Après des études de lettres, philosophie de l’art et musique (Paris-Sorbonne, ENS-Ulm), Christine Guinard agrégée de lettres classiques, enseigne le français, le FLE et les langues anciennes.
Traductrice (Journal d’un réfugié catalan de Roc d’Almenara, Mare Nostrum 2012, le Revenant éditeur 2020, Anthologie de la poésie catalane, 2023) musicienne, vidéaste, elle publie ses poèmes dans de nombreuses revues littéraires depuis 2007 (la Femelle du requin, Contre-Jour, Nunc, Poésie première, Exit, FPM, Triages, Place de la Sorbonne, les Hommes sans épaules, Phoenix…) et contribue à des ouvrages collectifs (le Système poétique des éléments, Invenit, La Chambre d’échos, éditions du Croquant). Elle participe aussi à de nombreux festivals en France (Midi minuit poésie à Nantes, Salon de Romorantin, Marché de la poésie, Printemps des poètes), en Belgique (Buigen of barsten, Roulers, Fiestival Maelström, Poetik Bazar) et ailleurs (Poesia en el Laurel, Granada, Festival internacional de poesia Tizayuca, Festival de Otoño, Granada, To be a woman, Baku). Elle participe aussi à des créations collectives, comme la Traversée des éléments, danse (Danza Duende) au théâtre le 140 dans le cadre du Fiestival Maelström et à des résidences d’écriture (Maison de la poésie d’Amay, le Cent-Quatre, la Ferme des lettres) et sera poétesse associée à l’Espace Andrée Chedid en 2023-2024. Musicienne (piano, chant lyrique), vidéaste (vidéopoèmes) et explore la conscience corporelle, le souffle et le mouvement à travers des recherches dansées (danse contemporaine, danza duende).
Ses ouvrages poétiques : Si je pars comme un feu, l’Arbre à paroles, 2016, En surface, Éléments de langage, 2017, Des corps transitoires, Mémoire vivante, 2017, Il y a un soir, il y a un matin, Ce qui reste, Time Lapse, Corridor Éléphant, Sténopé, Autour de B., Ils passent et nous pensent, Unicité, Vous étiez un monde, Gallimard, s’accompagnent parfois de photographies et ses recherches explorent souvent la circulation entre texte, image et son, comme dans le triptyque Mnemosyne(s) – installation vidéo créée au Cent-Quatre à Paris, diffusée en Belgique et en France – et dans la série de vidéo-poèmes créée entre 2020 et 2022.
Vous étiez un monde est paru en octobre 2023 aux éditions Gallimard.
Extrait de Si je pars comme un feu, 2016
Nul n’est prophète
Je vous parle ;
ma voix ne porte pas .
C’est à vous, au pied du mur d’enceinte imaginaire
les mots déjà gisant
évadés ; à vous que je m’efforce
de signifierc’est à vous que je parle
la langue
du monde
vous êtes près de moi, je ne vous sens presque plus
ma voix s’effrite peut-être, demeure le flux de connaissance
ancienne
intime
vous m’êtes si proche, une autre peau simplement
séparée de moi par les jours
et pourtant, pour vous
mon timbre ne perce pas
couleur des courants d’air, murmure de l’espace
il est chargé des ombres ambiguës
des signes, même, de l’univers qui vous contiendra tous.Malhabile à s’en distinguer tant est fine et familière
sa vibration, il s’évapore avant que ne se meuve
en vous
en moi près de vous
l’idée d’une existence singulière ;
je vous parle :
au-delà de vous
c’est aux autres que je m’adresse,ceux-là, loin à l’horizon vague de l’infini des routes,
qui percevront le son,
tel un écho sourd,
le rebond organisé de ces mots
délivrant le secret, enfin
d’une voix qui chantera
près d’eux.C’est au bout des chemins
d’errance,
de l’autre côté de la ligne
du monde, au plus profond de la voûte
du ciel,
que je vous parle,
à vous.Vous ne pouvez me voir
déjà je suis ailleurs
vous ne m’entendrez pas ;car nul n’est prophète
auprès de soi,
aux sources de son eau
et des pulsations, même,
de son sang.
