Née à Paris en 1949, Joëlle Abed a grandi en Afrique de l’Est, à Djibouti. C’est sans doute sur ces terres arides jusqu’à l’os de début du monde, où la chaleur est hostile jusqu’au vertige, où les sociétés française et autochtone ne se côtoient guère (l’une forte de la certitude d’y apporter un modèle de civilisation, l’autre traînant ses oripeaux, entre maladies, consommation de kat et désœuvrement), qu’elle a forgé sa conscience poétique et politique. Son retour en France dans les années soixante a été douloureux, lourd d’un sentiment d’exil et vide de leçons à partager avec une société parisienne dont elle n’avait plus les codes. Après des études de littérature et de psychologie clinique, elle y a très vite inscrit une famille, comme pour prendre racine. Tenter avec passion de créer du lien et de prendre soin des autres a été pour elle une manière de contribuer à « réparer » son expérience d’étrangeté au monde. Elle persiste encore aujourd’hui, à travers l’exercice de la psychanalyse, le jardinage, la poésie et la photographie, redonnant ainsi souffle à son « sentiment d’exister ».
Extrait de Greniers de Haut-Vent
Qu’as-tu fait aujourd’hui
Ai changé
l’eau des fleurs
Mais encore
ces yeux rouges
Ai changé
l’eau du cœur
Que dis-tu
Un peu beaucoup passionnément
suivant l’accord que j’ai passé avec mes yeux
Mais encore
Je ne l’avais jamais vu
ainsi coupé de ses racines
Mais cette gaieté
Ai changé l’eau des fleurs
ai changé l’eau du cœur
c’est bien assez pour aujourd’hui approche
de moi la forêt de tes mains
Extrait de Lieux du tremble
Demain encore la lumière
comme un enfant qui renverse en riant
le gravier blond de son seauOn soupçonnait même la mort
de revenir sur ses pas
pour tremper ses doigts de porcelaine blanche
dans la confiture d’abricots
Extrait de Le sommeil de l’herbe
J’ai rangé la maison
essuyé l’eau
jusqu’à sa dernière poussière de sourcepuis repassé l’oiseau
avec le linge
Extrait de Le fleuve et le chevreuil
Nous les avons portés
aux bas-fonds de nous-mêmes Ils sont si blancs
dans nos cheveux et sur nos cuissesnos très beaux noyés qui viennent
reprendre un peu d’air à la surface de nos corpssurtout lorsque nous faisons la queue
pour acheter le painCe n’est pas encore là que je vais
Je lève les yeux vers le ciel
Un oiseau grand ouvert passeLorsque tu te fermes sur moi
tu passes aussi
Extrait de C’est un village
Elle s’est posée là un jour
la colline aux plumes rousses
et depuis elle regarde
bas les cages chaudes
haut les corniches de falaiseIl est des choses
belles simplement
de ne pas avoir à choisir
Extrait de Différences dans le froid
Voyez-la qui tombe sur les arbres sur les ponts
et les routes la neige
Elle ne vient pas pour couvrir
encore moins pour honorerjuste s’asseoir sur les bancs
à côté de la fatigue
et l’empêcher de s’allonger tout à fait
Extrait de Et le désert avance dans leurs yeux
Ici les chapelles
sonnent toujours trois fois
La première pour dire
qu’elles vont faire un tour la seconde
qu’elles se sont perdueset à la troisième
retrouvées toutes seules
Extrait de Les heures creuses
Courir marcher
simplement pour cela
ce frisson des talusC’est à cette alerte ce remuement
immense et minuscule de l’invisible
tatoué sur la chevilleque l’on me reconnaîtra
si je me perds
Extrait de La vie minuscule
La famille s’est égaillée
On reste comme effondrilles dans l’air
après cette infusion d’oiseauxLa guêpe choisit pour nous
le fruit sur l’arbre
Tout autour de nous les roses montent
et l’araignée si douce de leurs odeursmais pas envie ce jour
du meilleur
car dès que je tourne le dos
tu passes le cou dans le goulot de la douceur
qui se referme
et serre
Extrait de Puisque je suis de l’eauRetrouvé le drap en gros coton écru
de grand-mère Il y avait dedans
l’herbe
l’oiseau
le vent
l’odeur de sa poudre de riz
la maison du berger sur l’adret
et puis
quelques remontrances râpeuses
comme avant la pluie d’oragemais surtout le fil défait
des petits carrés croisés de reprises douces
où l’on pouvait passer les doigts
et jouer à attraper le bleu
de sa vieille patience
Extrait de Lunettes et autre buée
c’est fait
elle s’est installée dans mon genousouvent elle aimerait se relever
et me déchire alors de ses coudes
qu’elle avait pointusalors le docteur des mamans dans le genou
m’injecte une rivière
tu fais maman la planche
dans ton maillot bleu à baleines
et des petits cailloux chantentsi dieu était gentil
il m’aiderait à t’accompagner
chez le docteur des coudes pointus
Extrait de Estampes (d’après une photographie de Sylvie Tubiana)
Dans l’autrefois d’aujourd’hui
orna bugeisha femme samouraï
femme afar
femme dogonelle s’était armée pour le combat
léopard par le ventre et les talons
le regard sorti du fourreau
Bibliographie
Sous le nom de Joëlle Abed
Le partage du fruit, Éditions Caractères, Paris, 1988.
