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Anna Ayanoglou

jeudi 6 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Anna Ayanoglou est née en 1985. Après des études de littérature russe, elle part vivre en Lituanie puis en Estonie. Son premier recueil de poèmes, Le fil des traversées (Gallimard, 2019, prix Apollinaire Découverte et prix Révélation de Poésie de la SGDL en 2020) se fait l’écho de ce long séjour balte. Gardant une distance prudente avec son Paris natal, Anna Ayanoglou réside désormais à Bruxelles, où elle écrit, et conçoit l’émission « Et la poésie, alors ? [1] » sur les ondes de Radio Panik. Son deuxième recueil, Sensations du combat est paru en mai 2022.

Poèmes extraits du recueil Le fil des traversées (2019, Gallimard)

 

L’appel

Un coup au cœur, un coup à l’estomac
la peur m’empoigne – amuse-toi

tant que tu veux
ma résolution te domine –

que je renonce maintenant
toute ma vie, un trou béant

et je veux voir, devenir l’étrangère
et être toute à l’étranger

jamais je ne construirai
là où je me suis assemblée

– pourquoi construire, même
quand on peut vivre et se guider
aux battements que l’ailleurs a précipités ?

 

Le saut

C’est l’endroit où la rue qui t’attire
coupe la voie ceinturant les vieux murs
et s’enfonce vers le sud
Quand la nuit tombe, à la croisée
la maison crème se blottit dans sa discrétion
le kiosque aussi, qui à ses pieds
réchauffe le sillon lent d’une grand-mère
De l’autre côté, un bâtiment de pierre
suinte l’autorité – celle d’avant
Et la rue, sans égards, fuit le centre
bordée de brique, bordée de bois
jusqu’aux tours soviétiques au bout de la trouée
Alors, quand la nuit tombe, là
tu t’étonnes que tout
existe encore ensemble.

 

Kaléidoscope

C’était peut-être sur la place le chat en pierre
autour les immeubles safran
sur le banc les mémères au cheveu malmené
le poivrot maigrichon profitant de la fraîche
C’était peut-être le dos blanc, stalinien de l’énorme bâtisse
– les tags multicolores et les affiches de concerts
ruisselant de sueur disaient sa deuxième vie
C’était peut-être simplement l’explosion de mai
l’impression de recouvrer la vue, mais ce soir-là
dans les rues noyées sous le feuillage
les époques perlaient de partout, ce qui était resté
toutes les âmes, toutes les vies à plusieurs fonds.

 

Champ de haine

Je voudrais pouvoir dire : l’endroit où j’ai grandi n’existe plus
il n’en reste plus rien – et pourtant me voilà, et il n’a pas changé
et ma fièvre de faire n’aide pas à m’en protéger
Je revois les amis qui ont laissé père et mère les dépecer –
pourvu qu’il ne les quitte pas, un tronc d’enfant suffit –
les anciens voisins chaque fois plus défigurés
par les complexes qui ont écrit leurs vies
je sens comme j’aurais dû l’abandonner plus tôt encore
ce temps gâté où il s’est insinué
et je voudrais tant pouvoir dire :
l’endroit où j’ai grandi a disparu, il a sombré
et ma frayeur d’une vie mesquine avec lui.

 

Noces

Tu viens de t’installer, déjà ils t’interrogent :
que pensais-tu de lui, avant ?
tu n’oses pas répondre : je connaissais à peine
son existence
mais tu es là, c’est donc que tu le désirais
et ils attendent tes compliments
alors, de mauvaise grâce, tu loues
en choisissant mal, dans ta hâte
l’objet de tes éloges – tu joues
pour conjurer l’appréhension
et ils sont satisfaits – ils ne conçoivent pas
que tu viennes dans leur pays
chercher autre chose que lui.

 

Fugue

Un taxi en forêt, la maison de tes hôtes cachée
si profond qu’il ne vous trouvait pas

Au retour, le sourire du chauffeur
face à ton russe incontinent

Des cahots dans la langue – l’ivresse
ou bien la nuit, tu t’ébrouais dedans

À la périphérie une tocade
– descendre là, loin avant l’arrivée

Prendre ta rue par l’horizon
laisser venir le familier

Une clameur au croisement
couvrit le claquement de tes pas –

un flot de jeunes, gorge offerte
fendait la nuit par le milieu

charriant voyelles et chuintements
– t’enveloppèrent dans leur intimité

Alors ce sentiment en atteignant ton nid –
de l’impossible du quartier natal

aux traversées sans peurs, la joie
la joie de l’improbable.

Poèmes extraits du recueil Sensations du combat (2022, Gallimard)

La bascule

Pas tout à fait un cœur
ou parce qu’un cœur un corps à prendre —
le prochain amour se prépare
se prépare comme un tremblement
et comme un tremblement de terre
il viendra il sera trop tard.

 

Nous inconnus

Revenant de chez lui — je n’avais pas prévu
prendre chez moi le cours à donner ce matin
— il est venu, j’ai aimé l’évidence

On traverse le parc
même pas six heures, déjà ouvert
dans le sable boueux, reflets des réverbères
on accorde nos pas
ignorants, se risquant
sa main serre la mienne, ma main, la sienne
commencement — de quoi, on ne sait pas.

 

Désorigine

Enfant, une sensation
une cicatrice inexpliquée
que les autres n’ont pas
— un peu douleur, un peu fierté

En grandissant, la conscience se précise
et avec elle le déchirement — un camaïeu
si lent que si tu te rappelles son avancée
tu ne peux pas situer son commencement

— l’écartèlement
voilà
les bouts sont dispersés
enfouis, ou emportés

—  ils l’ont été depuis la première heure
il te fallait la certitude
que rien ne se résout plus tard
pour que la conscience terrasse.

