Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Bertrand Degott

mercredi 9 janvier 2019, par Cécile Guivarch

Né le 19 novembre 1955, à Colmar (Haut-Rhin).
Enseignant dans le secondaire, puis enseignant-chercheur.
Réside en Franche-Comté depuis 1982.

extraits de Éboulements et taillis

1.

Si je marque une préférence
pour ceux des poètes en France
(n’exceptant de France aucuns lieux
où se franc-parle à qui mieux mieux
ni surtout la terre belgique
où est le pays William Cliff)
si donc j’aime mieux j’y reviens
les banals les très-quotidiens
s’il m’agrée qu’un poète nomme
femme une femme & homme un homme
— quoique en son œil un sperme épais
se mêle aux menstrues — mon respect
mon admiration poétiques
vont droit aux plus métaphysiques

ainsi mercredi soir (la nuit
s’était calfeutrée dans les buis)
sorti d’un cours à marche prompte
j’avais pris la route qui monte
vers la citadelle & voici
que j’entends passer comme un cri
au-dessus des arbres sans feuilles
(il faisait nuit noire & mon œil
ne distinguait rien qui volât)
quel animal était-ce là ?
je me suis dit héron vampire
mais c’était probablement pire.

 

2.
                                             Pour Jean.

Volez mon merle dans le cerisier
       sautez de branche
en branche on aime tant que vous disiez
       vos évidences

la terre est froide aux grands ciels de janvier
       la neige est blanche
mais sur quel oiseau fondra l’épervier
       de ma naissance ?

 

3.

Tu as ouvert la porte aux démarcheurs la neige
       fondait déjà dans leurs cheveux
à toute heure il est bon qu’on se demande où vais-je ?
       est-ce bien cela que je veux ?

puisque à toute heure on ouvre la porte aux nomades
       alors qu’il pleut et neige dru
dans le halo du lampadaire où l’on regarde
       heureux ceux qui vont dans la rue !

comme eux j’ai repris mes parcours de nuit
       sous la pluie revenue si fine
qu’à peine on devine si c’est brouillard ou pluie
       et que tu dirais il pleuvine

les sentiers cet hiver oh combien j’ai voulu
       qu’un peu de neige les efface !
mais j’aime aussi fouler l’herbe avec le talus
       la boue où mes souliers font trace

et tords si bien les mots pour exprimer l’hiver
       la neige les rumeurs furtives
la pluie sur la terre et les feuilles que mon vers
                    bâille à ces tentatives.

Extraits de Le Vent dans la brèche

1.

J’ai vu Hull (Québec) dans un temps
qui mélangeait soleil et bise
au ciel des oiseaux mécontents
sifflaient la neige et la banquise
raillaient l’hiver morne à joue grise
or ces gros merles rouges, voi-
ci la chanson qu’ils m’ont apprise :
Dieu gard’ nos amis québécois

l’Europe est loin pour les enfants
de Hull, alors s’ils mêlent Pise
avec Paris je les comprends
les tours augmentent leur méprise
quant aux parents l’un se dit suisse
et l’autre belge ou franc-comtois
pour leur compagnie tant exquise
Dieu gard’ nos amis québécois

brouillés des fuseaux déchantants
qui nous avaient pris par traîtrise
on a laissé Hull au printemps
avec slip chaussette et chemise
j’ai fourré Hull dans ma valise
(au moment qu’on part chaque fois
quelque chose à nous s’éternise)
Dieu gard’ nos amis québécois

prince l’on américanise
tout sur le bord de l’Outaouais
qu’en soit préservé Hull, oh plise !
Dieu gard’ nos amis québécois.

 

2.

Ne m’en tenez pas rigueur si j’insiste
à faire entendre un pépiement d’oiseaux
l’hiver dans l’églantier, si le fruit triste
et rouge des cynorhodons persiste
à mes vers, et si je pointe un museau

tout enfariné de neige et d’étoiles
pardonnez-moi, mais convenez qu’on vêt
plus volontiers son voluptueux duvet
de clématites quand il faut qu’à tort
et à travers on hume le gasoil

vous dire ça, voyez-vous, m’aide à vivre
à pareille vitesse au gré des livres
de mes compagnons humains, de mon corps
mais avant tout, tant que la chose existe
encor, ça m’aide à chahuter la mort.

Extrait de Battant

L’une et l’autre ont semé des fleurs ou leurs dentelles
dans ma raison d’étourneau triste, il y a fort à
parier que le mal est durable — ou bien sont-elles
ce vol comme étourdi que l’automne apporta ?

celle à qui tu confies l’orage et l’éphémère
souci de nos enfants, sur qui tu as posé
ta main si violemment, c’est la sœur, c’est la mère
son manteau d’alchémille retiendra la rosée

celle autour de qui flotte entre lumière et songe
le désir d’à jamais tout volatiliser
— fais rendre à nos brouillards, à l’orgueil qui nous ronge
l’eau vive qu’on ne peut retenir ni briser

et prends pitié de nous par ce temps de ténèbres
— celle aussi qui remonte et descend l’escalier
avec son zèbre d’homme et son pit-bull, ses lèvres
de poupée barbouillée, sa jupe à déchirer

celle offerte en holocauste aux lingeries fines
putain des parfums chic au flanc des abribus
on l’a décervelée, on lui voit la poitrine
à la tombée des reins, sa croupe est au plexus

tant qu’on aura ce regard tournoyant d’abeilles
de mouche à viande, où peut-on donner de l’iris
sans que le cœur n’éclate ? — après combien de veilles
viendras-tu recoller nos morceaux d’Osiris ?

