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Paul de Brancion

mercredi 4 mai 2022, par Cécile Guivarch

Il écrit des romans et de la poésie, est rédacteur en chef et fondateur de la revue SARRAZINE (www.sarrazine.net).
Il s’implique régulièrement dans des projets artistiques transversaux notamment avec des compositeurs de musique contemporaine (Thierry Pécou, Jean-Louis Petit, Gilles Cagnard, Nicolas Prost…).
Il vit et travaille entre Paris, la Corse et Nantes, où il organise et anime les Rendez-Vous du Bois Chevalier, rencontres annuelles consacrées à la littérature, aux sciences et à la poésie.
Il est le fondateur et rédacteur en chef de la revue Sarrazine et le fondateur et président de l’Union des poètes & Cie.

Il est régulièrement invité dans des festivals : festival DécOUVRIR de Concèze en 2012 (France), au 25è festival international de poésie de Médellin (Colombie) été 2015, à la 43è Rencontre Québecoise Internationale des Écrivains à Montréal (Canada) en mai 2015, à Sète (Voies vives) en juillet 2020, Etonnant voyageur de Saint-Malo, etc…
Il anime, depuis 2018, les rencontres poétiques de Sainte-Anne (lectures et entretiens sur la poésie en milieu psychiatriques).

Photo de Paul de Brancion par Louis Monnier

Extraits de L’Ogre du Vaterland, Editions Bruno Doucet, 2017

4

Nous étions une famille catholique traditionnelle, les
naissances tombaient avec une certaine régularité. Vatican II
n’étaient pas passé par là et en tout état de cause, Dieu seul
décidait, la contraception c’était le mal.
Hormis l’abstinence, il n’y avait rien.
Ich crois que Léon Jacques avait un certain mépris pour les
femmes. Il s’en méfiait-rien de bien neuf-
                   était sensible à leur charme.

On s’étonnerait que le Bûcheron ait eu tellement d’enfants en si peu
de temps ; mais c’est que sa femme allait vite en besogne.

Le Petit Poucet

 

5

Ich avait des sœurs. Les deux dernières qui formaient avec moi
un trio appelé « les trois petits ».
Léon Jacques n’avait pas beaucoup d’attirance pour la
marmaille, bruyante, contradictoire, multiforme, sujette aux
états d’âme, aux humeurs diverses (surtout les filles).
Il allait falloir marier tout cela, les entretenir, les doter, ça
représentait de longues années d’efforts.
La plus petite de mes sœurs avait son affection. Elle était
brune, jolie comme un cœur, avec une frange noire de jais sur
sa frimousse, des fossettes, l’air perdu et mutin tout à la fois,
de grands yeux sombres.
Il l’avait toujours préférée, elle était du Sud, comme sa mère à
lui, comme sa sœur.

Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eût su
voir ; sa mère en était folle, et sa grand mère plus folle encore.

Le Petit Chaperon Rouge.

 

10

        Elle disait de lui qu’il était un pessimiste méridional.

Qu’est-ce qu’un pessimiste méridional ? C’est un triste qui ne
l’est pas totalement à cause du soleil. Quelque chose comme
ça. En tout cas c’est quelqu’un « d’oxymorique ». Léon Jacques
portait en lui une part funéraire, sa proximité instinctive avec
la mort ne le constituait pas de prime abord comme un rigolo
plein de verve. Il n’était d’ailleurs pas dans son intention de s’amuser.

                   Trop d’onction pour cela.

Qu’aimerait-il d’autre, hormis les voyages : les livres, car on les
tient en main, on peut tourner les pages et voyager en restant
immobile, lire est silencieux.
La considération, oui, la considération.

Spécialiste de l’antiphrase il aimait rarement quelque chose
franchement « ce n’est pas mauvais, ça se laisse manger »
(un repas), « elle n’est pas répugnante » (une jolie femme),
« on peut imaginer pire » (un tableau) « c’est lisible » (un bon
livre). Parfois, il appelait sa femme « ma toute belle », là il se
surpassait, ou bien il faisait sa cour du soir.

