Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Estelle Fenzy

lundi 7 février 2022, par Cécile Guivarch

Estelle Fenzy est née en 1969. Elle a vécu longtemps près de Lille, plusieurs années à Brest. Actuellement, elle habite Arles où elle enseigne dans un collège de la ville.
Elle écrit depuis 2013, des poèmes et des textes courts. Au rythme de la vie, dans la vie. Son écriture repose autant sur l’autobiographie (Chut, à La Part Commune, ou Gueule noire et Amoureuse ? à La Boucherie Littéraire) et le réel (le drame des migrants, dans Eldorado Lampedusa, aux éditions Pourquoi viens-tu si tard ?) que sur l’imaginaire, le conte (Par là, chez Lanskine), des versants opposés mais complémentaires qui alternent dans son travail. Quels que soient la forme et le thème, elle s’attache au dépouillement, fuit le mot de trop, le superflu, l’effet joli qui éloigne de l’essentiel.

Extraits de Chut (le monstre dort), La Part Commune, 2015

Penser vif
écrire simple
crier grand

Puisque la vie
ampute

*

Sans équipage
et cales vides

cœur haubané
tempes battues
par les vents

tu tiens debout
sur le quai

*

Chut
(le monstre dort)

Buvons le galop des jours
et la surprise de vivre

dans le même verre

Extraits de Sans, La Porte, 2015

Le dernier soir un oiseau s’est jeté sur les vitres au dessus du canapé où tant de fois allongé Je suis sortie cœur tordu Il est reparti plumes ébouriffées ailes incertaines
C’était ton âme qui déjà s’envolait
*

Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer mes yeux sur le libre espace de ton jardin Tu veilleur de corolles guetteur d’été L’hiver est entré dans ton corps enclaver le dernier paysage de ta chambre

Extraits de Rouge vive, Al Manar, 2016

Je suis la faim la soif
La fureur au bord de moi

Sur un chemin soyeux
la brutale innocence

insolente et fauve

défie mon approche
emporte mes gestes

dans les craquements
du bois mort

*

Je suis la sève montante
le bouillonnement des mousses

Je ramasse mes guenilles d’écorce
mes écorchures

Moi l’arbre creux
ouvre mes sentiers
à l’étrangère

fais le tour de mes racines
orphelines tranchées

*

Je couche dans la rivière

m’ébroue comme un chien
fou
qui reconnaît son maître

Extraits de L’Entaille et la couture, Henry, 2016

Viens

Dévorons-nous corps et crus

Avant que l’amour ne recule
et lèche
sa parole imprononçable
dans l’écuelle de la mémoire

*

Je suis cet animal blotti
dans tes odeurs fidèles

humain à s’y ouvrir
visage ventre et veines

histoire vraie de l’amour
sensible et discordante

l’entaille et la couture

Ecrire et caresser - oui
de la même main

*

Serre moi

Que pas un centimètre
ne nous écarte

C’est vide cet espace froid
quand debout face à face

Serre moi

Qu’il n’y ait de place
entre nos peaux

ni pour les regrets
ni pour la petite âme
d’un oiseau

Extraits de Le Papillon, Le Petit Flou, 2017

Il faut libérer l’insecte
de sa citadelle de silence
avant que sa voix ne grandisse
et n’explose en mille morceaux
sur mon corps partition

*

Gravir les murs de ronces
les tours pesantes
et les drapeaux giflants
Saigner mes genoux
sur les cailloux saillants
pour ravir sans un bruit
sa douleur au soleil
le papillon prisonnier

Extrait de Mère, La Boucherie Littéraire, 2017

Au milieu de la nuit enfant pleure.

Il dit
Je ne veux plus grandir. Si je continue, tu vas devenir vieille. Et mourir. Je ne veux pas.

Je dis
C’est la vie. Elle passe. L’amour, non. Nos absents glissent tout bas des mots dans nos poings fermés. Si tu ouvres les mains, leur souffle se libère dans le vent. Là s’écrit notre bonne aventure.

Quand mon cœur battra trop tard, tes yeux joueront de la musique. Ma joie survivra dans leur bleu. J’y serai cette ombre dansante que jamais le soleil ne gomme.

Je suis mère.

