’à quand, voix de Nancy Huston, musique de Maxime Perrin productionmaxazura, 2021
Théâtre : Mai68 aussi loin que possible, préface de Joël Jouanneau, Les Cygnes, 2020
Essais : Des poètes aux Parvis, préface d’Henri Meschonnic, La passe du vent, 2007
Traduction : Poèmes de Younous Emre, (avec Guzine Dino), Dessins d’Abidine, Publications Orientalistes de France, 1973, Anthologie de la poésie hongroise, coédition Corvina (Budapest) - ÉFR (Paris), 1978
Une vingtaine de Livres d’artistes
UNE AUTRE FIN DU MONDE EST POSSIBLE
On n’a pas envie d’en finir
Malgré la peur de l’avenirPlus on bouge moins on avance
On se croirait presque en vacances
Quand soudain devant nous se dresse
Un trouble Himalaya de stressPoète est un Sherpa qui porte
Notre pesant barda de vivre
Et punaise sur notre porte
Ce poème arraché au livreÇa chauffe tout partout ça brûle
Hydres-autos, oiseaux-missiles
Océans gris aux péninsules
Amarrées aux égouts des villesPoète est un Sherpa qui porte
Notre pesant barda de vivre
Et punaise sur notre porte
Ce poème arraché au livreOn se dit que tout est foutu
Qu’on a franchi le mur du rien
Plus besoin que d’autres nous tuent
Suffit d’y mettre un peu du sienPoète est un Sherpa qui porte
Notre pesant barda de vivre
Et punaise sur notre porte
Ce poème arraché au livreQue ces mots où nos yeux se posent
Fredonnent nos derniers désirs
Qu’à les dire nos lèvres closes
S’ouvrent – avant de se flétrirQu’on finisse par en finir
Avec la peur de l’avenir(février 2022)
À mes ami(e)s Américain(e)s.
5 novembre 2024… C’est comme si c’était la face noire de la lune qui s’était levée cette nuit-là. Une claque d’obscurité nous a laissés sans voix, cloués au mur du désespoir. Depuis, l’humanité nourrie de lumière tremble sous le choc. Vous plus que nous, qui palpitez au cœur de la tourmente. Pouvoir vous voir, vous entendre, vous parler. Et retrouver la confiance en nous. Il en faudra du temps pour que le monde retrouve goût à la vie vraie. Il nous faudrait pour commencer apprendre à regarder au-delà de nous-mêmes. Ne plus se satisfaire de penser autre chose, mais penser autrement.
Que nos meilleures pensées surnagent jusqu’à vous, emportant ce poème…
M.D.Lune noire
Oserai-je le dire au milieu des ruines qui m’environnent ?
Ce que je redoute le plus pour les générations à venir, ce ne sont pas les révolutions.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en AmériqueQuand c’est la face cachée de la lune qui s’est levée cette nuit-là
jetant une poignée de boue dans la flaque du ciel
on ne pouvait en croire ses yeux.La lune salissait la nuit
comme une tache de graisse sur un manteau de cuir.Tendant les bras, avançant à tâtons,
broyant l’obscurité avec des poings rageurs
sous le regard de la lune mauvaise, chacun cherche en aveugle
l’ombre d’autres aveugles
certains pleurant, certains criant, certains muets de stupeur
tous mâchant la salive amère et noire d’encre d’une langue blessée.Peut-être que le jour ne reviendra pas
ou bien dans si longtemps qu’on ne le verra pas renaitre.Dans la poussière git un stylo brisé
un homme se penche et le ramasse…
Un viol comme un autre
Il y a trente ans…
Ce qui s’est passé n’en finit pas de se passer. Ne passe donc pas. Ne doit pas passer. Tant que les mots des hommes ne trouvent pas la force de se poser dessus.
On dit Ecoutons les femmes parler. Mais qu’en est-il des paroles d’hommes ? On entend Non pas moi, je ne suis pas comme ça. Qui pour en témoigner ?
Que celui qui n’a jamais violé me jette sa première certitude.
