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José-Flore Tappy

lundi 23 mars 2020, par Cécile Guivarch

José-Flore Tappy vit à Lausanne. Chercheure en littérature à l’Université de Lausanne (au Centre des littératures en Suisse romande), elle travaille par métier à l’édition de textes à partir d’archives littéraires. C’est dans ce cadre qu’elle a publié plusieurs correspondances d’écrivains (Ernest Bloch et Romain Rolland, Jean Paulhan et Monique Saint-Hélier, Philippe Jaccottet et Gustave Roud, Philippe Jaccottet et Giuseppe Ungaretti…), établi l’édition des Poésies complètes de Pierre-Louis Matthey (1893-1970) avec Marion Graf, ou encore collaboré aux œuvres complètes de la romancière Catherine Colomb : Tout Catherine Colomb, sous la direction de Daniel Maggetti (Zoé, 2019). C’est là également qu’elle éditera, en tant que responsable scientifique, les Œuvres de Philippe Jaccottet dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 2014).
Elle est l’auteur, depuis 1983, de plusieurs recueils de poèmes, parmi lesquels Errer mortelle (Prix Ramuz de poésie), Terre battue, Hangars (Prix Schiller) Tombeau, Trás-os-Montes (Prix suisse de littérature).
En 1996, elle réalise pour la scène, sur l’initiative du metteur en scène François Rochaix, la traduction en français du Pierrot lunaire de Schönberg, d’après le livret allemand d’Otto Erich Hartleben – et crée parallèlement Pierre eau lune air, 21 poèmes mis en musique par le compositeur Jacques Demierre. Un spectacle en deux parties, créé en septembre 1997 avec pour interprète Yvette Théraulaz (Festival de La Bâtie à Genève, et Théâtre de Vidy à Lausanne). Ce travail dramaturgique est à l’origine du recueil Lunaires (2001).
Parallèlement à sa propre poésie, elle traduit, pour des revues, des poètes de langue espagnole, et avec Marion Graf, la poésie d’Anna Akhmatova : L’Églantier fleurit (La Dogana, 2011). Elle publie la première traduction française du poète Laureano Albán (Costa Rica) : Psaumes pour conjurer la guerre (Calligrammes, 2018).
Depuis 1995, elle collabore régulièrement à la revue Conférence (Meaux/Paris) et à la Revue de Belles-Lettres (Genève).

Errer mortelle, extraits (1983)

L’eau douce
de ta voix coule
dans ma gorge altérée
et le matin entre avec le vent
dans le ciel peigné fin

*

Les premiers vols d’oiseaux
attisent le jour l’excitent
au harpon des pins

très haut à la cime des branches
où remuent les pies
ivre de bois moulu
je chante
suspendue à l’invisible trapèze

sur l’aile du vent
la lentille du soleil glisse

*

Saisir la lumière trop brève
rue
soleil coulé dans un moule

le jour durcit
comme un noyau
au creux des mains

*

Vêtue de papier
feuillet de soie
ou moins encore
nue, glissée sous l’ombre

[…]

Pour seuls vivres
l’os du chemin
rongé par la lumière

pauvre est le sol
où s’use la pierre
sous les rafales du vent

citernes vides
remplies d’échos
sources taries dans l’air hautain

le chemin n’est que poudre d’os
dans la paume de la terre

*

Où rassembler les algues éparses de l’ombre ?
comment lier ces herbes douces sur le rivage désert ?
auprès de quel berger déposer cette obole ?

O enfouir au fond du sable ma prière
loin des vitres éclatantes de la mer

*

Que nos mains s’allongent
nos doigts se multiplient
pour protéger le monde si pauvre
dans sa barque

Terre battue, extrait (1995)

Entre hier et demain
je marche
sur une planche vacillante
dressée par la lumière

Dessous
le vide l’effroi
des profondeurs
un monde fracturé
où miroite la mémoire

lucarne
dans le noir aujourd’hui

*

Le ciel si dur si fermé
assiette de fer blanc
où frappe sans répit
le bec avide des oiseaux

Il faudrait
clouer la faim
sur les portes de hêtre
ou l’étouffer
avec un chiffon d’herbes

*

Nerveuse
mon ombre balaie le sol
prête à bondir
à l´affût d’on ne sait
quel mot d’ordre
quelle étincelle

Mais je la tiens
très courte
nouée à mes chevilles
comme bête soumise
couchée dans la poussière

*

Parfois sans raison
traînée de cigare sur la terre froide
cette même ombre me désigne du doigt
inerte
à moi-même étrangère

*

Comment guérir
mettre en plâtre
cette fracture
comment tenir
l’incoercible

Bander étroitement
les deux parts de moi-même
serrer dur
le présent le passé
unir
     de force
ces deux moitiés
     brisées

Méprise

*

La face
tranchée
un profil pour hier
l’autre pour demain

Borgne
chaque fois
derrière le bandeau noir
d’une vie disjointe

Hangars , extrait (2006)