Extrait de Des Corps transitoires, 2017
Entre chien et loup
C’est l’arrivée anxieuse de la fin d’après-midi, le moment, comme une scansion imperturbable, de l’apparition. Dans l’embrasure de la porte, la silhouette opaque se tient décidément debout, si raide qu’elle semble dénuée de vitalité. Elle considère attentivement les divers objets, la forme imprimée par l’espace aux murs plus étroits d’un côté, par l’arrondi de la fenêtre de l’autre, presque aussi vaste que le mur lui-même ; puis elle concentre son attention sur les êtres au cœur de la pièce. Elle se tient là, sans mot dire, droite et glacée.
Le plus remarquable, c’est justement cela, la froideur de son air, le marbre imprimé dans les jambes, la pesanteur appuyée des bras et son visage perdu dans la masse informe de l’arrière-plan. Elle ne repartira pas si vite. C’est un pantin vert mat et brun, travaillé imperceptiblement malgré la dureté des traits, par une palpitation fervente et contenue, égale. Il observe, il toise, il retient : tout ce qui se déroule ici, sous son regard, jeté en pâture à son besoin irrépressible, tout est passé au crible de sa mécanique vorace. Il ne doit rien demeurer là qui puisse continuer de vivre librement, d’osciller au gré des mouvements de la lumière, des minutes converties en heures aux abords de la nuit. Il veut tout pétrifier, enserrer de ronces, endeuiller.
Ainsi satisfait-il à la dévoration des jours ; afin que les heures, là, n’aient aucune prise, aucun pouvoir de donner vie, de métamorphoser ; afin qu’elles puissent seulement recouvrir, imperturbables, d’une patine corrosive, les choses et les êtres innocemment entrés dans la pièce -parce qu’ils y furent à leur place, innocemment demeurés là -parce qu’ils y trouvèrent à vivre, absurdement figés, finalement, par le regard sidérant du pantin de la porte.A l’intérieur, les être et les choses résistent, livrent une bataille tenace, contiennent presque englués déjà leur respiration, leur mouvement interne, leur appétit. Pour gagner du temps, il faut laisser le pantin jouir du spectacle, tenir les rênes, considérer tout mort. Il faut précipiter la fin apparente, le renoncement aux échanges avec l’air, à la porosité des murs, des corps, aux sensations fragiles, au partage de l’espace. Ainsi, au fond d’eux-mêmes, choses et êtres décident ensemble, vaincus depuis toujours par la puissance de la silhouette qui, en tout cas, condamne définitivement les va et vient à la porte d’entrée, décident de ne céder qu’à demi, de tenir bon, le dos rond et le ventre creusé, d’encaisser le regard d’acier qui pénètre au fond de leur monde du dedans, de répondre en fait provisoirement à l’ordre intimé chaque jour, à cet endroit précisément, l’ordre de mourir un peu.
Ce n’est pas si grave, pensent-ils, c’est déjà une victoire, nous ne mourons pas vraiment, nous le contentons à peine, nous faisons semblant. Nous persistons à entendre, à voir, à transformer dans nos veines les parcelles, les éclats d’air chaud en sang constant, en pulsation, en images. Pour le moment, nous maintenons le cap, ce qui se passe en nous s’est retiré pour mieux satisfaire aux nécessités élémentaires, au besoin d’une tiédeur continue, favorable, à l’ouverture au-dedans d’un monde très large, vertigineux même et tant pis, aussi vaste peut-être que le temps. Ce n’est pas si grave, qu’en conclure ? Ici nous avons consenti à la lutte muette, nous préférons notre silence, le scandale est à venir. Et puis nous n’avons pas d’armes, nous faisons grève, nous préparons le sursaut. Alors, chaque soir, le tumulte de la vie se mue en une torpeur feinte, une rigidité des formes qui laisse croire, par avance, au gel d’hiver.