Pour ma part, je ne puis que tenter de…Dire ce que je n’ose
Je voudrais pas crever
Sans soulever la pierre
Bien polie de mes mots
Où nichent des serpentsJe voudrais pas crever
Sans apprendre à me taire
Et laisser mes silences
Dire ce que je n’oseJe voudrais pas crever
Sans déchirer ma bouche
Qui dévora son sexe
Quand elle disait NonJe voudrais pas crever
Sans nettoyer sa ville
De mon ombre obstinée
A convoiter son corpsJe voudrais pas crever
Sans vidanger ma vie
De ses vagues postures
Et ses regrets douteuxFécamp 25/10/2024
LE VIEUX NÈGRE EST TOUJOURS LÀ
1963 : le narrateur, jeune communiste français encore adolescent, fait l’expérience d’un voyage aux USA qui l’introduit dans l’âge adulte ; il découvre le consumérisme à New York, le sexe à Chicago, la ségrégation à Washington.
2023 : sur les traces de son initiation, il entreprend, en écrivain cette fois, un voyage de mémoire, fait de strates d’autres voyages et aventures.
Le vieux Nègre est toujours là entraîne son lecteur dans un dédale d’échos et de souvenirs entremêlant, sur soixante années, histoire personnelle et grande Histoire, dans une Amérique à la fois étrangère et intime, à l’image de ce récit choral.L’incipit :
Quelle histoire !
Tu regardes le mur de la maison d’en face. La vigne vierge en fait un jardin vertical. Dessous, un réseau de veines s’accroche au silex, essaye de s’insinuer entre les briques qui cernent les fenêtres, tente de pénétrer en une sournoise effraction l’intimité de tes voisins absents.
Le ciel est dégagé. Le soleil du printemps allume les ardoises. Venu de la mer invisible
(elle n’est pas loin, tu la tiens à distance)
un vent frisquet rappelle l’hiver passé, sans effacer la flamboyance de l’automne d’avant, ni la verte crudité de l’été précédent.Tout est là.
En silence.
Tout est là.Tu dis Je vais enlever le silence de là, installer, à sa place, une histoire. Une histoire de mots qui se baladent dans ta tête depuis des lustres.
Tu ne sais plus si c’est la tienne, cette histoire, ou celle d’une époque - ou d’un pays.
Tu crois savoir d’où elle vient : elle a traversé l’océan. Tu ne sais pas où elle va.
(Où va-t-elle t’entrainer ?)Le temps n’est pas horizontal, mais vertical. Tu ne le traverses pas, c’est lui qui. Tu ne vieillis pas : tu mûris. Tu tombes. Tu pourris. Tu ensemences. Tu renais. Et tu…
(Tu aimerais avoir le temps de finir cette phrase.)Les mots transportent dans tes veines les blessures de la mémoire. Il arrive que les corps blessés cicatrisent. La mémoire - jamais.
En cet été 2023, tu voyages à l’intérieur d’autres voyages. Tu mâches dans ta bouche un tas de paroles que tu n’as pas dites. Pour ne pas étouffer, tu ouvres en toi la fenêtre de ton
récit.En cet automne 2023, tu écris un livre à l’intérieur d’un livre. Assis devant ton ordinateur, tu hésites, tu ne sais pas si tu fais bien de la raconter, cette histoire. Tu ne sais pas si tu sauras la raconter, si tu sauras bien la raconter.
Tu ne sais pas par où commencer…
Mais il se trouve que c’est fait, que ça a commencé.
Alors, faut y aller - sans faire d’histoires.Le Vieux Nègre est toujours là, Æthalidès éd. 2025.
Entretien proposé et transcrit par Florence Saint-Roch
FSR : Marc, en ouverture à Souvenirs de la maison des mots, ton premier recueil paru en 1971 (Les Éditeurs français réunis), tu écris ceci, que l’on retrouve au frontispice de ta page sur internet : « Je suis poète par la force des choses/Par la force des mots notre main sur les choses ». Peux-tu dire ce que signifie exactement cette formule pour toi ?
