Estelle Fenzy est née en 1969. Elle a vécu longtemps près de Lille, plusieurs années à Brest. Actuellement, elle habite Arles où elle enseigne dans un collège de la ville.
Elle écrit depuis 2013, des poèmes et des textes courts. Au rythme de la vie, dans la vie. Son écriture repose autant sur l’autobiographie (Chut, à La Part Commune, ou Gueule noire et Amoureuse ? à La Boucherie Littéraire) et le réel (le drame des migrants, dans Eldorado Lampedusa, aux éditions Pourquoi viens-tu si tard ?) que sur l’imaginaire, le conte (Par là, chez Lanskine), des versants opposés mais complémentaires qui alternent dans son travail. Quels que soient la forme et le thème, elle s’attache au dépouillement, fuit le mot de trop, le superflu, l’effet joli qui éloigne de l’essentiel.
Extraits de Chut (le monstre dort), La Part Commune, 2015
Penser vif
écrire simple
crier grandPuisque la vie
ampute*
Sans équipage
et cales videscœur haubané
tempes battues
par les ventstu tiens debout
sur le quai*
Chut
(le monstre dort)Buvons le galop des jours
et la surprise de vivredans le même verre
Extraits de Sans, La Porte, 2015
Le dernier soir un oiseau s’est jeté sur les vitres au dessus du canapé où tant de fois allongé Je suis sortie cœur tordu Il est reparti plumes ébouriffées ailes incertaines
C’était ton âme qui déjà s’envolait
*Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer mes yeux sur le libre espace de ton jardin Tu veilleur de corolles guetteur d’été L’hiver est entré dans ton corps enclaver le dernier paysage de ta chambre
Extraits de Rouge vive, Al Manar, 2016
Je suis la faim la soif
La fureur au bord de moiSur un chemin soyeux
la brutale innocenceinsolente et fauve
défie mon approche
emporte mes gestesdans les craquements
du bois mort*
Je suis la sève montante
le bouillonnement des moussesJe ramasse mes guenilles d’écorce
mes écorchuresMoi l’arbre creux
ouvre mes sentiers
à l’étrangèrefais le tour de mes racines
orphelines tranchées*
Je couche dans la rivière
m’ébroue comme un chien
fou
qui reconnaît son maître
Extraits de L’Entaille et la couture, Henry, 2016
Viens
Dévorons-nous corps et crus
Avant que l’amour ne recule
et lèche
sa parole imprononçable
dans l’écuelle de la mémoire*
Je suis cet animal blotti
dans tes odeurs fidèleshumain à s’y ouvrir
visage ventre et veineshistoire vraie de l’amour
sensible et discordantel’entaille et la couture
Ecrire et caresser - oui
de la même main*
Serre moi
Que pas un centimètre
ne nous écarteC’est vide cet espace froid
quand debout face à faceSerre moi
Qu’il n’y ait de place
entre nos peauxni pour les regrets
ni pour la petite âme
d’un oiseau
Extraits de Le Papillon, Le Petit Flou, 2017
Il faut libérer l’insecte
de sa citadelle de silence
avant que sa voix ne grandisse
et n’explose en mille morceaux
sur mon corps partition*
Gravir les murs de ronces
les tours pesantes
et les drapeaux giflants
Saigner mes genoux
sur les cailloux saillants
pour ravir sans un bruit
sa douleur au soleil
le papillon prisonnier
Extrait de Mère, La Boucherie Littéraire, 2017
Au milieu de la nuit enfant pleure.
Il dit
Je ne veux plus grandir. Si je continue, tu vas devenir vieille. Et mourir. Je ne veux pas.Je dis
C’est la vie. Elle passe. L’amour, non. Nos absents glissent tout bas des mots dans nos poings fermés. Si tu ouvres les mains, leur souffle se libère dans le vent. Là s’écrit notre bonne aventure.Quand mon cœur battra trop tard, tes yeux joueront de la musique. Ma joie survivra dans leur bleu. J’y serai cette ombre dansante que jamais le soleil ne gomme.
Je suis mère.
