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Lionel Bourg

dimanche 31 octobre 2021, par Cécile Guivarch

Auteur de nombreux récits, d’essais un peu rêveurs et de quelques poèmes, de carnets et de journaux qui ne dissimulent ni ses enthousiasmes ni ses détestations, Lionel Bourg est né le 27 juin 1949.
Invité par la Région Rhône-Alpes et la ville de Genève, il a suivi tout au long de l’année 2012 les traces de Jean-Jacques Rousseau à l’occasion du tricentenaire de la naissance du promeneur solitaire, écrivant à cette occasion divers ouvrages consacrés au signataire des Confessions et du Contrat social.
Lionel Bourg a, entre autres, reçu en 1989 le prix Eugène Le Roy pour L’oubli et la mémoire des lieux (Didier-Richard), le prix Rhône-Alpes du Livre en 2004/2005 pour Montagne noire (Le temps qu’il fait), le prix Loin du marketing 2009 pour l’ensemble de son œuvre et, en 2019, le prix Lucien Neuwirth pour C’est là que j’ai vécu (Quidam).
Des traductions partielles de ses écrits ont été publiées par des revues allemandes, italiennes, anglaises, espagnoles et roumaines.

Extrait de Où se perdent nos pas, Fata Morgana, 2021

   Rien ne demeure.
  De pâles clartés s’estompent quand la journée s’achève. On oublie sans trop de regrets ce que l’on s’était promis d’entreprendre. Se souvient vaguement d’un nom, d’un visage.
   La nuit tombe.
  On s’endort ou somnole, distrait quelques secondes par le faisceau bleuté d’un gyrophare qui projette sa lueur sur le voisinage. On bâille. Remonte la couverture sous son menton, se demandant si vivre encore vaut bien l’effort de se pelotonner ainsi comme un vieux chat sans vergogne à ronronner entre les draps du lit. Il est tard. On a froid. On a chaud. Se lève. Tourne en rond dans la chambre, s’éloigne, revient sur ses pas, allume le plafonnier de la cuisine. On grignote un morceau de pain. Boit un verre de lait, un jus de fruit, le café tiède que l’on n’avait pas fini tout à l’heure. Le temps s’effiloche. Dehors, l’ambulance est partie. Un type promène son chien, sifflote puis grille une cigarette. Il pleut. Ou l’on voudrait qu’il pleuve. On ouvre un bouquin. Le ferme. Le rouvre et, après avoir corné le morceau de papier qui sert de marque-page, le referme à l’endroit même où l’on avait cessé de lire la veille. Des images défilent dans un coin de sa tête mais, on a beau chercher, elles n’évoquent personne, ne rappellent aucun lieu, pas le moindre chemin que l’on aurait suivi par la campagne, pas une ombre, un arbre auquel on se serait récemment adossé, le banc d’un square, la vitrine d’un magasin, une fleur, une rivière. On essuie la buée qui recouvre le carreau de la fenêtre. Contemple la rue. Prête l’oreille à la musique aigrelette d’une cloche tintant à proximité. Le jour va poindre. On tâtonne, ramasse les fringues que l’on avait éparpillées sur le parquet, se brosse les dents dans la salle de bains mitoyenne. La robinetterie renâcle et,
   ― Coupez !
crie le metteur en scène, toute mémoire, toute pitié ce matin semblent vaines.

Extrait de Victor Hugo, bien sûr, Le Réalgar, 2020

   L’enfant ou,

Si vous voulez que je m’en aille,
Pourquoi passez-vous par ici [1] ?

l’adolescent qu’il m’arrive d’être encore sous le masque un brin grimaçant de l’âge, n’eut qu’une connaissance distante de Victor Hugo.
   Roulements de tambour appris tant bien que mal et qui, « Waterloo, Waterloo, Waterloo, morne plaine », martelaient la progression déjà cinématographique de la garde impériale, armées d’anges, de démons, de monstres et de goules accrochées au ciel que le poète badigeonnait d’encre et de mixtures brunâtres, bossu, Tzigane, forçat qui longtemps se contenta d’avoir pour lui la gueule de Jean Gabin tandis que, revers de la médaille, Bourvil suait la plus fourbe abjection, cataractes, cymbales, trompettes et hémistiches piétinant la boue comme l’avaient malaxée jadis les pachydermes conduits par les généraux de Carthage, marches funèbres, sistres, cors de chasse, rien ne manquait au vacarme escortant le pair de France, une brise inattendue, une larme ou, le souffle court, quelque lente caresse au sein du poème déposant toutefois sur la tombe de Léopoldine « un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur ».
   Il n’avait jamais entendu, jamais lu ni reçu en partage de plus belles paroles.
   C’était doux. C’était tendre.
   Si déchirant que, cheminant chaque jeudi sur la route du cimetière, laquelle longeait la voie ferrée avant de l’enjamber et de laisser derrière elle, noirs, croûtés de suie, les murs des aciéries où son père travaillait ― des trains de marchandises hoquetaient sur les rails, ou des locomotives rescapées de la seconde guerre mondiale, des convois de wagons-citernes, des michelines ―, il murmurait les alexandrins copiés en classe dans son « cahier de poésie » :