       On a compris, il ne laissait que très peu de chose
                   au hasard...

-Est-ce vous mon Prince ? Lui dit-elle, vous vous êtes bien fait
attendre.

La Belle au bois dormant.

Extraits de Ma Mor est morte, poésie en prose, éditions Bruno Doucey 2011 (édition bilingue danois version originale/ version française).

Il s’agit de la mort de Mor et ce qu’il m’en souvient.
J’ai voulu écrire sur cette puissante femelle assagie par les ans
et les mots m’ont manqué car elle m’était étrangère dans
sa monstruosité même.
La langue maternelle n’y suffisait pas. Elles furent donc trois.

Ces trois langues se sont données à moi dans la même phrase
et m’ont permis d’écrire.

L’anglais faisait partie de son bagage et du mien, le français
naturellement aussi, le danois fut l’exil qui m’a sauvé.

Je n’ai rien choisi.

Plus tard, j’ai désiré traduire en Français Ma Mor est morte
pour achever le périple dans une réconciliation avec une figure
profondément aimée malgré sa violence inconcevable jusqu’à
ce lieu où la laideur et la beauté se rejoignent.

En danois, Mor=Maman, mord=meurtre.

 

1

Il s’agit de ma Mor. Il m’est malaisé de parler d’elle car
elle était tellement mélangée, comme mes sentiments à
son propos. Mélangée, elle était en permanence contra
dictoire.
La félicité de la langue maternelle n’y suffirait pas.

 

4

Les oiseaux nagent-ils dans la mer démontée un jour
d’orage et de vent et je devine entre les courants vengeurs
le petit canard qui glisse, perdu au-dessus des grands
fonds, perdu, presque mort dans l’obscurité. Pourquoi n’y
a-t-il qu’une vie, une seule langue et beaucoup de jeux de
mots ?
Ils m’ont dit d’apprendre les langues étrangères et tout cela
pourquoi, pourquoi ? Le pire des malentendus, alors que
« nous avons tous un meeting avec la mort dans les (cathé
drales) de la douleur discutable » * et que ma maman est
morte il y a deux ans et c’est exactement comme si c’était
hier. Elle va venir me faire peur comme toujours, mais elle
est passée de l’autre côté. Elle est morte pour toujours.
Nous avons pu nous dire adieu pour la dernière fois.
Je suis ces trois façons de parler et peut-être aussi des
possibilités musicales qui se retrouvent dans d’autres
langues, le groenlandais par exemple et l’italien aussi qui
agace avec sa ravageuse beauté.

Alan Seeger ; »J’ai un rendez-vous avec la Mort/Sur quelque
barricade âprement disputée/Quand revient le printemps
à l’ombre frémissante/ Et quand l’air est rempli des fleurs
du pommier ... »

8

Je n’ai pas dit au revoir à ma Mor encore, pas encore.
Même si je l’ai fait. Elle m’a dit au revoir. J’ai reçu son
adieu mais je n’y ai pas répondu, je n’ai rien dit, c’était
impossible parce qu’elle avait été si dure.
Je ne l’ai jamais prise au sérieux, même dans sa mort. Elle
était une sorte de monstre. Maintenant qu’elle est morte,
j’ai bien conscience qu’après tout elle était extrêmement
vivante, il est impossible de lui dire au revoir dans le
dos. Avec elle, il n’y avait pas de face à face, elle fuyait,
elle insistait dans sa fuite. C’était une mère fuyante. Elle
avait la fuite en elle, insistante, permanente, irréductible.
Massive.
Maman massive est partie maintenant. Cela ne me console
pas. Ma tâche est devant moi. Je suis extrêmement surpris
par mon émotion. Je pleure presque. Comment puis-je
pleurer ainsi cette femme qui a si furieusement détruit
tout autour d’elle ?

