Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Jean-François Agostini

mercredi 15 janvier 2020, par Cécile Guivarch

Né à Paris en 1955 Jean-François Agostini vit à Fiori en Corse du sud entre mer et oliviers. Après une intense introspection, d’environ sept jours, il quitte à 32 ans les artifices d’une carrière administrative pour se consacrer aux arts, poésie et photographie notamment, et tient depuis une paillotte poétique saisonnière sur une plage bordant la Tyrrhénienne, il y accueille ses amis poètes, plasticiens, comédiens, musiciens, passants du sable et des vents. Il s’occupe l’hiver de ses oliviers (ou vice versa), ainsi que de lettres et d’images.

« Je ne suis l’otage d’aucune conviction. Je lis les paysages qui m’entourent et tente de trouver un sens à leur beauté en les recopiant chaque soir, avant que le nuit ne les encendre. »

Créateur et organisateur de Voyage en vers, manifestation annuelle destinée à faire découvrir la poésie contemporaine aux élèves des écoles primaires de la microrégion lors du Printemps des poètes.
Créateur et organisateur des Mots en hiver, rencontres, lectures, conférences, débats avec des poètes de tous les horizons.
Créateur et organisateur, en partenariat avec la Cinémathèque de Corse, du festival de courts métrages et poésie : Des courts en hiver.

Extraits de La rive adverse, Souffles, 2007

1.
On voudrait que ce qui en nous crie
n’entende plus que le jeu des vagues,
le sifflement du temps et le souffle
le souffle… que s’éteignent les mots
comme un feu d’artifice incolore,
que les langues s’effondrent. On voudrait
vivre au rythme de ce qui bat juste,
quelque part entre l’arbre et l’étoile,
entre la sève et le sang des feuilles.

2.

On se souvient du rythme binaire
que l’on entendait fort avant que
survienne  le tremblement de mère.
On cherche sa réplique, une trace
de soi que l’on aurait jetée ou
semée, que rien ne couvre. Soudain,
perceptible à peine, il revient, là,
dans l’imprévisible, on le sent battre,
comme une arme en sourdine, en retraite.

3.

On s’éveille. (Les yeux perdent leurs
paupières. Coule déjà le sable
dans les lits que la mer a creusés.
L’esquif disparu, l’amont s’estompe.
Entre deux crépuscules un courant
organique abreuve ses galets.
On voudrait qu’ils s’érigent en barrage,
qu’ils brisent l’ordonnance des rives,
retaillent et affûtent leurs tranchants.)

4.

On s’éveille. Hôte d’une parole,
refuge de l’éclair. (Les sons chutent.
L’herbe, linceul gorgé de silence,
attend l’offrande du liseron
qu’Abeille et Brise distribueront
en d’équitables fragments de liesse
au chant de l’univers accordé.

(Croît la fleur crucifère en son clos
– la faux n’épargne pas les crédules.)
)

5.

seul. passe le désordre du fleuve.
je guette un sursaut de sable    un gué.
sur l’aulne un peuple d’ailes m’observe.
si la nuit s’attarde en d’autres lieux
faut-il espérer la rive adverse
et l’effort de mon corps au courant
sous la tyrannie du soleil nu ?
traverser. joindre au tronc cyclopien
mes visions sauvages       deltaïques.

6.

Cela va sans lire, la Poé-
sie n’est pas en organdi de soie
de soirée, non, elle squatte le
cœur de ceux qui déambulent loin
des bulles de moi ou de Mémoire ;
elle s’ente sur le lent sourire
des patients ; elle offre ses cendres à
la terre, aux souches pour qu’en novembre
tranche              la splendeur de l’arbousier.

Extraits de Tyrrhéniennes, Éditions Henry/ Écrits des Forges, 2009

1.

Gravir l’instant           Cette courte immortalité
entre les mots  Ce blanc où rien ne craque  ne
s’enfuit de la scansion neuronale             avant
le dépôt scripturaire            de la phase phrase
face connue du dedans           où Poésie bouge
l’air             comme une respiration d’éolienne

On donne à ce temps-mort le pouvoir d’un exil
volontaire                      Ce que ressent le pèlerin
comptant ses pas près du kailash  ou du grand cirque
des solitudes               quand se consume la nuit
que le jour                 n’est plus une destination

Se dire que     ne pas mourir       dure      si peu

2.

L’entrebail iridien des branches           hivernales
comme un suspens de brume sur la neige brute
L’annonciation             de l’aphasie des feuilles

En ces contrées aucun mot ne tranche la main
On chemine sans laisser d’encoches aux troncs
Un lapsus ne nie pas              la ronce du sentier

On écarte les flocons de suie              la tremblée
des vocables consent           à l’harmonie du vent
Un nouvel alphabet           s’articule à l’approche
des flaques d’ellébores      On sait qu’un phalène
peut inverser l’ordre du pacifique
           On ouvre
la bouche entre deux battements de langue        Coi

3.