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit
 [2].

les récitant en guise de prière sitôt que, face à la dalle gravée du nom de son frère, sa mère séchait les pleurs qu’elle n’avait su contenir.
   De plaintes en rebuffades, Hugo, discret d’abord, ne l’abandonna plus, ce diable d’aïeul, moitié père Noël, moitié père Fouettard, surgissant sous les innovations ou les extravagances des poètes, Rimbaud, Lautréamont, Cendrars, Apollinaire, que le lycéen fréquentait désormais. N’empêche. Nul mieux que lui n’avait identifié la nuit. Nul n’avait plus fiévreusement, plus sensuellement codifié les mirages, et les fumées, les fantasmagories, quitte à faire en catimini sourire les esthètes incapables de savourer l’audace du maître queux gourmandant, à cause ou en dépit de la disette parisienne de 1871, la capricieuse Judith Gautier :

Si vous étiez venue, ô belle que j’admire,
Je vous aurais offert un dîner sans rival,
J’aurais tué Pégase et je l’aurais fait cuire
Afin de vous offrir une aile de cheval [3]

nul n’avait charrié pareilles merveilles, dépecé autant de dépouilles, livré au brasier de si frénétiques fagots d’apostrophes et d’aveux, de rages, de regrets, d’illuminations ou de folle arrogance.

Extrait de C’est là que j’ai vécu, Quidam, 2019

   Il en va des villes comme du temps.
   Les strates que l’on y sonde ou, frappées d’amnésie, les zones proscrites comme les friches reconverties en îlots d’habitats conviviaux, cadastrent des espaces farcis de siècles, la fuite éperdue des années et des générations, violentes tantôt, tantôt lymphatiques, s’étoilant par un urbanisme dont la mélancolie suinte à tous les carrefours de l’Histoire : piéton de Paris, flâneur des deux rives, péripatéticienne de Nantes ou de Toulouse ― de Saint-Etienne… ―, le citadin n’y trimballe sous ses semelles qu’un grain de la durée dont il sacralise la poussière. Il vaque. S’égare. Se hâte ou flemmarde. S’afflige des mouchetures qui résistent au ravalement de bicoques éternellement provisoires. L’été trébuche. Octobre. Novembre. C’est à nouveau l’hiver. La neige crisse ou gémit sous ses pas. Des chandelles festonnent les chéneaux. En charentaises, chaussettes de laine, charlotte et robe de chambre, une grand-mère sème les rognures d’un croûton de pain que picorent des moineaux. Quatre, cinq clochards s’alcoolisent consciencieusement sous un abribus et, pendant qu’ils apostrophent l’un des leurs en rupture d’hôpital psychiatrique, lequel hurle, pour rien, ou parce que toute cette neige répand sur l’asphalte la sciure de ses rêves, que c’en est trop, peut-être, de la froidure, de la désespérance, des moufflets encouragent du regard la vaillante cordée des pères Noël de celluloïd escaladant la face nord de la Préfecture. La bise rougit les visages. Les agents de la voirie, empaquetés dans des combinaisons à bandes phosphorescentes, dispersent du sel ou de la pouzzolane sur le macadam. L’homme ― la femme… ― réintègre son foyer. Un chat y miaule, implore en ronronnant une miette d’affection ou de nourriture. La tête cotonneuse, le locataire du trois pièces-cuisine avec vue sur les terrils ouvre le réfrigérateur. Couper un morceau de fromage. Se verser un restant de jus d’orange. Vérifier la date de péremption du jambon qui transpire sous son suaire de cellophane. Boire. Mâchouiller le reliquat de viande en sauce figée dans une casserole. S’apercevoir qu’il n’y a plus de café. Sortir. Fermer la porte du rez-de-chaussée puis, congédiant des fantômes, secouer les puces d’un commis d’assurances, tamponner une chômeuse en fin de droits dont le cabas comprime une botte de poireaux souffreteux, emboutir un postier ou un coursier à bicyclette dressé sur les pédales de son autoentreprise, renverser sans indulgence les sectateurs de telle ou telle chapelle qui, je vous salue Marie ! Allah Akbar ! Are Krishna ! loué sois-tu, Seigneur ! conjurent d’incantations ahurissantes la catastrophe qui menace.

