Judith Chavanne est née dans l’Isère mais vit et enseigne actuellement en Ile-de France.
Elle est membre du jury du premier recueil.
Extrait de Entre le silence et l’arbre, Gallimard, 1997
On n’aura pas osé couper le cerisier lorsqu’on a bâti le mur encerclant la fabrique ; on l’aura laissé, serré par le béton, et menaçant de le rompre, menacé de croître d’un seul côté sans harmonie.
Il se déploie ici pour qui le découvre comme l’épanouissement insolite, au printemps surtout lorsqu’il est en fleur dans ce lieu de houille, de formes sévères et géométriques – rectangles et cheminées d’usine –, comme l’air rassemblé en fleurs quand tout œuvre autour à l’asphyxie.
Mais quel est-il pour ces hommes qui chaque matin pénètrent dans l’enceinte jusqu’à la nuit et, comme si c’était depuis toujours, travaillent la matière lourde, les couleurs ternes, le bruit — qu’est donc cet arbre dans le site de l’usine ?
Rien sans doute qui les préoccupe ni même qu’ils aperçoivent, si ce n’est au hasard. Mais si le hasard venait à faillir et le cerisier ne plus surgir au détour d’un regard ? Ils verraient dans l’arbre l’espoir, désormais absent.
Extrait de La douce aumône, Empreintes, Suisse, 2002
Il y a, après la saison tue, la saison du vent.
On vit avec le tremblement des arbres : des peupliers
sous la rafale. L’enfant, en bas du monde et attentif,
écoute depuis la cime leur effritement.
Et le silence indéfiniment chute parmi les feuilles.La nuit encore, les frondaisons par la fenêtre sont insinuantes ;
elles nous sont bientôt un rythme, plus que notre cœur.
Extrait de Le don de solitude, L’arrière-Pays, 2003
À Vermeer
Tout n’est plus que temps lorsque la jeune femme
reçoit une lettre, l’ouvre, avec le papier déploie
la distance ; les mots signifient déjà avant qu’on les lise :
il y eut un autre jour.
Auprès de la femme est posé un livre,
comme on en reliait autrefois avec du fil ; c’est une autre
parole rapportée de page en page.
Et sur la lettre, n’y aurait-il rien d’écrit,
ce serait encore l’immense,
comme de l’angle d’un meuble qu’elle heurte, la lumière jaillit.
Pendant ce temps le ventre de la femme s’augmente
d’une présence encore anonyme.
Extrait de Un seul bruissement, Le bois d’Orion, 2009
La lumière mordorée des soirs qui s’attardent en février,
on dirait un murmure,
pour lequel la couleur se cuivre, se concentre
sur l’écorce du bois.Celui qui chuchote aussi se rassemble
bien plus qu’en la parole qu’il prononce à haute voix,
parlant de tout son corps quand il parle bas.Et tout le jour la lumière cherche comme une inflexion
la nuance, elle tourne autour du pommier ;
enfin elle le vêt, avant de se perdre,
d’une douceur parvenue à maturité.
Extrait de A ciel ouvert, L’arrière-Pays, 2011
Revenir avant la nuit, entre le travail
et l’obscurité, revenir à soi à l’heure de trêve
et de demi-clarté, comme les oiseaux aussi reviennent
que l’on croyait à jamais partis.Ils viennent pour des miettes jetées dans l’herbe
où on les voit becqueter.
Soi-même devant la fenêtre ou une feuille,
on se rassemble, on glane
ce qui du jour veut bien nous revenir.Ce n’est pas le grand œuvre ; cela simplement :
une paume, dedans du grain,
un oiseau qui mange parfois à même la main,
une âme où les menus faits du jour se recueillent.
Extrait de Elle chantait, Éditions Henry, Collection La main aux poètes, 2017
Elle chantait
quand elle se sentait devenir irréelle.Peut-être sous un certain regard
sommes-nous transparente chair
et lumière au-dedans
seulement quand on aime,
quand survient l’événement :
la mésange dans l’arbre réduit à ses branches,
qui s’allume (petit feu),
se teinte – feu bleu.Elle chantait ; porte flamme, porte oiseau,
recevant la couleur du chant.