Extraits de GLYPHOSATE FOR EVER, PLIS URGENTS 56, Rougier V ed. 2020
Illustré de deux peintures de V. Rougier.

C’est quoi ça
ces porteurs
de gilets
de warning
qui s’baladent
aux croisements
les samedis
c’est férié

pas contents
d’être nus
de payer
de raquer
de pomper
chaque jour
des billets
sans retour

faut bosser
faut payer
faut douiller
fatigué(e)
t’es viré(e)
consommer
sans money
c’est marrant

dès le quinz-
E-du mois
c’est la cart-
E-Visa
qui s’enrhume
plus de sous
le banquier
à distance
est en for-
massion (« massion »)
et il faut
consulter

tout son solde
négatif
sur l’ordi
à la borne
au distri
au buteur
le mot d’passe
est changé
et le code
est foiré
pas d’réponse
y’a personne
pour causer

y fait froid
sous la pluie
il est où
le soleil
le réchaud
le feu-ment
le kli m’a
et le tique ?

mais l’eau monte
et les ours
n’ont plus rien
à bouffer
qu’océans
de plastique
sous-marins
dérivant par le monde

alors on
cherche un bouc
émissaire

un juif
un sioniste
un arabe
un homo
un sexuel
réfugié
ou la femme
le nanti-
Rmiste
basané

on pourrait
aussi bien
insulter
le bon dieu
le yahvé
le jésus
ou
l’allah
voire bouddha
ou le pape

Extraits de Petit Fennec et autres lapins, éditions LansKine, de bric et de broc, 2017, illustrations : Diane Morel

Mon poulet

mon poulet
que t’es laid
a dit la
maman poule
tu sais bien
mon joli
qu’en rôti
ou pilon
tu devras
tristement
en finir

aux beaux jours
des essaims
de chapons
et de poules
planeront
dans le ciel
du printemps
tu verras
maman poule
que sous peu
nous serons
des oiseaux
migrateurs

traversant
sans regret
et sans peur
les déserts
et les lacs
pour aller
en Afrique
picorer
sur le dos
des serpents
des crocos
et surtout
des grands lions

cot cot cot
dit la poule
que t’es beau

Mon héros !

-
Rêve de fennec

hurler silence
dans le désert
pierres et cailloux
soleil de plomb
fennec se fige
sur son derrière
il se repose
tourne la tête
dans tous les sens
et puis il pense
ça n’sert à rien
suis bien tout seul
personne n’entend
mes hurlements

Extraits de Rupture d’équilibre, éditions La passe du vent, 2017, illustrations d’Hervé Borel

Trébuché

il a trébuché
sur le sable
l’équilibre rompu
peur du froissement
dans sa façon d’aller

c’est le poids de mon corps
parfois à contretemps
qui occasionne la faute

ou bien
est-ce le fer à bout de course
biaisant la justesse des aplombs
sabot trop long
s’enfonçant dans le sol meuble
comme le soc d’une charrue

ce qui devait être légèreté

tressaille
vacille
chute
en forme de soleil
de sang
désespoir envahi
répandu sur une terre
si basse
lourde

Envolto
est allongé
sur le sol
du manège
il bouge à peine respire
son œil s’inquiète
s’affole
je vois sa peur
flatte son encolure

il ne faut rien dire
ne dis rien d’ailleurs
le regarde marcher dans le matin
la tête basse
vers son destin

le camion est là
porte ouverte
il va monter
sans hésiter
partir vers un ailleurs
avec son souvenir
son allant
sa force
quels mots
pour lui ne s’exprime
que par la fuite et le regard