Le pantin de la porte, apparu sans avertissement chaque fois pareil, à peu près au même moment du jour, aimerait tragiquement l’hiver. Il exige des campagnes rases, des terres retenues par le givre, des branchages en débâcle. Il n’aime pas les mélodies franches, le grain des voix lointaines, l’élan des corps qui se meuvent au grand jour. Il n’a peut-être pas de conscience, il ne sait sans doute pas ce qu’il aime, il apparaît seulement sûr de son fait, il accomplit son outrage ; ainsi qu’un diable tout juste articulé il exige là le repos sans terme, le retour à l’origine du jour et à l’engloutissement nocturne.Il est pourtant difficile à distinguer, sa silhouette, d’un bloc, masque le détail et la contradiction, la chaleur qui pourrait même se frayer un passage discret. Sa persévérance mécanique et sans faille le conduit à figer un univers entier qui, il le sait bien, ne lui appartient pas. Il sidère en tout cas, il met au repos forcé ces organismes continuellement au travail, et cette victoire, semble-t-il, sur la lumière, lui confère une certaine stabilité. On dirait presque que, comme il se tient, posté là, dans l’encadrement de la porte, de la même manière il s’appuie, de sa puissance non négligeable, sur le dérèglement qu’il imprime au monde sous son regard, sur la mise au pas, voire la glaciation.
L’on pourrait croire, à considérer la scène depuis l’extérieur, là, de l’autre côté de la fenêtre, qu’il craindrait, plus que tout au monde, un courant tiède, mal anticipé, un simple courant venu de l’entrebaillement au-delà des volets, qu’il suffirait non d’un orage, mais d’une giboulée printanière, de fraîcheur et de torpeur mêlée, pour opposer un dérèglement contraire, sournois, inattendu, un claquement de porte un peu cinglant, pour emporter avec lui les vibrations régulièrement émises par le gel apparent ; pour créer, sans le savoir, le tourbillon suffisant à l’explosion des contours, du magma, en parcelles virevoltantes, animées par le feu, irradiées par le vent, dirigées comme des balles vers l’ouverture, disposées à conquérir la terre.
Extrait de Sténopé, 2019
J’attends de voir si la nuit sera poreuse.Pour percer le secret, je danse sur le revers de la croûte terrestre, je sens la cohérence de l’ensemble aléatoire, j’émerge tel un pantin noueux du tissu brumeux de la naissance. J’ai vu tout ce qu’embrassait mon regard poussé depuis le genou légèrement plié, où l’impulsion bondit en moi.
Je suis celle que l’on sait, connue des miens et seule parmi les autres. Je suis celle qui s’ignore et cherche encore la lune, qui perd de vue la lune chaque soir que la nuit porte, que la lune débusquée abandonne d’un froufrou de robe montgolfière, renvoie aux astres fuyants, rejette à la peau grumeleuse du sol commun aux hommes, aux animaux, ballote jusqu’à la nausée d’ombre en lumière, de fracas en recueillement subtil.
Je suis ce nouveau-né de l’ancien temps qui transperce, en position fœtale, la paroi végétale pour faire son entrée dans l’univers sonore et désaxé. Je suis l’enfant de la soif, de la faim, qui ose s’avancer sur des terres douteuses, habitées par des formes hybrides, l’enfant dérouté par l’étonnant frottement des langues entre elles, lorsqu’elles se superposent en brouhaha brutal, lorsque sans rien nous dire elles accaparent l’espace du ciel ouvert, elles privent la lune de son masque, elles dénudent le relief entrelacé, contraignant les yeux purs encore à brûler sur le vif, l’enfant dont les poumons privés d’air emportent dans la chute les bras, le buste et puis les jambes, en un roulé-boulé définitif plus triste que la fin.
