Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Françoise Delorme

mardi 5 avril 2016, par Cécile Guivarch

Françoise Delorme habite dans le Haut-Jura français où elle a exercé le métier de céramiste de 1972 à 2013. Elle a entrepris des études littéraires en 1983 et soutenu une thèse de doctorat Le cercle (poreux) de l’univers sur le lexique et les référents naturels dans la poésie contemporaine (Université Lyon II, 1996, directeur de thèse Jean-Yves Debreuille).
Elle est intervenue quelques années à l’IUFM de Lons-le-Saunier dans le cadre de la formation continue. Elle intervient aussi dans les écoles et conduit des ateliers d’écritures-lectures d’adultes.
Elle est membre du comité de rédaction de terreaciel.fr et collabore de manière aléatoire à d’autres revues (Europe, poesieromande.ch ). Elle participe à des colloques (sur André Frénaud, Marie-Claire Bancquart, Béatrice Bonhomme, Serge Ritman, Anne-Marie Albiach, etc). Elle organise, dans le cadre de la bibliothèque de son village des soirées poésie : Bivouac, des poètes en hiver.
Surtout, elle écrit de la poésie, très intéressée aussi par la philosophie et la politique.

Extrait de A l’abri des bergers

En deux, avec la hache, dans la nuit qui tombe,
Les bergères fendent les agneaux quand ils sont morts
Pour les donner aux chiens noirs, gardiens des troupeaux.

Les bergères ont des ombres immenses qui se lèvent
Sur la falaise, on croirait dire bonsoir aux dieux.

Ce sont les étoiles qui sont toutes petites.

Extrait de Le noyau de la lumière

Ici se penche la mort. S’épanchent les fleurs et tombent des pétales. Vivent les vagues et vivent dans leurs mouvements les ombres : vivent les écumes qui se détachent, nous lèchent.
Tout le désarroi dans la poche se crispe dans la main.
Dans la paume, le sel et la neige sur la peau, un cristal brille, les traces anciennes et le poids de la chaleur.
Demain immense se propose de revenir.
Sur les bancs de sables éblouis, l’embrun de la lumière nous ramène, dorés, lisses, libres, consentants.

Extrait de La question des couleurs

Le corps voudrait rester dans la gangue
de son mot il n’a pas d’âme sans
ni l’âne avec le gris si doux en hiver
qu’on regarde quand il passe
pour se souvenir toujours
la main imagine le mot pelage

le corps de l’âne est si doux

son poil en dure saison repousse
s’il fait froid le corps voudrait bien
rester dans la fourrure grise
elle vibre le mot corps voudrait dire
autre chose une partie de son histoire
tremble dans le désir de la douceur
avec l’odeur de la disparition
mourir va venir le gris
sera d’autres douleurs
je pense aux gris au mot pelage
je touche quoi de tellement tiède
à retenir entre les doigts

Poèmes extraits de Meskétet, une douleur contemporaine, éditions Tarabuste, Anthologie, 2009

le corps compressé contre les plats-bords c’est aussi comme
ça que j’avais découvert Venise la brume vite dissipée
et j’avais vu le Pouvoir son portrait en pied briller
sur le Grand Canal le doigt sur le cœur et vers la liberté

dans le cadre oublié d’une fgure soudain cette présence
à laquelle on ne peut plus rien assurer même dire oui
au lieu de non je ne veux pas continuer la vie du mot
humilité son poids son trait soumettra tous les épis

Sur les lacs de feu, dans le napalm, parmi les atomes brisés,
dans le cœur incendié de la terre, sur les lacs d’acide des décharges
de Sao Paulo, sur la mer on ne peut ni semer ni marcher...

 

                    ***

 

les yeux sont dessillés par les rêves qui les refermeront paupières
lourdes le poème se doit d’être précis si dans une barque la nuit
aucun corps ne se lève plus « ah quels bons gars c’était donc là ! »
les mères du Sénégal rassemblent leurs plumes sur leur ventre

il en tombe de partout la nuit met la main peu à peu sur le jour
pour encore des miettes avides le temps d’amour broie l’espace
ils n’écopent pas assez vite la barque va sombrer les regards
diffusaient une frêle lumière humaine enfants ne partez pas

Sur la pirogue – douze mètres c’est assez pour être emportés dans l’œil tourbillonnant des logos...
La trompe d’alarme est en panne, elle s’est tue. Le champ du hasard s’ankylose.
Les désirs s’épurent avec les épaves dans l’esprit de la houle, sillages, sillages, rien...