Extraits d’un texte inédit : Maître Corbarek XXI

Maître Corbarek XXI sur un cabinet de consulting perché
tenait dans son blanc-bec
un Covid (XIX) alléché
mutant phénoménal
issu des faveurs inouïes
des Ohms ou plutôt des Fhoms
qui par égocentrisme et géocentrisme effrontés
avaient fait son lit

supprimant une à une toute barrière
de sécurité naturelle
manipulant frénétiquement les gènes
mélangeant les espèces
parquant ses congénères
dans des camps effroyables
avec pour unique objectif
la richesse de certains
et last but not least
le développement économique
afin déclaraient-ils d’aller vers le futur

Maître Corbarek XXI (vingt et unième du nom)
tint à peu près ce fromage :
croa croayez moi si vous voulez
vous les Fhoms n’êtes que des croque-morts
éradiquant tout ce qui ne circule pas vite
et ne rapporte rien

votre libéralisme financier récurrent
est un « cluster » à lui tout seul
sans foi ni loi est votre bitcoin
« la raison du plus fort s’imposera tout à l’heure »
grâce aux communicants fidèles
aux médias
à votre abrutissement
Fhoms stressés fatigués et soumis
le dé-confinement vous éblouit
le re-confinement vous ratatine
le couvre-feu vous assoupit
la guerre est déclarée sous tous les masques

les rois qui vous gouvernent
ont la vie trop facile
le dehors est dedans ...

BIBLIOGRAPHIE

Le Château des Étoiles, étrange histoire de Tycho Brahé, astronome et grand seigneur, biographie romancée, éditions Phébus 2005. Traduit en danois, brésilien et tchèque
L’enfant de Cederfeld, roman, éditions Albin Michel 1991
Vent contraire, poésie, éditions Dumerchez 2003
Le Lit d’Alexandre, roman, éditions A Contrario 2004
Le Marcheur de l’Oubli, poésie, éditions Lanskine/Academia di i Vagabondi 2006
Tu-Rare, poésie, éditions Lanskine 2008
Alors… musique, poésie, éditions NU(e) 2008
Temps Mort, poésie, éditions Lanskine 2010
Ma Mor est morte, poésie en prose, éditions Bruno Doucey 2011
Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre, éditions Lanskine 2013 (Prix de poésie con-temporaine Poés’Yvelines 2014)
Concessions chinoises, éditions Lanskine, 2016
Rupture d’équilibre, éditions La passe du vent, 2017
L’ogre du Vaterland, éditions Bruno Doucey, 2017
Tu veux savoir comment je m’appelle ?, éditions Lanskine, 2019
Glyphosate for ever, Rougier V. Ed., 2020

Ouvrages collectifs :
Qu’est-ce que la littérature érotique, éditions Zulma 1993
Cour intérieure, poèmes pour le numéro spécial Claude Paul-Louis Combet, édi-tions Corlevour 2009
Année poétique 2009, anthologie éditions Seghers
Trente comme un/trente communes, nouvelles, éditions du Petit Pavé 2010
Enfances, regards de poètes, éditions Bruno Doucey, 2012
Anthologie des poètes français et marocains, t.3, éditions Polyglotte/C.I.C.C.A.T
« La pensée est négation : sur l’Histoire, la Culture et la politique » entretien avec Pierre Bergougnioux, Fayard, Septembre 2014, éditions Polyglotte/C.I.C.C.A.T
Dérives portugaises, dans l’Almanach insolite, Mines de rien 2014
L’Insurrection poétique – Manifeste pour vivre ici, Editions Bruno Doucey, 2015
Journal de ma mor, Poetiske rum / Espaces poétiques - Ed. Fransk Bog Kafe/SLC, 2020

Livre d’artiste :
Un homme de caractères - Que ferions-nous sans ce Huin là ? Saig 2008
Béatrice Englert, dessins, éditions FVW 2009

Collabore à de nombreuses revues, récemment : La Passe, Littérales, Thauma, Nunc, Atelier de l’Agneau, Revue Place de la Sorbonne, Poézibao, Secousses, Phoenix, Coaltar, Cahiers du Sens, Poly-glotte

Page établie avec la complicité de Clara Regy


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