Extrait de Ce serait du moins quelque chose, Le Réalgar, 2014

   J’ai longtemps rêvé d’une phrase interminable, qui s’enfouirait, creuserait une manière de labyrinthe par l’opacité monacale des choses, forant, taraudant le silence ou puisant peu à peu, dans de grands seaux d’ennui, l’ombre muette encore d’un surcroît de conscience.
   Une phrase lourde.
   Épaisse.
   Qui m’entraînerait à sa suite ou me recouvrirait de son coton poisseux, moins séductrice qu’exigeante et parfois capricieuse, dont la caresse ne cesserait pourtant, douce, charnelle, semblable peut-être à la durée sans origine ni terme que jamais je ne sus réellement habiter.
   Une phrase ample.
   Toute de hanches et de ventre. Ivre de fleurs ou de parfums capiteux, lascive mais avide, qui me prendrait en elle, où je disparaîtrais…

Extrait de Demain sera toujours trop tard, Le Réalgar, 2017
   Il est si difficile de parler.
   De s’asseoir à une table ou, parce que la nuit déjà nimbe de son obscurité les objets les plus anodins ― cette plante, par exemple, un peu plus hirsute soudain et dont la silhouette se penche au bord de la fenêtre, ces livres sur une étagère ou ces cailloux, ces dizaines de cailloux collectés au gré des promenades, ces bibelots comme les colifichets auxquels on attribue d’improbables vertus et qui, ce sont de simples boules de verre parfois, on les secoue les soirs d’abattement pour voir virevolter des flocons autour d’un Arc de Triomphe ou d’un Pont du Gard miniatures, conjurent de sournois maléfices … ―, il est si difficile, si complexe de prononcer le moindre mot, là, maintenant, les coudes rivés au formica de cette table récupérée après le décès d’un proche ou d’une voisine, si délicat de s’expliquer, d’énoncer, ébaucher une appréciation, qu’aucune chose ne possède véritablement d’importance hormis le temps qui s’épanche alors que l’on tourne une cuillère dans sa tasse de café.