Taraxacum

Les yeux encore dans le blanc des fleurs           d’o
liviers                Minuit tourne la page du neuf mai
dont seul         le bras       signé par un fouet de sal
separeille     se souviendra           La main trébuche
sur les souches du clavier     Un buisson de signes
adoucit sa chute                      Dans un crépitement
de bruyère et d’asparagus en feu        vingt lettres
soulignées d’un trait rouge assemblent un mot de
quatre sons           On travaille l’inconnu du lexique
en l’amputant de ses consonnes           redondantes

et l’on voit des graines de soleil           que soulève
au souffle lent de l’île              une nuée d’aigrettes

4.

On habite l’endroit que la mer clôt           On voit
midi                 Dans l’échancrure éclairée du len-
tisque  (une compagnie de perdreaux se repose
à l’abri de l’entour)           rien ne remue l’instant

On ouvre le double-vitrage              pour donner
au reflet une position                               de repli
Le seuil accepte son absence            en recevant
un condensé d’haleine        Une trace dans l’air

très vite troublée par le son térébrant            et
la traînée d’un mirage      On peut ouvrir le ciel
d’un coup de langue           en lévitant en évitant
les morsures de l’encyclopédie              Ses crocs

Extraits de Quelques mots en l’air pour ne pas dire, Colonna Édition, 2011

1.
Mois neuf       On regarde passer le ciel   Les mots
s’accumulent dans l’air – où bougent quelques vi
sages – en attente d’ordonnancement              On
prend bleu  sans vraiment savoir s’il s’accordera
– dans cette prose           rejetée       (pour figurer
léger poème) –                     avec l’émotion du mo
ment
           On prend bleu (ce qu’il reste d’une blessure
afin de l’effacer en l’écrivant ?)                    On l’ôte
du lexique aérien           On le dilue             Noir sur
blanc           devient tâche sonore        à moduler en
lignes           par douze      syllabisées
On libère
bleu           On le regarde teinter là-haut
                                                                            Tout bat

2.

Trois           L’en allée de l’air glisse le paysage
vers d’autres lumières Le sombre vert de l’île
s’atténue
                           La tour tache     le fond cérulé
de rouge
           Les traits du soleil tranchent l’espace
en parts inégales           Un vol de migrateurs
les traverse
                     On saisit vent (là      et là       dans le
lent mouvement du regard) On voudrait que sa
transparence réactive les tisons                tende
le cerf-volant visionnaire                abatte la rhé
torique des clôtures                et donne du large
à ce poème cadastré
                                                     On voudrait qu’il
rehausse nos mains        des brûlures de l’inouï

3.

Un canadair défait le calme du poème
et du dix Son jaune éclaircit l’œuf solaire en
fumé                Des bras tendus numérisent le por
teur d’eau comme d’autres croquaient des vieilles
                                                                         [femmes
fagots en têtes                 et pieds dans une misère
encore supportable

Un dernier largage pulvérise les flammes
Le bruit prend de l’altitude           bat de l’aile et
se tait             Se métamorphose en pixel luisant

                                                 En cliquant cet hiver
on verra déferler                         les clichés de l’été
dans les yeux de vieilles filles           à écrans plats
et pieds dans le vide           de leur vie sans vertige

4.

Un oiseau               joue avec le fil tombant du seul
nuage d’avril                    jusqu’à sa dernière maille
– s’en fait (qui sait) un nid – et rend au ciel de l’est
sa nudité diurne
                                                             Un avion écharpe
l’ouest           Dans la blessure      un vol irrégulier de
migrateurs s’inscrit                    – cela ressemble à la
partition                                d’une passacaille de bach
avant de se diluer en un bref nocturne

Voyage qui passe dans le haut                  et ne donne
à l’errant qu’un instant           de son carnet de notes

                  On ne sait pas où nous emmène le poème
On sait qu’il nous aide              à traverser l’incertain

5.

Un monde sans buzz

On cure le lit du california                         Aux pieds
des bottes trouées           On patauge deux fois       à
l’intérieur et      à l’extérieur              dans la vase et
les vers que la bèche remonte               (ce que l’on
rapporte sur du propre)

                                                 On pourrait en faire une
œuvre à la manière           d. hirst             une vermée
dans un aquarium                   empli de formol fluo
On le pendrait à l’aulne           l’aigu des moustiques
et le grave des crapauds                  en fond musical
On ouvrirait le musée                  une heure par an
de préférence un jour de grêle                (les e-gens
craignent la nature)

Seul      avec les bzzz      de l’air

3.

Toi           c’est un mouvement du regard           un tombé
de paupières                             et la peur qu’elles ne se re
lèvent                        la peur de perdre toutes les couleurs
de cet espace                  où nous courrions avec l’amour

Ta beauté                  comment dire ce qu’on ne peut tou
cher                              cet imperceptible formation d’iris
entre deux contrées humides                ce chant d’oiseau
à l’enchevêtrement des ronces               des morts-bois

Tu es celle qui passe                     dans le brouillon des
branches en ne laissant  qu’un bruissement de fleurs
un battement plus fort           au creux de cette paume
qui d’un fil noir te tient                    enlacée au poème

Extraits de Généalogie de l’algue, Éditions Jacques Brémond, 2011

1.