Extrait de Ils passent et nous pensent, 2023
(…)
je n’ai pas atterri sur les plages
je n’ai pas demandé l’asile ou le refuge
je n’ai accompli aucun exploit
(si ce n’est survivre à d’autres forces hostiles)
je suis petite et mon chemin n’a peut-être pas encore commencé
même s’il ne me reste plus
tant de temps à gonfler sous la lumière mon poumonil n’est pas toujours temps
depuis le bord de la langue
d’accoster sur l’autre rive et
même déposée là
au milieu de l’eau lisse
on s’égratigneje n’ai pas dû rentrer ma langue
tourneboulée dans ma bouche sept et sept fois
je n’ai pas dû la rendre
je n’ai pas dû la cacher, la troquer
(j’ai dû l’avaler un matin pour des décennies mais c’est une autre histoire)
on ne m’a pas dit à coups de porte-voix que ma langue - était autre
on ne m’a pas empêchée
(tout de même un matin avalée cette langue et sans savoir,
je portais depuis lors en moi
l’urgence de recoller – leur langue à eux, en guise de langue, en guise de langue que
personne ne peut perdre)je n’ai pas atterri sur la plage dans l’air obscurci d’une nuit glacée de février
vu les coups vu les pleurs vu la chute d’êtres épuisés
tirés de leur étude à coups d’insultes assenées
< sale rouge, en français, l’espingouin, tire-toi animal > l’odeur inhumaine la maladie les morts
j’ai juste habité ma maisonje n’ai pas su quoi répondre aux questions du dedans
pas plus qu’à celles du dehors qui insistent
et toi, où tu vas ?
j’ai préféré rentrer en argile incomplète
en draps de peau me tenir à l’écart des vivants
tout au fond de mon antre dont la porte s’ouvre au vent
elle lie, elle rit, elle chante et pourtant
esseulée du dedans contenir le retrait
le garder près de soi toute parole vaine et ce ciel
qui nous broiedepuis ma maison je n’ai pas dû trouver
comment dire moi
la frontera la frontera la frontière
refugiats refugiados réfugiés
j’ai cherché mais je n’ai rien trouvéce sol effondré c’était le sol des villes natales
c’est étrange, les villes natales sont tenaces
ce sol effondré c’était un mirage
les mirages ont d’autres teintes, mordorées
un sol qui cède, matière volcanique, creuse et sédimente
en sous-sol
creuse et torpille la matière même les mots pour la matière
écrase les branches effeuillées à peine portées déjà à bout de tronc
dans le sillon délavé laissé par l’effroi des racines
où était-ce ?j’ai juste habité ma maison
j’ai parlé la langue de ma mère, de mon père et de mes amis
j’ai juste habité la même grande ville si longtempsje n’ai pas pris de décision
je n’ai pas agi rapidement sans savoir
(quoique sans me tourner parfois j’aie dû partir
quoique sans inspirer parfois j’aie dû me taire)j’ai étudié de près les livres
j’ai appris des langues et découvert des pays traversés
de peintures et de musique
(tout de même, avais-je une maison ?)Où est la maison
tu as perdu la trace
ils avaient traversé la frontière
et toi qu’est-ce que tu as fait quelle langue aborderje n’ai pas parcouru sur la plage et pour la quitter des centaines
de mètres improbables
chargés de neige de déroute de déchets
traversé des barbelés sous les fusils pointés
héroïque crié le nom d’une terre et d’une langue
pour la tenir, pour la porter
sillonné sous nom d’emprunt et sous rideau
les couloirs de la maison que jamais je ne ferais miennej’ai lu entre les lignes et j’ai joué du piano j’ai répété progressé,
puis écrit
je n’ai pas tout recommencé ici puis là parce qu’humaine
(j’ai tout recommencé pourtant quelquefois là même)je n’ai pas dû chercher un sens
dans la direction de mes pas
eux d’abord et moi derrière
les pas qui dessinent la cause et la conséquence
je n’ai pas dû gagner coûte que coûte la ville
proche
après le camp, la neige et les morts en hécatombe
pour avoir le droit de parler, d’échanger
les mots de l’urgence pour penser quelque chose au moins la
déroute et l’abri
le non-retour à défaut
de croire en l’étoile - l’avenir se dérobe- au présent détraquéaccrocher non-retour comme cible
aiguiser les flèches en soi-même pour viser le centre
le rêver, le panser, vouloir revoir la langue
revoir la terre et les maisons
revoir les siens et leur parler
rouler les « r » et passer légèrement sur les finales en « a »
la langue de là-bas, comprise un peu ici,
la langue à non-dire, comme une cible
la langue-escalej’ai simplement pensé survivre dans le sillon des villes j’ai simplement tenté de gagner parfois un timbre
éclairci la voix portée plus net après le passage du poumon après l’engouffrement
la voix d’après la voix des vivants parfois qu’on n’entend plus tant elle se brise
dès l’origine
tant interdite on l’a tournée tête par-dessus bord jetée
sans précaution comme on évacue sans tri les déchets(…)
Extraits de Vous étiez un monde, 2023
(…)
Et lui perdu dans ses livres et dans ses écritures apportait la confirmation muette - et lointaine, évadée - de ce monde livré aux femmes, connexions surnaturelles presque entre la terre et le ciel, entre les êtres et les choses, enfin qui animent le monde et le portent, passeuses et ouvreuses de fenêtres grand
elles étaient jeunes éternellement, belles, là – et permettaient d’y croire, au lever de la terre le matin, qui n’a d’autre fin que lui-même
leur être se mélange, se superpose aux autres êtres, elles sont d’avant-guerre et couturières, elles ont traversé la guerre et les frontières, elles sont d’après-guerre et rebâtissent le monde là, en exil, loin, ici demeurées, elles rebâtissent et c’est ce qui reste à faire toujours, quelle autre urgence.