MD : En effet, il s’agit du premier vers du premier poème de ce premier recueil. « Par la force des choses » est une expression courante qui, déjà, appelait à établir un lien entre la poésie, réputée « élitaire » et le langage dit « populaire ». Etre poète par la force des choses signifiait que ce n’était pas un choix délibéré, culturel, mais une nécessité qui s’imposait à moi. Enfant unique, j’ai vécu la solitude. A 11 ans, je passais mes nuits seul dans ma chambre située au-dessus du magasin de mes parents, à Montmartre, eux dormaient dans un appartement ailleurs dans la rue. J’ai écrit mes premiers poèmes pour tromper le silence qui risquait de m’étouffer. C’est le monde extérieur qui m’obligeait à écrire. Bon, c’est ce que j’ai compris bien plus tard. Dès les débuts je n’avais pas conscience d’écrire pour dire des choses, mais simplement pour dire. Comme si écrire me permettait de comprendre quelque chose. Et c’est toujours le cas : mes poèmes pensent pour moi, bien mieux que moi quand ils sont réussis.
FSR : Je retrouve également cette formule, « par la force des choses », dans ta biographie sur cette même page : « s’en revient à la poésie et à la prose ‘‘par la force des choses’’ »
MD : La prose s’est en effet imposée, à nouveau de l’extérieur, suite à ce long silence d’une vingtaine d’années (pour cause d’incompatibilité avec le « milieu poétique ») qui a suivi mes premières publications. La discipline qu’impose le récit (roman ou nouvelle) en prose oblige à travailler et retravailler son ouvrage si l’on veut qu’un lecteur éventuel y trouve matière à habiter. Ce n’est plus la bouteille à la mer du poème lancée comme à l’aveugle, c’est une maison qui doit tenir debout. En poésie, tu peux « ignorer » le lecteur, en prose, il te faut l’accueillir, et puis le retenir. Les poètes devraient davantage se confronter à la prose, au récit. J’en connais beaucoup qui méprisent les romans, la fiction, etc. Je pense qu’ils se privent d’une contrainte qui, parfois, donnerait plus de corps à leur poésie. La prose t’oblige à t’interroger sans cesse sur le résultat. Il ne suffit pas de savoir écrire, mais aussi et surtout, d’apprendre à se lire. Et c’est une autre paire de manche ! La prose fait de toi un lecteur. Ainsi l’expérience du récit a transformé ma poésie. Cet aller-retour entre prose et poésie est une richesse partagée. Maniant la langue d’autre manière, on ne dit pas les mêmes choses.
FSR : Et encore dans la notice qui suit L’invention du paysage (Les Lieux-Dits éditions, 2016) tu te présentes ainsi : « voyageur par la force des choses »…
MD : Les voyages, bien sûr, au cours desquels j’ai eu la chance de travailler avec des musiciens et artistes d’autres cultures, d’autres langues, etc. Mais plus récemment, la prodigieuse force des choses, qu’elle soit négative ou positive, à profondément transformé mon rapport à l’écriture, doc mon écriture elle-même. Ces « choses », dont la force est telle qu’elles impactent la planète entière, sont de trois ordres.
Le Covid, ou plus précisément le confinement qui s’en est suivi, événement planétaire inédit, nous a jeté dans un monde étrange, ou plutôt a fait de nous des étrangers dans une sorte de monde parallèle. Pendant cette période, j’ai écrit et publié une quarantaine de poèmes sur Internet, comme toujours des sortes de bouteilles à la mer. Mais cette fois j’ai reçu beaucoup de retours, de lecteurs inconnus le plus souvent, parfois (re)connus (Bruno Latour, Michel Houellebecq, Valérie Rouzeau, Nancy Huston…). La Divine pandémie, recueil publié dans la foulée, est constitué pour moitié de ces retours « en direct », ils font partie intégrante d’un livre… Sacrée force des choses, encore et toujours ! Plus que jamais chacun a besoin de confronter son regard avec le regard de l’autre, c’est dans cet entre-deux que l’on peut tenter de saisir un peu de la vérité du monde.