Extrait de Et des chansons pour les sirènes, Le Réalgar, 2019

   Gamin, je dribblais mes démons en cinq ou six langues.
   C’est que mon français d’alors, bâtard, on ne peut plus chaotique et, lorsqu’il m’arrivait de prendre à mes risques et périls une parole en ce temps-là monopolisée par les adultes ― parents, curés, maîtres, voisines de palier, militants d’extrême-gauche ―, tout juste bon à leurrer l’entendement commun au prix de multiples contrepieds syntaxiques, ce français populaire, plus leste que véritablement argotique, farci d’étranges néologismes mais, n’en déplaise aux idéologues de la rue d’Ulm, d’une affligeante pauvreté, se mâtinait de locutions arabes, italiennes, espagnoles, polonaises, portugaises, turques, bulgares même, ou serbes, albanaises, arméniennes, mes compagnons de jeu, sur le mâchefer du terrain de football aménagé entre deux immeubles avec des pneus et des bidons censés délimiter l’aire de nos affrontements, descendant tous de travailleurs venus vendre à vil prix leur force de travail dans les aciéries ou le labyrinthe minier de la région stéphanoise.
   Insultes, considérations dégradantes quant à la virilité des uns et aux comportements sexuels des autres, menaces d’outrages, voire de révélations capables de ruiner la réputation d’une sœur par ailleurs stigmatisée de consternantes turpitudes, allusions sans fioritures à la lubricité d’une sainte qui avait élevé avec un rare mérite des gosses indociles, tout y passait, gras, adipeux, lourd, la centaine de mots nécessaires au mépris d’autrui comme de soi-même scandant des phrases crachées tête basse quand le gardien auquel on confiait l’inviolabilité collective encaissait le moindre but. La cour d’école, du collège et, plus tard, pour quelques rescapés, du lycée technique, autorisait par-delà les rancunes règlements de comptes et réconciliations, la poignée d’élus des dieux ou des titans férus d’algèbre se contentant d’anicroches intestines dans les couloirs d’établissements fréquentés par les rejetons de classes on ne peut plus moyennes : c’est au sein de ce nouveau sérail que je découvris être une curiosité de choix, certaines demoiselles et de braves révolutionnaires issus d’une petite entreprise familiale cédant à mon contact aux charmes de l’exotisme prolétarien.
   L’on se demandera comment, si mal pourvu, j’avais pris place dans l’ascenseur social des études secondaires. Question légitime, fondée sur une analyse aujourd’hui banale, vulgaire, on me pardonnera l’ironique épithète, question pertinente donc, et, dans la mesure où je ne disposais pas d’atouts décisifs pour aborder cette partie de cartes au demeurant truquée, susceptible de vérifier absurdement la validité des thèses chères aux disciples de Bourdieu, j’y répondrai bientôt mais, en attendant, les théoriciens impatients et les anciens khâgneux me permettront de rire sous cape : admis chez les lettrés, je m’aperçus vite que les nantis, qui s’enthousiasmaient à l’écoute de toute claudication grammaticale, ne dissimulaient pas davantage leur émoi quand la crudité du vocabulaire atteignait un taux digne de la subversion qu’ils imaginaient être l’apanage du jargon licencieux. Malheureux ! Nourri de trivialités, bercé par les couplets grivois des fins de repas dominicaux, les oreilles infestées d’injures, d’apostrophes pornographiques ou de saillies rabaissant la plus modeste effusion sentimentale au-dessous de la ceinture, je savais d’expérience, jusqu’à vomir parfois, et pleurer, oui, chialer stupidement dans mon coin, que l’indigence dont les miens subissaient l’empire cultivait en eux le dégoût, dépréciait la beauté, bafouait l’affection, de sorte que si le lexique de mon entourage fourmillait d’insanités, rien ne le rendait séditieux, la lèpre vernaculaire qui boursouflait nos bouches interdisant l’accès au paradis des amours innocentes : les pères « niquaient » les mères, lesquelles ignoraient que les catleyas existaient.

Extrait de L’Echappée, L’Escampette, 2014

   Il neige. Ou il pleut.
   Le froid investit la chambre des enfants et celui qui s’y est maintenant réfugié — neuf ans, maigrichon, stupide — trace, à même la buée recouvrant le carreau de l’unique fenêtre, des figures dépourvues de signification, de vagues silhouettes, parfois, des bêtes que le givre saisit bientôt, des chimères. Dehors, les flocons tombent, silencieux. Ou cette eau qu’il voudrait recueillir dans ses mains, qu’il écoute, écoute, confiant aux larmes qui s’écrasent sur le rebord garni de pots de géranium une tristesse dont il se demande ce qu’elle est vraiment tant elle s’avère douce, apaisante.
   Hier, ou cet après-midi, il s’est rendu avec sa mère, sa sœur et son frère sur la tombe de l’aîné, considérant une fois de plus le Christ de ferraille qui rouille de guingois sur son chevalet. Il n’a pas prononcé une parole. A pensé à ce Daniel :

                     21 mars 1939-10 août 1952

dont il ne parvient à se souvenir mais qu’il voit face à lui tout boursouflé, des larves plein le crâne, n’imaginant de la dépouille qu’une mixture de chairs corrompues dans l’argile tandis qu’il feint de ses lèvres mi-closes la récitation du « Je vous salue Marie » :
   — Et Jésus, le fruit de vos entrailles,
(l’expression, toujours, le terrorise), murmurerait-il en réalité blasphèmes et défis auxquels Dieu — Dieu… — jamais ne répondit.
   Au retour — le cimetière est loin, plus loin que le terrain de football et que les bâtiments des Aciéries et Forges de la Loire, le long de la voie ferrée dont le ballast, au printemps, s’orne de coquelicots qu’il n’ose pas davantage cueillir que les œillets enracinés dans le terreau des concessions adjacentes —, il aura contemplé les trésors du magasin établi à l’angle de la place où se dresse l’église,

                        BAZAR MODERNE

déchiffre-t-il sur la vitrine, convoitant une carabine à air comprimé, des maquettes d’avions, la locomotive d’un train électrique
   Mais il neige. Ou il pleut.
  Il s’étonne de cette source qui, goutte à goutte, comme ravivant une manière de chaux dans son cœur, attisera le feu désormais privé de flammes dont il est consumé.
   Qu’entreprendre ? Que devenir ?
   Les nuits se superposent, cousues sur des rêves si rapidement effacés qu’il n’en subsiste qu’une impression furtive, quelques clichés pareils à ceux découpés dans le journal local, on y distingue un frêle équilibriste, debout sur les pédales de son vélo, sortant de nulle part et qui franchit la ligne d’arrivée d’une étape du Tour de France, trempé jusqu’à l’os, hébété.