On aurait pu voir la pluie tomber cent fois sans être émus parce que la pluie abreuve notre sol - l’eau descend vers le langage des plantes sèches au ras de la terre et nous nous abreuvons aussi - c’est l’eau qui irrigue mes veines et moi, de feu, de vent et d’eau, je tournoierai sans cesse.
Je m’avance dépouillée,l’espace est immense et perceptible
je pose les pieds l’un après l’autre comme sur un fil ne tient qu’à cela,
j’avance vers la dérouteles bras le long du corps
notre route son débord son fracasentrer dans la nuit à travers un drap d’ébène
la danse nous portera
entrer dans le chaos comme on l’avait quitté jadis
peut-être
comme il fut toujours là, vibrant sous nos pas
entrer dans ce que nous fuyions de nous-mêmesaprès le Styx s’il demeure un éclat de mémoire
entrer là pour toujours
dans le noir.
ll nous faudra ramasser les coquillages, souffler sur la braise toute fine, il nous faudra lever les yeux, nous y verrons clair peut-être, jaune et bleu -ce n’est rien, il fait clair, toujours l’eau s’écoule.
Soleil d’été aux vagues roulantes et je ne sais comment on tourne et l’on côtoie le sable blanc collé, elle est derrière posée au sol et si belle, elle est la plus belle et violette et seulement, on creuse le tourbillon de la vague claire, plus bleue que le ciel, les petits corps savent le velours du contact, passe et repasse, l’eau baigne la bouche et l’on ressort.
Est-ce au cœur que le temps fuse, est-ce qu’il perce les valves, fige les alvéoles et les peaux
superficielles, est-ce au corps, est-ce au-dehors ?est-ce la nuit qu’il passe et s’effiloche aux traînes du levant, est-ce au réveil qu’on le tient et le perd de la main ? est-ce en rêvant, est-ce en jouant, est-ce tapi dans le silence à ausculter les sons du soir ?
Que nous arrive-t-il, je garde en tête le ballet des sirènes -où partent les corps, où s’échappent les êtres, qu’en faites-vous, qui êtes-vous, où fuyez-vous – l’air est presque insalubre et nous avons soudain peur du noirque nous arrive-t-il, le repli nous vient comme en des cabanes fragiles ballotées, en des cabanes fortes invincibles, le repli confiné
nous vivants qu’avons-nous vu qui nous brûle, qu’avons-nous fait ? il faudrait dormir et replié, dormir sur soi et sur le bord de l’autre, recouvrir les corps là tout près
il faudrait trouver la lumière
-qu’avons-nous dit qu’il fallait taire ?
De soif et de faimde dire, nous brûlons et voilà que se meurt
le terrain qui nous étions
que brûlent nos entrailles
tu venais de naître
toi qu’attendent les papillons bleus, les mésanges, les libellules -qui crois en eux plus que nous
toi qui les crois
qui es encore
euxtoi
que fera-t-on ?
On aurait tort de croire que cela ne changeait rien, tort de se fier, chaque bruissement de l’air bouscule en cascade la chaîne des oiseaux jusqu’aux nuées, chaque vibration, une secousse, un faux départ, une défaite, à moins que, à moins que rien ne bouge, un flux sans contour qui scande la douceur de l’air, à moins que tout en place déjà, nous appelle, nous délivre.