#Me Too est, selon moi, le grand bouleversement sociétal de cette première moitié du 21ème siècle. Repenser radicalement les relations hommes/femmes est tout autant un événement civilisationnel. Avec #Me Too, on entre par effraction dans une autre époque. Cela a entraîné des réactions d’une violence incroyable, à la mesure des violences exercées par le patriarcat qui domine le monde depuis l’invention de l’Histoire. Tous les hommes sont concernés. Et ce qu’on attend, ce n’est pas seulement une libération de la parole des femmes, mais surtout une libération de la parole des hommes, prisonniers de leur propre pouvoir. Cette libération-là, celle des hommes, est beaucoup plus compliquée à mettre en œuvre, parce qu’ils croient qu’ils ont beaucoup à perdre – alors qu’ils ont tout à y gagner. Je me sens personnellement interrogé, touché, affecté, remis en cause dans mes propres fondements : là où mon écriture prend sa source.
Enfin le réchauffement climatique et plus généralement la dégradation brutale et irréversible de notre environnement, qui interroge notre capacité à survivre à notre folie autodestructrice.
Face à ces sollicitations d’une puissance absolue, comment peut-on user du langage « comme si de rien n’était », sans l’interroger, le travailler d’autre manière ? En poésie, en littérature, ce qu’on propose, c’est de la langue. J’essaie de faire en sorte que chacun s’empare de cette langue, par ailleurs tant accaparée, déformée, salie. À la brutalité des pouvoirs, opposons la force de nos mots, notre main sur les choses…FSR : Te lisant, je suis frappée par la dimension éminemment interrogative de ta poésie. La question semble constitutive de ton écriture, elle forme un mouvement prospectif, une en-allée vers « la vie-voyage », comme tu l’écris dans épouvantails (éditions Lanore - Alchimies poétiques, 2002). Est-ce ainsi que tu conçois, que tu vis la poésie ?
MD : Ma poésie, c’est moi, tel que je m’ignore. C’est dire qu’elle est une interrogation permanente. Rien n’est plus important, dans le domaine de la pensée, que de poser de bonnes questions. J’ai écrit quelque part : « Le monde est beau comme une question sans réponse ». Quant aux réponses, il est prudent de s’en méfier, surtout quand elles se présentent que des vérités (« Si tu détiens une vérité, c’est que tu lui a mis des menottes ».) Chacun a ses raisons, mais nul n’a raison tout seul La solution, la réponse, c’est dans l’échange qu’elle se crée. Plus on est à la construire, plus il y a de chance qu’elle soit efficace. S’agit plus désormais de seulement de penser « autre chose », mais de penser autrement. Pas facile de s’y résoudre. Mais on n’a pas le choix : devant nous se dressent des murs, sous nos pas s’ouvrent des abimes, si l’on veut faire tomber les uns, combler les autres. À bientôt 80 ans en avril, je me sens porté par ces défis apparemment insurmontables. C’est la force des choses qui me nourrit.
Le poème est affaire de respiration. La poésie est un corps qui s’adresse à un corps, et non une pensée qui s’adresse à une pensée. Chez nous, elle a évolué, au fil des temps, vers l’écrit et le livre, vers l’intellectualisation. Cela manque trop souvent de chair, tandis que d’autres sociétés (la poésie américaine, par exemple), on continue à se confronter à l’oralité. Je lis mes textes à haute voix trois fois, si ça passe à mon oreille, peut-être d’autres les entendront. Quand j’organise des rencontres publiques, ce sont des poèmes que j’invite, les poètes les accompagnent.FSR : Dans un de tes poèmes, tu écris « La frontière est une fenêtre ». En quoi est-il nécessaire, pour toi, d’explorer ce qui sépare pour pouvoir rejoindre ?
MD : Certains s’indignent de l’existence des frontières, et préconisent de les abolir. C’est une absurdité doublée d’une méconnaissance totale du monde réel. Qu’elles soient géographiques, culturelles, générationnelles, sociales, linguistiques, politiques – voire « de genre », ce que j’aime dans les frontières, c’est l’impérieux désir de les transgresser, d’aller voir au-delà... si j’y suis ? L’immense plaisir de les traverser dans les deux sens ! Une frontière, c’est beau comme une peau, par elle s’établit le contact avec l’autre. C’est terrible quand elle est verrouillée. Ayons conscience de nos différences, et échangeons sans fin nos expériences qui en découlent. Je ne parle pas seulement, ici, des poètes et des écrivains…