Main tenant le corps

Le roulis de l’encre         Peu de bruit sur le blanc
recyclé La main ornée d’un bouquet d’échardes
se  redéploie                                 exerce sa pluralité

La bille du pouls adoucit           l’angle des nerfs
révèle un transport intermittent   Les méandres
du sang irriguent           les particules veillantes

Une symphonie liquide                  éclaire les art
ères  On se laisse haler par l’appel du corps

Aucun os           ne s’oppose à cette introspection

On ouvre la fenêtre              Les feuilles palpitent
comme si           en filigrane        les branches d’un
cœur activaient                 la respiration du poème

2.

Vingt-deux           Le vent du sud remet en plage les
parfums de la pinède           alors qu’un demi globe
de lune lorgne la tour éteinte                    et ses pan
neaux solaires           À l’orient           sur la ligne de
partage                             le ferry de gênes illumine
un centimètre d’infini
                                                              Un groupe élec
trogène noircit le fût                      d’un pin parasol
desséché                Des particules de gasoil dansent
avec les phalènes                  dans le cercle restreint
d’un projecteur halogène
                                                                Le tambour des
pistons couvre le clac des vagues          On s’éloigne
de la mécanique terrestre                     À dos de dune

3.

19:12

La bouée d’un corps-mort allongée           sur le sol
comme un soleil en dormition              à l’heure an
niversaire           Ni tu ni je         mais peut-être île
où nous allions   – en l’humide secret des algues
de nos langues –           éclaircir la buée du monde

On s’étend près du soleil couché – dans la geôle
du corps le pas du père résonne           avec l’am
pleur d’une clarté fossile
                                                          On balise un non
dit au cœur des gravités sommaires        Les vers
élèvent un tumulus              – monument promis
à l’esthétique du dérisoire
                                                                 Un poème
un soir s’est écroulé       son rayonnement     non

4.

Des mots en hiver

Assis           La main en gerbe face au contrecœur
À peine sensible           la chaleur d’hier        prise
dans la fonte du paysage                 et les commen
taires                 de trois générations de veilleurs
Leurs souffles encore dans la pelle des cendres

On tisonne le presque éteint Du peu de chêne
à vif                      rougeoie la géométrie d’orion

On froisse le quotidien        – le flux contingent
des vieilles nouvelles recommencées (l’ennui
de l’idem) – sans l’avoir lu         on sait la beauté
d’un choc rétinien                      l’éclat indélébile
de l’arbousier                      tel un brasero sidéral

Trois pignottes deux brindilles sous les mots di
vers           une allumette        Le cycle du carbone


Bibliographie

  • Contre-jour, Les Presses Littéraires, 2005
  • Presqu’il, Les Presses Littéraires, 2006
  • Devenir un jour vent, Editinter, 2006, Prix de l’Édition du Val de Seine, 2006
  • La rive adverse, Souffles, prix des Écrivains Méditerranéens 2007
  • Era  ora, Les Presses Littéraires, avec des encres de Gérôme Fricker, 2008
  • Tyrrhéniennes, Henry/Ecrits des Forges, prix des Trouvères 2008
  • C’est   ou, Les Presses Littéraires, poèmes et photographies, 2011
  • Généalogie de l’algue, Éditions Jacques Brémond, prix Arcadia 2011
  • Quelques mots en l’air pour ne pas dire, Colonna Édition, 2011
  • Transes digitales, Les Presses Littéraires, poèmes et photographies, 2012
  • Vox   viatoresquaerit, Les Presses Littéraires, avec des encres de Gérôme Fricker, 2013
  • la mer la poésie, Les Presses Littéraires, photographies, texte Antoine Graziani, 2014
  • Chemin des petits hôtels, Les Presses Littéraires, poèmes et photographies, 2015
  • Autoportrait - Linéaments, Atelier des Grames, 2016
  • la mer la poésie (II), Les Presses littéraires, photographies, texte Antoine Graziani, 2017
  • Nuit inverse, Éditions Jacques Brémond, 2018
  • la mer la poésie (III), Les Presses littéraires, photographies, texte Antoine Graziani, 2018
  • Étais, 36 Poètes, Les Presses Littéraires, 2019, photographies, augmentées de poèmes d’ami.e.s

Publications en revue : Europe, Nu(e), Poésie/Première, N4728, Souffles, Décharge, Secousse, Levure littéraire, La main millénaire, 12×2 Poésie contemporaine des deux rives, A Pian d’Avretu.

Poème en anthologie : Qu’est-ce qui mijote dans ma marmite à mots ? Éditions Bayard jeunesse, 2013, Une fenêtre sur la mer, Recours au poème, 2015.

Poète accueilli grâce à la complicité d’Isabelle Lévesque


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2 Messages

  • Jean-François Agostini Le 16 janvier 2020 à 17:07, par Serge Prioul

    Merci pour cette langue, cher Jean-François. langue de terre, langue de mer, dirai-je, celle qui relie le poème au reste du monde. Comme s’il fallait creuser - et il le faut ! - à Saint Malo, on nomme la langue de sable entre la vieille cité et le continent : le Sillon !

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  • Remerciements Le 11 février 2022 à 00:08, par Jean-François Agostini

    Merci cher Serge pour ton commentaire qui me touche.

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