Extrait de Poreux par endroits

Dans les noms les noms qu’elle n’oublie pas et qu’elle répète et qu’elle répète
le nom de chaque chose chaque gravier chaque âme douce chaque galet venu
talisman rond et noir des rivières indociles qui coulent vers la mer
qui n’en finissent jamais d’aller violentes printanières et sombres Drac
Durance le cœur noir et petit dans la main vous l’avez poli tant et si bien
qu’il rappelle son tombeau la poésie son père va vers la mer la mort l’emporta
pour toujours jamais les morts ne reviennent seuls les noms les éclairent
pour qu’ils ne tombent pas et se souviennent de nous de notre pressant vertige
pour que l’enfant ne tombe pas pour que la jeune fille ne se détache pas
quand elle prendra son essor quand elle émergera si brève et si rapide
toi ma durée tenace et close presque dans le cercle du chant des morts

extrait de À la longue
______________ pour Sylviane Dupuis

L’enfant en morceaux a froid, elle va mourir emmurée. Elle ne voit plus que la nuit qui a faim, elle doit traverser le noir, jusqu’à un autre noir. Il se délie à travers les dendrites comme vagues au soleil du cerveau. Elle doit chercher un noir né seulement de la lumière devenue profonde. Des miroirs clignent. Ils fendent les yeux de l’enfant. Le paysage ne parvient plus à s’entrouvrir. Elle mange l’image de ses mains sur la table. Elle ne pourra plus jamais trouver sa bouche quand le jour ne reviendra pas par la nuit.

Poème extrait de Sirius ou le vent du poème, livre d’artiste avec Alain Bouvier, 2018

Assise au bord d’un tableau
eau brûlée et papier
j’entends un chien respirer

sa confiance s’endort lovée

dans mon ventre comme les oiseaux
s’envolent il espère que nous n’allons pas
le tuer j’entends claquer des ailes

Parmi les étoiles muettes
d’être si loin à la jonction
de deux traces si claires

dans l’appui tenu du geste

mouvements des vents
la nuit réfléchit un chemin
entrelacs végétaux

Tâtonnement des signes
les formes se désenchevêtrent
du lait vif des étoiles

dans la généreuse indifférence du ciel

la lumière évide ou limite
l’ombre porte l’oiseau plus loin
que lui-même à même la lumière

Dans le vide ainsi offert
un chien en rond dort
son poil mouillé sent

oiseaux blancs oiseaux noirs

la sueur de la course
juste sous la plume perdue
des grands voyageurs

A-t-il imaginé l’envol
sous les vastes ailes ?
Les a-t-il mangées ?

La plume emporte l’élan
du chien papier couché
j’entends son souffle

au seuil des couleurs

juste au centre d’un geste rêvé
un peintre a laissé glisser un pinceau
balancement des fougères rien

Nervures de l’Histoire
à voir au travers tiges criblées
dessinée dans les herbes

Et garder le cap

Poème extrait de Par la présente, à paraître, 2024

            pour le Dr Sakho

Vous connaissez cette revue
il y a un article sur « les cellules
tricheuses des cancers »
je sais le sourire sous le masque
avec ses yeux bien ouverts
« maintenant, nous, vous savez ! »
jetant un regard sur la couverture
de Pour la science  : « le retour de l’égoïsme primitif »
dans l’infra-ordinaire la vie du corps
« nous, nous n’avons pas le temps
de lire, de nous pencher sur
les mensonges malins des cellules
celles qui passent sous les barrages,
nous, nous sommes des ouvriers »

pendant tout ce temps des arbres assoiffés craquent

il pose l’ordonnance sur la table
l’ophtalmologue c’est pour 14 heures
et demain la biopsie parfois on trouve
on ne trouve pas de preuve mais
la maladie est là c’est bien elle
maladie auto-immune
(elle triche ?)

pendant tout ce temps des arbres secs tombent

pour le régime régime normal
maintenant plus de régime absolu
comme en poésie on évite
le sel est nécessaire à la vie
régime normal sur la table
pas de salière c’est tout
vous allez y arriver
régime normal

pendant ce temps les terres d’Afrique se crevassent
plus encore que les terres d’ici se fendent et meurent

pendant ce temps les arbres se brisent et je voudrais crier
je cours comme dans un rêve sans fin et je crie