Extrait de J’y suis, j’y suis toujours, Fario, 2015

   S’il faut en finir, prendre congé, claquer la porte ou, discrètement, clore les volets derrière quoi s’entassait la sciure d’une espèce de vie, je ne voudrais tout de même pas que ma parentèle, qui souvent s’impatiente, tirât profit de mes abattements pour se réjouir avant l’échéance, m’imaginant prêt à chercher refuge au secret de quelque sombre cahute, vieille ferme, vague abbaye peut-être, où, reclus, méditatif comme il se doit, j’aspirerais in extremis à je ne sais quelle opportune sagesse.
   Que je sois fatigué, d’accord.
   Las, désemparé parfois, nul ne s’en offusquera : la paix des braves n’est pas forcément honorable.
   Je ne m’accommode pas moins de mon âge. Il n’est pas sans qualité, sans charme à vrai dire, ne figurerais-je plus, à jouer des coudes au milieu de la foule ou à hisser sur mes épaules des sacs beaucoup trop lourds, qui m’épuisent, me courbent et mettent en péril le jeu déjà laborieux de mes arthritiques vertèbres, qu’affligé d’une sourde claudication dans la cohorte des poètes en bout de course. Au reste, je l’avoue sans vergogne ni rodomontade, rien ne m’apaise. C’est que, on a beau se boucher les narines, pas un filtre, pas le moindre cordon sanitaire n’endigue l’odeur de déjection où se complaît le monde, laquelle s’exhale en un parfum insidieux d’abord, âpre ensuite, asphyxiant, la digestion commune impliquant que se répandent un peu partout les miasmes que l’on respire au mois d’août dans les venelles des cités.
   L’affaire n’est ni morale, ni sensible, ni intellectuelle.
   Tenant de lois quasi naturelles, ou qui le redeviennent — socialement en somme —, la composition organique du système fiduciaire propage çà et là son fumet de mort et d’esclavage, d’aigre sueur, de goudron comme de sang, de méthane, la planète abandonnant à sa traîne tout un ciel nauséeux, où stagnent les effluves assez sournois d’une sainteté depuis longtemps suspecte. L’évidence est cruelle. Prêtres et banquiers ne sont pas que des faux-monnayeurs.

Des feux mal éteints, poème inédit

À quel amour, quelle vie s’en remettre dès lors
Que le ciel s’échancre et que la neige tombe
Lentement, on dirait que des bouquets de ronces
Ou des oiseaux envahissent la terre,
Il fait si froid, partout l’obscurité s’étend
La nuit déjà ne serait-elle
Qu’un peu d’encre au silence mêlé.

                           *

Partir,
Prendre le large puis, là-bas,
Ailleurs, comme on se tue recommencer le jeu
Des regards, se dénuder, marcher
Le long du même fleuve et se noyer enfin
Dans l’onde qui se perd ou la charpie des songes.

                           *

Or il est tard,
Il pleut, le jour s’éteint
Qui ne fut rien
Si ce n’est par l’immensité
Nébuleuse ou lourd fagot d’étoiles.

                           *

Je n’ai rien demandé
Ni l’espoir ni la cendre
Des heures à demi consumées,

Ni les chants les promesses
Que l’on chuchote
Lorsque tout se tait alentour
Et que les corps s’apaisent

Tandis que perle aux commissures
De l’aube à jamais la rosée.

                           *

À quoi bon prétendre
Avoir jeté dans un ruisseau la clé de l’âge ?

Le volet auquel je frappe
N’en bat pas moins pareil à ce vieux cœur usé,
Tout passe, tout s’endort, tout s’estompe,
Les roses et les larmes,
Le soleil, les cris, les giroflées,
Les chiens qui tirent sur leur laisse
Comme si gisaient dans la poussière
Les os d’un dieu mort à ronger.