Une écume
frissonne
un duvet d’amandiers
haleine rose

ou buée
sur mes yeux

*

La lumière
des mains légères la frottent
à la pierre ponce la pierre saline
les mains rapides
qui distribuent

celles qui brillent
des débris de la nuit

*

Sur un banc de fortune
sali par les orages
j’aligne mes planches
et mes outils
les couvre d’une bâche
contre la pluie
le brigandage

pour amies
les fumées sans abri
hirsutes et négligées

*

Si blanche
la fleur du câprier
qui s’ouvre avec le jour
si souple sa tige
s’appuie sur la roche

moi l’entêtée
je me hisse à l’air libre
m’obstine

à mon épaule
le ciel pend
comme un sac fatigué

*

Tandis que monte
la lumière
baignant la terre
de sa rassurante
tiédeur

dans l’obscur
elle dresse
une ossature
de feu

nous porte
nous soulève

*

Où va-t-elle
plus changeante
qu’une rumeur

en suspens sur le vide
elle dirige en douceur
nos gestes démunis

blanc bâton dans la nuit
pour celui qui s’égare

Trás-os-Montes , extrait (2018)

Menue, penchée au-dessus
de l’évier, si loin de nous
sous son tablier bleu, perdue
dans ses bottes de pluie, elle trie
les cerises noires et pose les plus mûres
à l’écart, les sépare des pourries

On dirait qu’elle mesure
un vieux rêve à distance,
qu’elle le visite du bout des doigts

derrière la vitre nue
les nuages
font des taches

*

Le silence pour elle
ne connaît plus d’obstacles,
elle le regarde monter
sans impatience,
comme une urgence sans fin

*

Comment dormir, pourtant,
sans retourner au potager
encore une fois,
reprenant le chemin comme on remonte
le temps, pour s’assurer que tout
a bien été quitté, dans les règles,
et paré, avant l’orage

l’arrière
parfois seule chance
pour demain

*

Sur une toile de bâche, elle place
une à une ses pierres,
les cale, en dispose d’autres
plus solides, chaque pouce
de son terrain, chaque plant
mérite sa main

choux, navets, tomates,
laitues, elle les épèle,
les arrime à ses mots

remparts de voix
contre le vent

*

Petite, elle se sauvait pour échapper
aux ombres – reflets trompeurs,
vieilles faces édentées – rejoignant
d’un seul battement de cils
le soleil des rues vides

aujourd’hui, dans le doute,
elle vérifie, redresse les pieux
des clôtures qui penchent, entourant
d’une enceinte fictive quelques fruits
à venir, encore noués dans sa pensée

Plutôt prévenir, qu’abandonner les choses
au pire. Sinon qui l’aiderait, elle,
à rassembler les planches, éparpillées
par les rafales, d’une si vétuste
embarcation ?

*

Peu de gestes suffisent à éloigner
la pénurie. Mais ce peu a du poids
qu’elle soulève sans répit
du matin jusqu’au soir

*

Aussi mince qu’un mouchoir
ma page, je la frotte et la nettoie
jusqu’à l’obscurité qui la détruit,
plus forte que les mots

tandis qu’elle, tôt levée,
tel un clou qui s’enfonce,
brave le froid, avance,
toutes ses pensées accumulées
en un point silencieux,
un seul point qui fait mal


Bibliographie

Poésie

  • Errer mortelle, Lausanne, coll. poétique Payot, 1983
  • Pierre à feu, Lausanne, Empreintes, 1987
  • Terre battue, Lausanne, Empreintes, 1995
  • Lunaires, Genève, La Dogana, 2001
  • Elémentaires, avec un papier sculpté de Pierre Oulevay, Chavannes, Empreintes, 2004 (tirage limité)
  • Hangars, Chavannes, Empreintes, 2006
  • Tombeau, avec des dessins de Juan Martinez, Chavannes, Empreintes, 2013
  • Trás-os-Montes, Genève, La Dogana, 2018

*

  • Errer mortelle suivi de Pierre à feu, Poche Poésie, Empreintes, 1995 (avec une préface de Daniel Maggetti)
  • Terre battue suivi de Lunaires, Poche Poésie, Empreintes, 2005 (avec une préface de Claire Jaquier)
  • Hangars, Zoé Poche, 2019 (avec un avant-propos de Philippe Jaccottet et une postface de Christophe Carraud)

Monographie

  • Loul Schopfer (sculptures et dessins),Vevey, Fondation pour les Arts et les Lettres, 1994

Traductions

  • Anna Akhmatova, L’Eglantier fleurit, poèmes traduits du russe en collaboration avec Marion Graf, Genève, La Dogana, 2011
  • Laureano Albán, Psaumes pour conjurer la guerre, poèmes traduits de l’espagnol (Costa Rica), Rennes, Calligrammes, 2018

Page élaborée avec la complicité de Françoise Delorme


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