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Philippe Mathy

mardi 10 avril 2018, par Roselyne Sibille

Philippe Mathy, né en 1956, a animé de 1987 à 2005 « Le front aux vitres » (galerie d’art/rencontres poétiques). Rédacteur en chef du Journal des poètes depuis mars 2015.
Il a publié notamment : L’atelier des saisons (Cheyne, 1992, 1999), Monter au monde (Rougerie, 1994), Le temps qui bat (Le Taillis Pré, 1999), Une eau simple (id. 2005), Un automne au creux des bras (L’herbe qui tremble, 2009), un carnet de notes : Barque à Rome précédé de Le sable et l’olivier, préface de J.M.G. Le Clézio (id. 2011), Sous la robe des saisons (id., 2013), Veilleur d’instants (id.,2017) Prix Mallarmé 2017.
Il partage aujourd’hui sa vie entre la commune de Brunehaut, en Belgique, et Pouilly-sur-Loire, en Bourgogne nivernaise.

Extrait de L’atelier des saisons (Cheyne, 1992, rééd. 1999)

La mousse apprivoise le bois,
Monte jusqu’aux branches,
S’abreuve à la lumière des feuilles,
Risque sa douceur
Sous le bec des oiseaux.

Les nids les plus doux
Sont toujours tissés
D’un peu de tendresse arrachée.

*

Femme est le verger
Sous les caresses grises
D’un ciel trop lourd
Qui défait sa chemise.

Femme est le jardin.
Dans ses mains que serais-je,
Sinon le cœur léger
Des arbres sous la neige ?

Extrait de Monter au monde (Rougerie, 1994)

____ I

Marcher encore un peu
Se défaire de soi
Laisser aller plus avant
L’homme pressé
Qui nous ronge du dedans

Nous sommes
Notre plus lourd fardeau
Notre bâillon le plus acharné
Quand pourrait venir l’heure
De tendre les lèvres
Vers le thé brûlant d’une parole
Où tremble la lumière

Marcher encore un peu
Se décharger de ce qui pèse
Habiter la lenteur de ses pas

____ XXV

Tombe la robe de la nuit
Comme la lumière
L’air devient rare
Se divise en petits lambeaux
Sur le rugueux de l’écorce des pommiers

Qui songe à les nouer dans le verger
Hors l’aveuglement du jour
Dont la chaleur doucement décroît
Sous la rouille des clôtures ?

Quand tout s’éteint
Que reste-t’il
de la lumière respirée ?

Extrait de Le temps qui bat (Le Taillis Pré, 1999, rééd. 2016)

POIRE

____ Le soleil d’octobre allume le froid sur sa peau. J’étais venu guetter les oiseaux. C’est elle qui me requiert : son silence grenu, son immobile pesanteur. Elle semble indifférente à ce qui l’entoure : feuilles froissées, papiers brûlés résolus pour la cendre. Elle se contente d’être, pulpe à la blancheur secrète, invisible dard des graines dans leur étau sucré. Nous sommes face à face sous le ciel pur. Le gel qui rôde ne touche que l’air ; ni les vivants ni les choses, pourvu qu’ils s’offrent à la lumière. Je voudrais avancer la main, la toucher avec amour, la caresser comme un sein. Je demeure immobile…
____ Et je me dis : quel que soit son destin, pourriture ou bec d’oiseau, bouche d’un enfant maraudeur, rien ne m’ôtera cette vision d’octobre, pourvu que je la respecte dans la lumière de ses graines. Je m’en vais, avec au fond des yeux cette grosse goutte, poire pour la soif.

*

pour Aline
à tes quinze ans

____ Si tu dérives, que jamais ce ne soit sous le poids des choses convoitées. Navigue vers d’autres festins. Sur la nappe des jours, trace des voies sans plis, sans ornières, des routes qui dépossèdent, afin qu’au terme du voyage, tu puisses clamer debout à tous les vents qui te rongent la coque : Barque, je n’ai plus besoin de toi, je suis trop légère pour me noyer.

Extrait de Une eau simple (Le Taillis Pré. 2005)

D’un moment fugace.