Extraits de Par là, Lanskine, 2018
Qu’y a-t-il en l’humain
de si fragileque les ailes oublient les anges
qu’un petit animal mort
palpite dans leur cœur
son cri répandu sur les fleurs d’été
retournant la peau de la terreet
qu’une enfant pure aux yeux d’ardoise
se change en monstre avideune vierge de fer
et de sang*
La nuit elle chevauche sa monture
les poignets noués à la crinière sècheSes cheveux noirs courent derrière elle
ses ongles longs déchirent ses gantsLes fougères s’abattent sur son passage
Elle a planté des lames d’acier
dans les sabots du cheval
Extrait de Mon corps c’est ta maison, La Porte, 2018
Mon corps c’est ta maison
Un abri vers le sud de notre temps
libre, rien n’y vient arrêter les gestesJours de liesse et nuits heureuses
semés de lampes sombres
Dans l’obscurité s’écrivent l’amour,
les poèmesMon corps ton immunité ta terre insolente
un pays sans talismans ni amulettes
où les oiseaux n’ont pas besoin de nidUne contrée aux contours de vent tiède
de forêts où dormir sur le dos, tendre et serein
de galeries de ruelles de cascades et de sources
d’explosions de magnoliasLe compas de mes cuisses, liens que l’on noue
dénoue, s’ouvre comme s’ouvrent les silenceset tous les espaces qui me séparent de toi
Extraits de Poèmes western, Lanskine, 2018
Qu’y a-t-il au-delà de la route.
Qu’y a-t-il au-delà du tracé de la piste sur la terre. Au-delà de cet endroit où toute rencontre semble impossible. La route, la piste. À l’infini.
Sur le ciel uniforme, une virgule pâle. Existe-t-elle seulement.
Une encoche. Un oiseau taillé dans le bleu.
*
Santa Fe en novembre.
Grise. Jusqu’à la lointaine périphérie de la ville.
Un champ de boue, de flaques. Où se dressent des écrans de tôle. Dans une désolation d’après cataclysme.
Le Kit Carson Drive Inn est fermé.
Se sentir étranger soudain. À l’épicentre d’une vraie tristesse.
Extrait de Via Arelatensis (de pierre et de vent), La Margeride, 2018
Le Rhône a fendu Arles en deux.
Lame de gel, brume d’hiver, ville bleuie.Menace aussi. Gronde, gonfle et bouillonne.
Fleuve aux disparus. Aux engloutis. A bras le corps dans les courants.
Les bustes de pierre au fond de l’eau ne sont pas les leurs.On veille, on surveille, on prend ta revanche de damné.
On construit, on contient. On apprivoise.Pendant que des chalands sombrés depuis des siècles se rachètent un destin sur les rives.
Extraits de La Minute bleue de l’aube, La Part Commune, 2019
Dehors la lumière est lointaine
Ferme les voletsque rien ne puisse partager mon silence
*
Il y a tant de bruit au fond de moi
Pourtant je dors dans mon enfance*
Puisque ce sont les limites
qui font exister les chosesQu’en est-il de ton absence
qui troue le corps et l’âmeet qui n’a pas de fin
*
Ce matin
l’aube s’est simplifiéeElle portait le parfum
de la peau de ma mèrequand elle m’a réveillée
*
Tant de mots réunis
et ce n’est rien
qu’un autre silence*
La nuit a laissé
des traces de rouge à lèvres
sur la peau de l’horizonL’aube est une marque d’amour
Extrait de Gueule noire, La Boucherie Littéraire, 2019
La guerre
tu en parlais peuC’est Mémé
qui m’a raconté
les fusils à la cave
sous les patates
la liste d’adresses
tes mains dessus
dans tes pochesLa gestapo
a tout retourné
dans la maisonpas les patates
pas tes pochesLa guerre
tu m’as juste dit :« Un mineur de fond
ça sait manier la dynamite »
Extraits de CODA (Ostinato), Les Lieux-Dits, 2020
Quand la fin
cogne le débutl’enfant mutique
remplit de cris
la bouche de sa mèreLui la césure
l’attente vainedéjà outre monde
*
Après la fin
comment nommer
Amour Enfance Poésie
leur existence au monde
*
Le jour de la fin
il pleuvra forcément
d’ailleurs ce sera la nuitLa mort s’accommode mal
de la lumièreça lui pique les yeux l’oblige
à fuir le monde
Extraits de Le Chant de la femme source, L’Ail des ours, 2020
Tu plongeais
dans l’eau ton visagelongtemps longtemps
J’avais peur parfois
de le voir disparaîtrepuis tu te redressais
hors de souffle
yeux noyés joues inondées
cheveux de couleuvre argentéeJe reconnaissais
dans ce nouveau miroirmon image inversée
*
L’été tournoyait
dans ses cerceaux de verre
entre tessons célestes
et lapis-lazuliIl montait de l’argile
des parfums chauds
d’onguents précieuxSurgi des flots tu t’ébrouais
comme un jeune animal
jeté consentant dans un feuJe posais
ma joue brûlante
sur ton épauleson creux de fraîcheur sauve
*
Nous traversions
notre premier jardin
Celui qui cède ses chemins
par amour et par libertéChacun de nos pas
levait la lumièreFiancé le soleil s’ouvrait
Peu importe s’il durerait
il était éternelRien ne pouvait empêcher le ciel
Extraits de Eldorado Lampedusa, Pourquoi viens-tu si tard ?, 2021
Invocation au jour
et à la côteHissons sur nos épaules
la part respirablede nos vies
*
Percé d’étoiles
notre aveuglementMarins maladroits
au règne des phalènesdont le vol grésille
contre les boussoles*
Pantins enténébrés
dépossédés
du jourNous tombons
en nous-mêmessans
qu’une algue tressaille
Extraits d’Amoureuse ?, La Boucherie Littéraire, 2021
Sur la platine, je passe le même 45 tours. Pour la vingtième fois.