Extraits de Par là, Lanskine, 2018

Qu’y a-t-il en l’humain
de si fragile

que les ailes oublient les anges

qu’un petit animal mort
palpite dans leur cœur
son cri répandu sur les fleurs d’été
retournant la peau de la terre

et
qu’une enfant pure aux yeux d’ardoise
se change en monstre avide

une vierge de fer
et de sang

*

La nuit elle chevauche sa monture
les poignets noués à la crinière sèche

Ses cheveux noirs courent derrière elle
ses ongles longs déchirent ses gants

Les fougères s’abattent sur son passage

Elle a planté des lames d’acier
dans les sabots du cheval

Extrait de Mon corps c’est ta maison, La Porte, 2018

Mon corps c’est ta maison

Un abri vers le sud de notre temps
libre, rien n’y vient arrêter les gestes

Jours de liesse et nuits heureuses
semés de lampes sombres
Dans l’obscurité s’écrivent l’amour,
les poèmes

Mon corps ton immunité ta terre insolente
un pays sans talismans ni amulettes
où les oiseaux n’ont pas besoin de nid

Une contrée aux contours de vent tiède
de forêts où dormir sur le dos, tendre et serein
de galeries de ruelles de cascades et de sources
d’explosions de magnolias

Le compas de mes cuisses, liens que l’on noue
dénoue, s’ouvre comme s’ouvrent les silences

et tous les espaces qui me séparent de toi

Extraits de Poèmes western, Lanskine, 2018

Qu’y a-t-il au-delà de la route.

Qu’y a-t-il au-delà du tracé de la piste sur la terre. Au-delà de cet endroit où toute rencontre semble impossible. La route, la piste. À l’infini.

Sur le ciel uniforme, une virgule pâle. Existe-t-elle seulement.

Une encoche. Un oiseau taillé dans le bleu.

*

Santa Fe en novembre.

Grise. Jusqu’à la lointaine périphérie de la ville.

Un champ de boue, de flaques. Où se dressent des écrans de tôle. Dans une désolation d’après cataclysme.

Le Kit Carson Drive Inn est fermé.

Se sentir étranger soudain. À l’épicentre d’une vraie tristesse.

Extrait de Via Arelatensis (de pierre et de vent), La Margeride, 2018

Le Rhône a fendu Arles en deux.
Lame de gel, brume d’hiver, ville bleuie.

Menace aussi. Gronde, gonfle et bouillonne.
Fleuve aux disparus. Aux engloutis. A bras le corps dans les courants.
Les bustes de pierre au fond de l’eau ne sont pas les leurs.

On veille, on surveille, on prend ta revanche de damné.
On construit, on contient. On apprivoise.

Pendant que des chalands sombrés depuis des siècles se rachètent un destin sur les rives.

Extraits de La Minute bleue de l’aube, La Part Commune, 2019

Dehors la lumière est lointaine
Ferme les volets

que rien ne puisse partager mon silence

*
Il y a tant de bruit au fond de moi
Pourtant je dors dans mon enfance

*

Puisque ce sont les limites
qui font exister les choses

Qu’en est-il de ton absence
qui troue le corps et l’âme

et qui n’a pas de fin

*

Ce matin
l’aube s’est simplifiée

Elle portait le parfum
de la peau de ma mère

quand elle m’a réveillée

*
Tant de mots réunis
et ce n’est rien
qu’un autre silence

*
La nuit a laissé
des traces de rouge à lèvres
sur la peau de l’horizon

L’aube est une marque d’amour

Extrait de Gueule noire, La Boucherie Littéraire, 2019

La guerre
tu en parlais peu

C’est Mémé
qui m’a raconté
les fusils à la cave
sous les patates
la liste d’adresses
tes mains dessus
dans tes poches

La gestapo
a tout retourné
dans la maison

pas les patates
pas tes poches

La guerre
tu m’as juste dit :

« Un mineur de fond
ça sait manier la dynamite »

Extraits de CODA (Ostinato), Les Lieux-Dits, 2020

Quand la fin
cogne le début

l’enfant mutique
remplit de cris
la bouche de sa mère

Lui la césure
l’attente vaine

déjà outre monde

*

Après la fin

comment nommer

Amour Enfance Poésie

leur existence au monde

*

Le jour de la fin

il pleuvra forcément
d’ailleurs ce sera la nuit

La mort s’accommode mal
de la lumière

ça lui pique les yeux l’oblige

à fuir le monde

Extraits de Le Chant de la femme source, L’Ail des ours, 2020

Tu plongeais
dans l’eau ton visage

longtemps longtemps

J’avais peur parfois
de le voir disparaître

puis tu te redressais
hors de souffle
yeux noyés joues inondées
cheveux de couleuvre argentée