 

Miettes

Entre la vie-brouet
et la vie qui te roue de coups —
te roue de coups et devant toi surtout
de sous la glace tu perces un trou
et puis un autre —
erreur, hasard, parfois te tombe
à la surface un peu de chance.

 

Ces drôles de liens

Le père appelait la famille par le nom du pays
Tous les trois, quatre mois, la Grèce téléphonait

Loin de m’imaginer, je décrochais
— m’arrivait une affection d’aîné, sans visage
apeurante — mes oreilles en brûlaient de gêne

Vite, j’allais trouver mon père
— en chuchotant un nom, un lien
lui refourguais le combiné

Au premier mot en grec
lui venait cette voix cuivrée de quand il parlait fort
croyant couvrir l’éloignement

Chatouillée par l’agacement, la jalousie
je retournais vaquer, laissant mon père
hurler avec la Grèce

lui à ces instants étranger — ou moi.

 

Sensations du combat, variation I

C’est une forêt sombre, dense
dont les arbres poussent vite

quelle que soit la saison
quelle que soit ta santé

et sans discontinuer
pour survivre, tu dois les élaguer

repousser les lianes
qui le soir, plus que tout
prolifèrent

Quand les forces te manquent
— toujours elles finissent par manquer
les arbres continuent de pousser

Leurs branches agiles gagnent ta gorge
t’enserrent le diaphragme

— la forêt est en toi
dorénavant
son poison noir te part du cœur.

 

Complainte

Mon protégé, mon préféré
je crève que tu saches me consoler
me délester de ma douleur
que tu saches la résorber
Je t’ai voulu, je t’ai vécu
amant — je sais, entièrement
mais dans l’épreuve qui s’étend
j’ai besoin que tu me sois mère.

Poèmes inédits

 

Regarde

Ni retrouvailles ni visite, à dix-sept ans je vais
au pays de mon père

dernière fois, j’avais quatre ans
— je revois sous le lit moutons et peigne blanc
un jour de sieste où je n’ai pas dormi

Avec cette mémoire primitive
les récits familiaux
sont un pont de cordages au-dessus du ravin

— ni retrouvailles ni visite
je veux voir ce qu’il y a au fond.

 

La toile

Pâques, jour I

Le soir goûtait le grain des feuilles

Sur les terres intérieures
la certitude de la douceur, enfin

cette heure où on ne savait pas
qui du soleil couchant
ou de la lumière moderne
cuivrait les vitrines des échoppes

cette heure, au centre du village
où confluaient les habitants —

la mère, yeux noirs et cils soyeux
les mômes, le grand frère trisomique
tous si bien mis, peignés
avec le soin gauche des célébrations

s’interpelant, se dépassant
devant les vieux assis
— une épaule affaissée, une jambe trop gonflée
mais la chemise blanche et le costume noir

assis et comme les arbres pourtant
une part du courant.

 

Pâques, jour II

Monstre de jour, monstre de nuit, la ville
s’était éteinte, son sang parti
pour les villages, pour les îles —
nous arrivant, à la renverse
du temps commun, dans le cadavre déserté
croiser un homme, une jeune femme
quelques âmes en-dehors —
qui délaissé, qui s’opposait ?
La nuit de la résurrection
chacun à sa raison d’attendre
— qu’Il nous revienne ¬
— qu’on en finisse
que le mouvement reprenne.

 

Pâques, jour III

À l’arrêt, délestée du diesel
la ville basse sent les embruns
sent le lilas, dans chaque parallèle

et nul éclat n’entrave plus la perception —
c’est l’heure

Dans l’ascension vers les remparts
la glycine succède au lilas

puis vient l’agneau pascal — l’odeur
le grésillement, avec des rires d’enfants

des mises en garde adultes
qui échouent à être terribles

tous, à l’arrière — dans les ruelles
il n’y a que ce qu’ils projettent

Somme de nos sens
nous remontons vers les remparts
sous la lumière, dans l’absence d’une nuit

comme on remonterait
vers la région cachée des rêves.

 

Noms : Charálambos

Dans une boutique de bondieuseries
j’achète une carte postale :

ce saint à la figure sinistre
avec ses deux doigts effilés
s’appelle Άγιος Χαράλαμπος

— mon père tient son prénom de lui

Sur les courriers de l’administration
il se trouvait souvent Charalambo

Lui apportant ses lettres, je mimais
une danse d’offrande — ô Salammbô
Charalambo — voilà, grand chef

Son prénom largement francisé
— que jamais on n’utilisait

était celui du travail, des relations
— cordiales, glaciales

De Charálambos à Charles

de celui qui brille du bonheur
à l’homme

par la grâce de l’amputation.

 

La Grèce

Ce n’est pas tant qu’il me la faut
toujours présente
— il faut que j’aie la certitude
de sa proximité — sa possibilité :
manger, entendre parler, un film
— rien que de savoir que je peux
(je ne le verrai sûrement pas)
— l’ami, l’amie avec qui jouer
le cul entre deux chaises
— comme c’est inconfortable seule
(et la chute qui fait peur)
comme c’est drôle à deux — ce qui
se brode, et l’invention de nos idiomes
— il me la faut comme à l’enfant
la veilleuse le soir pour qu’il s’endorme
serein.

Bibliographie

Recueils

  • Sensations du combat, 2022, Gallimard.
  • Le fil des traversées, 2019, Gallimard.

En anthologie

  • Là où dansent les éphémères, 2022, Le Castor Astral.

En revues, entre autres
Europe, La NRF, Po&sie, Nunc, Décharge, Poésie/première.


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