Extrait de À l’équilibre, Le bois d’Orion, 2018
Pourtant, il y a de la douceur ;
la façon comme un sourire en avril
que le prunus et le cerisier ont d’éclore ;à des carrefours, la marche suspendue
le temps qu’on hésite, et le corps
qui prend avec grâce une pause inconnue ;le rythme plus lent sur lequel se prononce
une amie, comme pour nous laisser le temps
de nous installer dans une parole partagée ;et cette place qu’on s’accorde aussi
en aimant en secret, destinant des pensées
que l’on sait pouvoir être reçues.Il ne suffit pas que l’âme soit effleurée ;
mais on peut sans doute aller sans frémir,
avec l’air, la voix, les corps, l’absence même
et la nature inventive pour alliés.
Extrait de L’empreinte d’un instant, Potentille, 2021
L’hortensia a ce bleu intense
des choses muettes qui s’accomplissent
dans leur couleur ou leur éclat.
Extrait de Peut-être des lis, Le bois d’Orion, 2022
Heureusement, il me reste un pronom.
Ai-je mesuré de ton vivant
ce que peuvent deux ou trois lettres,
une syllabe, des sons ?Je m’adresse à toi et je conjure
ce que malgré elles conservent de dur
ces lettres : je te dis « tu »
et c’est comme si au creux des paumes
je tenais de l’eau fraîche irrésistiblement,et que tu t’approchais
pour la boire, vivante, à délicieuses gorgées.
Extrait de De mémoire et de vent, L’herbe qui tremble, 2023
L’oiseau honore de son passage
le carré de ciel devant la fenêtre
qui me compose un jardin aérien ;un doux sourire
(malgré décembre éteint, immobile)
de reconnaissance : témoinde cette visite qui
n’est déjà plus qu’un souvenir
lui-même qui s’amenuise.Plus longuement dure
- et c’est heureux –
la mémoire de l’ami, de sa venueque le regard ravive quand
au salon il rencontre
le bouquet de fleurs blanc.
Deux inédits
À N.
On entrait dans le livre comme dans une cabane
(feuillage des branches, feuillage des pages),
il fallait se baisser — moi surtout,
tu avais un âge plus approprié,on s’y serrait,
ta tête souvent posée contre mon épaule,
légèrement penchée,
lire ensemble dans le soir était une étreinte
(on ne le savait pas — on le devinait),c’était un seul souffle,
une commune envie d’avancer
(je me souviens des chemins et des landes
de Merlin, Arthur et ses chevaliers),c’était se fondre
comme dans une eau dans la langue,
dans le dernier cercle
de lumière avant la nuit que formait la lampe
c’était une trouée, c’était nôtre
— c’était.*
À C.
La lumière est tombée à terre ;
on marche en elle qu’on soulève
par vaguelettes, vagues
jaunes, orange ou rouges selon…Il y a un peu de ce souvenir-là,
lorsqu’on fendait la mer,
genoux haut levés, conquérants,
éclaboussés comme on l’est encore
non plus d’écume dans la forêt
mais du bruit des feuilles, de leur froissement.Il demeure quelque chose,
une même jubilation
bien que peut-être modulée :
on entre dans l’élément, le soleil
dans les feuilles accumulé.Et comme en été, on ne sait exactement
du cœur ou de la vague
qui abrite la résonance, qui le battement.
Œuvre poétique
- Entre le silence et l’arbre, Gallimard, 1997 (Prix de la vocation et prix Louise Labé)
- La douce Aumône, Empreintes, Suisse, 2002
- Le don de solitude, L’Arrière-pays, 2003
- Un seul bruissement, Le bois d’Orion, 2009
- A ciel ouvert, L’Arrière-pays, 2011
- Elle chantait, Éditions Henry, 2017
- A l’équilibre, Le bois d’Orion, 2018
- L’empreinte d’un instant, Potentille, 2021
- Peut-être des lis, Le bois d’Orion, 2022
- De mémoire et de vent, L’herbe qui tremble, 2023 (Prix Ivan Goll)
Livres pauvres
- Trouble du temps avec Catherine Sourdillon
- Comme l’écume, les fleurs, avec Catherine Sourdillon
Œuvre critique
- Philippe Jaccottet, une poétique de l’ouverture, éditions Seli Arslan, 2003
- Préface à la réédition de trois volumes de Pierre Voélin aux éditions Empreintes (Suisse), 1999
- Préface à Dans les pièces obscures, dans les claires de Bo Carpelan, Atelier La Feugraie, 2003
- Coordination du numéro 45 de la revue Nu(e) consacrée à Pierre Dhainaut, novembre 2010.
- Différents articles et notes de lectures parus en revue.