Je reconnaissais
dans ce nouveau miroir

mon image inversée

*

L’été tournoyait
dans ses cerceaux de verre
entre tessons célestes
et lapis-lazuli

Il montait de l’argile
des parfums chauds
d’onguents précieux

Surgi des flots tu t’ébrouais
comme un jeune animal
jeté consentant dans un feu

Je posais
ma joue brûlante
sur ton épaule

son creux de fraîcheur sauve

*

Nous traversions
notre premier jardin
Celui qui cède ses chemins
par amour et par liberté

Chacun de nos pas
levait la lumière

Fiancé le soleil s’ouvrait
Peu importe s’il durerait
il était éternel

Rien ne pouvait empêcher le ciel

Extraits de Eldorado Lampedusa, Pourquoi viens-tu si tard ?, 2021

Invocation au jour
et à la côte

Hissons sur nos épaules
la part respirable

de nos vies

*

Percé d’étoiles
notre aveuglement

Marins maladroits
au règne des phalènes

dont le vol grésille
contre les boussoles

*

Pantins enténébrés

dépossédés
du jour

Nous tombons
en nous-mêmes

sans
qu’une algue tressaille

Extraits d’Amoureuse ?, La Boucherie Littéraire, 2021

Sur la platine, je passe le même 45 tours. Pour la vingtième fois.

Je danse. Je chante. Mes bras sont des ailes. Mes jambes des roseaux sous le vent. Ma voix s’envole aussi.

J’ai tout le ciel en moi. Les pluies de mille automnes au ventre. Au cœur mille étés. La vie à l’étroit dans mon corps. Qui cogne sous ma peau.

Quelque chose comme une vague qui roule sur elle-même. Toujours plus puissante. Qui me tenaille et n’en finit pas.

Ça doit être cela, le désir.

*

Boum de fin d’année.

On déménage le garage. Il faut du vide au milieu. Des tables le long des murs. Du noir. Jeux de lumière. Platine.

Je danse seule. Je veux qu’il me regarde.

Danser, ça doit être comme faire l’amour. L’amour je ne l’ai jamais fait. Alors j’imagine. Lenteurs et saccades. Hanches ondulent, épaules roulent, tête balance, bras serrent, s’ouvrent en ailes, appellent.

Je danse comme j’imagine l’amour. Lui l’a peut-être déjà fait. Je n’arrive pas à savoir. Il me regarde. La série de rocks s’achève. Le cœur de Bonnie Tyler vient s’éclipser dans les enceintes.

Il avance vers moi.

Bibliographie

Publications en revues : Europe, Secousse, Remue.net, Ce qui Reste, Ecrits du Nord (éditions Henry), Microbe, Les Carnets d’Eucharis, Terre à Ciel, Recours au Poème, Décharge, Possibles, FPM, Revu, Teste, Revue Alsacienne de Littérature, Phoenix, Le Journal des Poètes, La Terrasse, Arpa, Libération, Voix, Traversées

Publications :

  • CHUT (le monstre dort), La Part Commune (2015)
  • SANS, La Porte (2015)
  • ROUGE VIVE, Al Manar (2016)
  • JUSTE APRES, La Porte (2016)
  • L’ENTAILLE et LA COUTURE, Henry (2016)
  • LE PAPILLON, Petit Flou (2017)
  • MÈRE, La Boucherie Littéraire (2017), Prix de poésie René Leynaud 2018
  • PAR LÀ, LansKine (2018)
  • MON CORPS C’EST TA MAISON, La Porte (2018)
  • POÈMES WESTERN, LansKine (2018)
  • LA MINUTE BLEUE DE L’AUBE, La Part Commune (2019)
  • GUEULE NOIRE, La Boucherie Littéraire (2019)
  • CODA (Ostinato), Les Lieux-Dits (2020), finaliste du Prix International de poésie de Montréal 2020
  • LE CHANT DE LA FEMME SOURCE, L’Ail des Ours (2020)
  • ELDORADO LAMPEDUSA, Pourquoi viens-tu si tard ? (2021)
  • AMOUREUSE ? La Boucherie Littéraire (2021)

Livres et revue d’artistes :

  • PETITE MANHATTAN, dans Le Monde des Villes, Brest 2, avec André Jolivet, éditions Voltije
  • CONNIVENCES 6, La Margeride
  • VIA ARELATENSIS (de pierre et de vent), livre d’artiste avec des peintures de Robert Lobet, La Margeride (2018)
  • SAISONS et MERVEILLES, La Margeride, avec des peintures originales de Robert Lobet (2020)

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