Chemin faisant
les mots déçus
vous n’aviez rien
à en dire.
Je marche sur le sable des heures durant, j’arpente, à un rythme soutenu, je reçois le vent de face, je le cherche, je longe la mer, je m’y épuise, je vois le bleu et le gris qui me gainent, me donnent le courage de m’épuiser plus loin, je n’ai pas d’autre but, je me grise, m’anesthésie.
C’était l’automne on n’avait pas pensé à la lumière
la lumière nous abandonnait on était réduit à l’état de petites coques rassemblées
la terre réverbérait l’humus et la fougère
au bout du bois j’avance sans savoir
la lumière a filé, sous les feuilles en tornade, les feuilles mêlées de glaise
la lumière s’infiltre sans savoir
réduite à sa plus faible intensité il fait déjà nuit la terre est mouillée
détrempée même
la terre boueuse se dérobe sous le poids des déambulations on retarde le moment
de savoir
je ne sais rien
et le chemin sous le bois nous conduit plus loin
où le temps poursuit la lumière en fuite
et c’est la nuit depuis le matin
la nuit du bois, humide et douce,
l’univers poreux des amas de feuilles et d’herbes je suis le chemin sans savoi
au loin le lac
au loin le soir qui vient.
il suffit de suivre le chemin je me détourne
on oublie la lumière, la pulsation marécageuse des arbres au bout du bois, des touffes de feuilles sur l’eau
la nuit descend sur les contes, les elfes et les clochettes
le bois se referme, on a encore le temps.
Se laisser couler sous la masse, des flocons s’enchaînent m’arriment entre le sol et eux
il m’a semblé lutter pour ne pas m’allonger dans l’absence,
la confusion du blanc sur gris sur blanc
la ouate de la mémoire éteinte et pourtant non, tout a pris forme
la neige entêtée n’en finit pas d’assourdir l’écho des pas fuyants
un froid de neige que rien ne réchauffe,
il fera jour demain.
Tu me dis que le monde brûle
je ne te crois pas
mais je le voisqui brûle de tous ses feux comme j’ai brûlé moi
qu’en reste-t-il après,
ce qui renaît sous la peau noircie et les tissus
le cœur bat le sang coule encore
le sang décide et il repart, dans la danse le corps renaît
de ses cendres, une greffe -qui bat là tout est noir.
Je me penche et l’on m’éventre, je suis sans armes face au monde
et pourtant, mes feuilles, mes glands,
soutenir le regard face à ma descendance prolixe,
maintenir la posture en canopée puissante – qu’y puis-je, ce bois dont on me brûle
c’est mon bois, pour vous pauvres pêcheurs
la chaloupe m’a oublié, qui va là ?
je suis seul au cœur de la forêt, je suis la forêt
je suis le milieu naturel et la multitude -je ne suis pas seul crois-moi
je suis toi et tous les autres
l’arbre qui cachait la forêt
je suis l’arbre
qui a mal au ventre
du bout des lèvres qui te chante.
Je ne raconte pas d’histoire ou bien elle s’infiltre, elle suit le mot et tisse
les sons disent l’image et le temps court,
on va rapide au ruisseau, à ses algues brunes
on remonte la pente et le glacier, la source du fleuve énorme et grondant qui se précipite au delta.
Les ombres ne s’entassent plus dans le dos de la lumière rasante
les ombres traversent le rai de lumière
de plain-pied
ce sont des formes, mi-écho, mi-reflet
se postent dans le champ clair de la rétine, veulent te parler.(…)
Bibliographie
- Si je pars comme un feu, l’Arbre à paroles, 2016,
- En surface, Éléments de langage, 2017,
- Des corps transitoires, Mémoire vivante, 2017,
- Il y a un soir, il y a un matin, Ce qui reste,
- Time Lapse, Corridor Éléphant,
- Sténopé, Unicité,
- Autour de B., Unicité,
- Ils passent et nous pensent, Unicité,
- Vous étiez un monde, Gallimard, 2023