____ Tout à l’heure je t’attendais. Une abeille se reposait au centre d’un tournesol. Je regardais de près son corps sombre, veillant à ne pas lui faire d’ombre. Entre elle et moi, déjà, le miel de ta présence.

*

D’un doute.

____ Si je pouvais aimer tous les visages de mon amour ; si je pouvais marcher tous les chemins de mon amour ; si je pouvais entendre tous les mots, tous les cris, tous les silences qui sont le verbe de mon amour ; tout comprendre, tout accepter…
____ Qui peut m’assurer qu’elle serait encore mon amour ?

Extrait de Un automne au creux des bras (L’herbe qui tremble, 2009)

La maison d’absence

Léa

____ Parfois, j’aimerais m’asseoir à tes côtés Léa. Ne plus te quitter. Rester là devant la fenêtre. Regarder le jour tomber. Attendre la nuit, attendre la pluie. Plus de famille, plus de métier, plus de ces jours qui vous teintent de gris, qui vous épuisent à tenter de réparer la vie, de repriser ce tissu décati. Fini. Fini le devoir d’être poli, de porter le masque d’un visage ami, le masque de celui qui sourit. M’asseoir avec toi Léa. Regarder par la fenêtre, sans envie, sans expression, sans l’ombre d’un projet, mais avec ta main dans la mienne, car il me semble qu’ici aussi j’aurais besoin d’une maison.

Sylvie

____ La petite table de bois, si seule sous tes mains. Pas une lettre, pas un livre, pas même un tiroir où ranger tes silences.
____ Le soir glisse par la fenêtre. On dirait qu’il s’enfonce dans tes yeux, pressé d’y retrouver la nuit qui veille sous tes paupières, pressé d’y plonger : chute d’un rapace vers une proie invisible, suspendue au bord de l’éternel.
____ La petite table de bois, si seule sous tes mains, à l’heure où l’on allume les lampes, où, dans les maisons du village, la lumière plante son écharde entre le cœur et les mots tus.

Extrait de Sous la robe des saisons (L’herbe qui tremble, 2013)

Carnet des derniers pas

____ L’été brûlait sur l’Aveyron. Nos cœurs craquaient comme la terre quand nous pensions à lui. Nos mains étaient unies au point de n’être qu’une dans le sentier semé de pierres qui serpentait en grimpant parmi les châtaigniers. L’ombre d’une petite chapelle, le temps d’une halte pour oublier le temps. Nous avons allumé une bougie pour qu’un peu de lumière voyage vers cette nuit trop lointaine. Une simple bougie, comme nos vies, toujours prêtes à flamber, toujours prêtes à s’éteindre.
____ Souviens-toi, le craquement de l’allumette, le frôlement de nos cœurs sous les voûtes fraîches du repos. Là aussi nos mains étaient unies au point de partager le silence dans l’été qui craquelait la terre, comme on l’ouvre pour y descendre ce qui fut vivant.

____ Je suis allé sur ta tombe pour y déposer mon ombre. Elle est restée là, muette, refusant de rentrer avec moi.

*

Barque vide
Miroitement bref d’un poisson
Où vont les ruines de nos cris ?

Au bout de ce ponton
Je veux apprendre
les mots de la halte

parler plus bas que terre
comme les graines
où veille le printemps

caresser ce qui s’effondre
se noie dans la vase du temps
avec la douceur d’une main
qui offre sans reprendre

Extrait de Veilleur d’instants (L’herbe qui tremble, 2017)

____ Parfait agencement des vignobles. Lignes droites. Terre caillouteuse, propre et claire. Vignes comme haies rognées avec soin. Géométrie, compas, calcul, tout ici est mesuré sur les flancs de Loire où le sauvignon a trouvé son royaume.
____ Partition ouvragée, page musicale, pour que le Pouilly fumé nous conduise à l’ivresse, à une parole non mesurée, non calculée, qui, partie de la terre, se lance à l’assaut de ce qui reste en nous de ciel.

*

Parfois un ange nous traverse,
comme une absence,
un rire dont nous n’aurions perçu
que la transparence.

Un affluent nous a rejoint
au seul souci
de se mêler à notre eau.

Nous avançons plus forts,
sans même savoir que,
au plus profond de nous,
un visage
nous a fait don de disparaître.

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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