                           *

Un mot, un simple mot
M’aurait sauvé pourtant, il n’eût fallu
Qu’un bruissement de feuilles
Quand j’avais soif, un tas d’ailes
Brisées sur l’herbe du jardin,
Des fruits, une bouche tremblante,
Au profond de la chair le douçâtre parfum
D’églantine des lèvres desséchées.

                           *

On inhumait les morts
À larges pelletées de souffrance,

Les uns, les autres, fidèlement et parce que l’on ne possédait
Que ce vague lopin tapi dans la mémoire,
Cette enclave, ce trou, ce charnier, ô rumeur
Déchue, vaines métamorphoses,
Dépouilles d’anges à l’épaule pendues
Quand on agitait son mouchoir
Sur le quai de la gare à l’heure de s’en aller.
.
                              *

Jour après jour nos mains
Qui se consumaient au milieu des sarments
Sous l’averse, la vigne rouge alors,
Seconde après seconde, minute après minute,
Comme au tendre matin le cortège des astres
Dans la lueur où nous dormions sans voir
L’eau stagnante engloutir les viscères de la nuit.

                              *

Tenir,
Inexorablement tenir,
Dans les décombres et les steppes
Où paissaient de grands chevaux mélancoliques,

Tenir au gré du vent, les membres
Liés à l’horizon qu’aucune flamme n’embrase
Hors quelques fleurs étranges

Et les caillots du sang qui fut longtemps versé.

                           *

Comme en hiver toujours
Et sous le givre ces voiliers
De brume au ras des toits,

La neige cotonneuse derrière le carreau de la chambre

Ou ces fougères sur chaque vitre, ces dentelles
D’argent, peut-être m’eussiez-vous accepté davantage

Si j’avais su comprendre que de pauvres chimères
Pourrissaient avec vous au sein de la clarté.

                              *

Tout est voix
Mais tout pleure,

Les paroles
S’engluent dans la gorge

Comme autant d’orchidées

Ou des lambeaux de phrases
Que nul à son déclin n’oserait prononcer.

 

Bibliographie

Forte d’une soixantaine de titres, dont certains sont aujourd’hui épuisés, la bibliographie de Lionel Bourg se répartit chez différents éditeurs. On retiendra, parmi l’ensemble de ses publications :

  • C’est là que j’ai vécu (Quidam éditions, Prix Lucien Neuwirth)
  • L’Engendrement (Quidam éditions)
  • J’y suis, j’y suis toujours (Fario)
  • Ce que disent tout bas de si belles images (in Dolorès Marat, Mezzo Voce, photographies, Fario)
  • L’œuvre de chair, Paul Rebeyrolle (L’Urdla, réédition chez Fario)
  • Un nord en moi (Le Réalgar)
  • Demain sera toujours trop tard (Le Réalgar)
  • Et des chansons pour les sirènes (Le Réalgar)
  • Victor Hugo, bien sûr (Le Réalgar)
  • Les chiens errants de Bucarest (Fata Morgana)
  • Jardin de poupées (Fata Morgana)
  • L’ombre lente du temps (Fata Morgana)
  • Où se perdent nos pas (Fata Morgana)
  • Montagne noire (Le Temps qu’il fait, prix Rhône-Alpes du Livre)
  • La croisée des errances, Jean-Jacques Rousseau entre fleuve et montagnes (La Fosse aux ours)
  • A hauteur d’homme (La Passe du vent)
  • L’irréductible (La Passe du vent)
  • Tombeau de Joseph Ferdinand Cheval, facteur à Hauterives (Cadex, réédition La Passe du vent)
  • Prière d’insérer suivi de Cote d’alerte (Cadex, réédition La Passe du vent)
  • Mortes pierres (Le Laquet)
  • Dans la présente abjection des mondes (Cadex)
  • Les Montagnes du soir (Cadex)
  • L’étoffe des corps (Cadex)
  • Friches (Cadex)
  • Fragments d’une ville fantôme (Cadex)
  • Où patiente la lumière (Cadex)
  • L’étroite blessure du silence (Brémond)
  • Une certaine latitude (Brémond)
  • Journal d’Anduze (Brémond)

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Notes

[1« Chanson », Les Contemplations.

[2« Demain, dès l’aube… », Les Contemplations.

[3Cité par Suzanne Meyer-Zundel, Quinze ans auprès de Judith Gautier.



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