— mais il y a celle encor qui le dispute aux ânes
en pauvreté, mon abeille au point d’essaimer
elle a fleuri tout l’appartement de pivoines
et de gentiane alpestre — et je ne puis l’aimer.

(« Plusieurs vols d’étourneaux »)

Extrait de À chaque pas

Dans les mots malgré nous c’est au vertige
qu’on s’abandonne, on dit plus qu’on ne voit
plus qu’on ne sent, l’ancolie sur sa tige
rejoint la mélancolie dans ta voix

et nos tourments, nos appels sans réponse
par l’effet d’attirance entre les mots
se voient soudain reliés à la raiponce
l’arbre et l’amour ont les mêmes rameaux

la solitude ou la mélancolie
monte en fleur à proximité des forts
en ruine, au bord des chemins l’ancolie
réjouit autant les vivants et les morts

et tout le bleu qu’imprime ta présence
alterne avec les blancs de ton absence.

Extraits de More à Venise, suivi de Petit Testament

1.

Tu gardes le silence et nos journées
s’en vont je ne sais plus ce qui t’occupe
te souviens-tu quand tu faisais tourner
tourner tournant sur toi-même ta jupe ?

face à la haute armoire où ma grand-mère
dort éternellement dans le miroir
ta sœur et toi tourniez, si votre mère
s’y voit je préfère n’en rien savoir

il y a six ans que j’ai quitté la chambre
emportant mes habits et mes reflets
j’ai beau vieillir (d’autant que c’est novembre)
vois le monde impossible où je me plais

les hommes sont tous droits les femmes probes
et la beauté fait tournoyer les robes.

 

2.

En dépit des apparences nos mères
ne meurent pas, nous leur fermons les yeux
bien sûr mais du mouchoir de nos adieux
nous essuyons des deuils intérimaires

s’en est allée toute seule maman
par le chemin des névés sur les crêtes
comme elle avait pris la vie, vaillamment
sans dévoiler ses pensées très secrètes

ton corps ne pèse pas plus qu’un mauvais
souvenir à présent que tu es libre
et j’aimerai ton absence je vais
m’y appuyant chercher mon équilibre

aussi je parle aux fleurs de ton balcon
les pensées les jonquilles les jacinthes
la rose de Noël, à tes empreintes
dans la neige naguère au Grand Ballon

aux tourbillons de givre et de lumière
— non les mères vraiment ne meurent pas
nous leurs enfants nous arrivons derrière
il y a si peu d’espace entre nos pas.

 

3.

Il était écrit qu’en Guinée
j’irais porter la didactique
alors missionné vacciné
prémuni contre les moustiques
et nanti d’anti-paludiques
j’ai pris l’airbus par-delà la
côte espagnole et l’Atlantique
jusqu’en Afrique où me voilà

adieu l’Europe encourtinée
de neige et ton manège à fric
(car Noël tombe en fin d’année)
je rapplique en terre islamique
c’est le carême et le public
guinéen jeûne et prie Allah
est grand si le Coran s’applique
jusqu’en Afrique où me voilà

le ciel chauffe à blanc la journée
mais le sable entre rouille et brique
et la poussière ont profané
les fleurs, n’y a-t-il qu’à Conakry
qu’ainsi tout se change en bauxite ?
demandez à Coca-Cola
qui répand son jus métallique
jusqu’en Afrique où me voilà

princes parmi vous je ne suis
qu’un föte coassant sa ballade
on entend le crapaud métrique
jusqu’en Afrique où me voilà.

Extraits de Plus que les ronces

1.

Le matin parmi les premiers gestes tu places
le couteau près du bol à droite et la cuiller
derrière, cela fait partie d’un rituel
grâce auquel son reflet apparaît dans la glace
à côté d’un bouquet de roses de Noël.

 

2.

Où êtes-vous Delphine et ta sœur Marinette
croisées au fil des pages de Marcel Aymé ?
où sont nos jeux d’enfants loup y es-tu chat perché ?
— votre morsure aux quatre coins n’est aussi nette
que pour être du temps que je n’ai pas cherché

chercherais-je à mon tour suivant l’autre Marcel
j’en rapporterais quoi ? — rien de mirobolant
un vélo déraillé quatre bouts de ficelle
un couteau suisse les débris d’un cerf-volant
mon visage à deux ans grêlé de varicelle

et voilà mes quintils reliés à mes jeux
nourris quoique j’en aie de ces pauvres images
la cause en pourrait être au grand ciel nuageux
à la joie d’envoyer ainsi vis-à-visage
l’adulte et le bambin rimer sans arrimage.

 

 

Bibliographie

Recueils de poésie

  • Éboulements et taillis, Gallimard, 1996
  • Le Vent dans la brèche, Gallimard, 1998
  • Battant, La Table ronde, 2006
  • À chaque pas, L’Arrière-pays, 2008
  • More à Venise, suivi de Petit testament, La Table ronde, 2013
  • Plus que les ronces, L’Arrière-pays, 2013

Ouvrages universitaires

  • « Ballade n’est pas morte », Annales littéraires de l’université de Besançon, 1996
  • Le Sonnet au risque du sonnet, L’Harmattan, 2006

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