à tous les vents

régime normal

régime normal


Bibliographie :

  • À l’abri des bergers, poèmes avec cinq gravures originales de Fanny Gagliardini, éd. Mica Arsenijevic, Romainmôtier, 1994 (Suisse)
  • L’adresse aux barques, poèmes avec des œuvres de cinq peintres ou graveurs : Jo Bardoux, Jean-Bernard Butin, Odile Desbat, Léo Peeters, Evelyne Portmann, Æditions l’amble, Romainmôtier, 1996
  • Vies du sel, Æditions l’amble, 1998
  • Le noyau de la lumière, poèmes accompagnés de trois gravures dont une originale de Jo Bardoux, Æditions l’amble, 2002
  • Papillons, livre élaboré par Yann, sculpteur, à partir d’un poème extrait de Parentés, Atelier Patrimoine de La Fraternelle, St-Claude, 2002
  • Failles, (à travers la répétition d’un geste toujours différent), poèmes et textes avec cent lavis d’Alain Bouvier, Néoéditions, Besançon, 2005
  • La question des couleurs, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, éd. Atelier du Grand Tétras, Mont de Laval, 2006
  • Meskétèt, une douleur contemporaine, dans Anthologie Triages , éd. Tarabuste, 2009
  • Du cerisier, avec des gravures d’Alain Bouvier, éd. Atelier du Grand Tétras, Mont de Laval, 2012
  • Poreux par endroits, avec des consonances graphiques de Fanny Gagliardini, Samizdat, Genève, 2013
  • À la longue, Tarabuste, Saint-Benoît de Sault, 2016
  • La soldanelle et le cheval en dialogue avec Mira Wladir avec des aquarelles de Marianne Leroux, Atelier du Grand Tétras, Mont-de-Laval, 2017
  • Sirius ou le vent du poème, livre d’artiste avec Alain Bouvier, atelier Alain Bouvier, Mantry, 2018
  • Le silence des oiseaux, poèmes pour quatre triptyques d’Alain Bouvier, exposition à L’Atelier de l’exil, Lons-le-Saunier, 2022
  • Par la présente, à paraître
  • poèmes parus en revues (Secousse, Bacchanales, Incertain regard, etc)

Ateliers d’écriture et de lecture ayant donné lieu à publications et lectures publiques :

  • Tant d’herbes, atelier poésie 2000-2005, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2005
  • Echafaudages, échange entre deux ateliers, 2008, Æditions l’amble, Romainmôtier 2008
  • Motifs, écritures et lectures, 2005-2010, Æditions l’amble, Romainmôtier 2011
  • Encré, là, atelier de recherche, Æditions l’amble, 2014
  • sillon sillage, écritures et lectures, 2010-21015, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2016
  • Du bord où se tient l’oiseau, Æditions l’amble, Romainmôtier, 2019
  • Et, passant..., Æditions l’amble, Romainmôtier, 2019

Travaux collectifs :

  • Pantone 40, éd. Le miel de l’ours, 2014
  • Poésie en ville, intervention orale, Genève, 2014, avec Nathalie Garbely, Sybille Monney, Isabelle Sbrissa, Sylvain Thévoz
  • La rOnde, Genève, avec Rolf Doppenberg, Nathalie Garbely, Isabelle Sbrissa, publié en revue « Résonance générale » n°9, L’Atelier du Grand Tétras, 2017 et « La feuille » n°5, éditions disdill, Genève, 2017
  • Fertile, livre collectif avec Isabelle Sbrissa, Jean-Luc Parant, Sylvain Thévoz, James Sacré et, du « Syndicat des poètes qui vont mourir un jour » Brigitte Baumié, Béatrice Brérot, Samantha Barendson et Yves Bressande, photos de Jean Daubas, éditions L’atelier du Hanneton, Charpey, 2015

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(page élaborée avec la complicité de Cécile Guivarch)


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1 Message

  • Françoise Delorme Le 14 juillet 2016 à 11:07, par MARTEN Isabelle-Claire

    Madame,
    Je vous rencontre par hasard, une amie m’a parlé de vous , elle a écrit avec vous et je me demande comment j’ai fait pour vivre sans entendre vos mots jusqu’à ce jour.
    C’est magnifique.
    Déroulé comme une écharpe de lin.
    Vous m’accompagnerez désormais.
    Je suis poète aussi... si je peux me le permettre, après vous...

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