Je danse. Je chante. Mes bras sont des ailes. Mes jambes des roseaux sous le vent. Ma voix s’envole aussi.
J’ai tout le ciel en moi. Les pluies de mille automnes au ventre. Au cœur mille étés. La vie à l’étroit dans mon corps. Qui cogne sous ma peau.
Quelque chose comme une vague qui roule sur elle-même. Toujours plus puissante. Qui me tenaille et n’en finit pas.
Ça doit être cela, le désir.
*
Boum de fin d’année.
On déménage le garage. Il faut du vide au milieu. Des tables le long des murs. Du noir. Jeux de lumière. Platine.
Je danse seule. Je veux qu’il me regarde.
Danser, ça doit être comme faire l’amour. L’amour je ne l’ai jamais fait. Alors j’imagine. Lenteurs et saccades. Hanches ondulent, épaules roulent, tête balance, bras serrent, s’ouvrent en ailes, appellent.
Je danse comme j’imagine l’amour. Lui l’a peut-être déjà fait. Je n’arrive pas à savoir. Il me regarde. La série de rocks s’achève. Le cœur de Bonnie Tyler vient s’éclipser dans les enceintes.
Il avance vers moi.
Bibliographie
Publications en revues : Europe, Secousse, Remue.net, Ce qui Reste, Ecrits du Nord (éditions Henry), Microbe, Les Carnets d’Eucharis, Terre à Ciel, Recours au Poème, Décharge, Possibles, FPM, Revu, Teste, Revue Alsacienne de Littérature, Phoenix, Le Journal des Poètes, La Terrasse, Arpa, Libération, Voix, Traversées…
Publications :
- CHUT (le monstre dort), La Part Commune (2015)
- SANS, La Porte (2015)
- ROUGE VIVE, Al Manar (2016)
- JUSTE APRES, La Porte (2016)
- L’ENTAILLE et LA COUTURE, Henry (2016)
- LE PAPILLON, Petit Flou (2017)
- MÈRE, La Boucherie Littéraire (2017), Prix de poésie René Leynaud 2018
- PAR LÀ, LansKine (2018)
- MON CORPS C’EST TA MAISON, La Porte (2018)
- POÈMES WESTERN, LansKine (2018)
- LA MINUTE BLEUE DE L’AUBE, La Part Commune (2019)
- GUEULE NOIRE, La Boucherie Littéraire (2019)
- CODA (Ostinato), Les Lieux-Dits (2020), finaliste du Prix International de poésie de Montréal 2020
- LE CHANT DE LA FEMME SOURCE, L’Ail des Ours (2020)
- ELDORADO LAMPEDUSA, Pourquoi viens-tu si tard ? (2021)
- AMOUREUSE ? La Boucherie Littéraire (2021)
Livres et revue d’artistes :
- PETITE MANHATTAN, dans Le Monde des Villes, Brest 2, avec André Jolivet, éditions Voltije
- CONNIVENCES 6, La Margeride
- VIA ARELATENSIS (de pierre et de vent), livre d’artiste avec des peintures de Robert Lobet, La Margeride (2018)
- SAISONS et MERVEILLES, La Margeride, avec des peintures originales de Robert Lobet (2020)