Greniers de Haut-Vent, Prix du 40ème anniversaire d’Unimuse, Éditions Unimuse, Tournai, Belgique, 1989.
Lieux du tremble, Prix Max-Pol-Fouchet, Éditions l’Age d’Homme, Lausanne, 1990.
Le sommeil de l’herbe, Prix de la ville de Béziers, La Bartavelle Éditeur, Charlieu, 1991.
Le fleuve et le chevreuil, accompagné d’encres de Philippe de Boissy, la Bartavelle Éditeur, Collection « Parler bas », Charlieu, 1994.
Icônes de la pluie (trilogie I), Édition à tirage limité, poèmes accompagnés de graphismes originaux de Philippe de Boissy, Robert Subtil Éditeur-Colporteur, Echirolles, 1996.
Icônes de la pluie (trilogie II), Ce n’est pas encore là que je vais, La Bartavelle Éditeur, Collection « Parler bas », Charlieu, 1996.
Icônes de la pluie (trilogie III), C’est un village, La Bartavelle Éditeur, Collection « Le Manteau du berger », Charlieu, 1998.
Comment va-t-on expliquer ça aux hommes : 16 poèmes manuscrits originaux peints par Anne Slacik, Paris, 2002.
Différences dans le froid, Prix de l’édition 2005 de la Ville de Dijon, Éditions Ville de Dijon, Dijon, 2005.
Et le désert avance dans leurs yeux, Grand prix de poésie des Écrivains Méditerranéens, Éditions Souffles, Montpellier, 2006.
Les heures creuses, Éditions L’arbre à paroles, Collection Le buisson ardent, Amay, 2011.
La vie minuscule, Prix Troubadours/Trobadors 2018, avec 6 photographies de l’auteure, Éditions Les Cahiers de Poésie Verte, Collection Trobar, Saint-Yrieix-la-Perche, 2018.
Monsieur, Second prix Geneviève Amyot, Bourse de la Librairie Pantoute, Québec, 2019.
Puisque je suis de l’eau, Prix des Trouvères 2020, Éditions Henry, Janvier 2021.
Lunettes et autre buée, éditions Gros Textes, Chateauroux-les-Alpes, automne 2024.
Fragments du Livre, vaste œuvre collective de Sylvie Tubiana, artiste photographe. Édition à tirage limité (10 cahiers-boîtes) par participation (Joëlle Abed, Série Estampes, 2008, ouvrage réalisé le 4 Juillet 2022).Ouvrages collectifs
L’Atelier imaginaire Poésie, Éditions L’Age d’Homme, Lausanne, 1991.
Des livres et vous, Photos de Henri Zerdoun aux côtés de 32 auteurs, Éditions Bompiani, Genève, 1996.
Drôles de rires, Anthologie de l’humour de Allais Alphonse à Allen Woody, Éditions Librairie Galerie Racine, Collection Les hommes sans épaules, Avril 2017.
Du corps du poète au corps poétique, Anthologie dirigée par Maryline Bertoncini, Les Cahiers de poètes & Co, Mai 2024.
Elles, Bacchanales n°70, Revue de la Maison de la poésie en Rhône-Alpes, 2024.
POÉCLIC depuis 2021, rassemblant une soixantaine de poètes francophones et 100 classes d’Amérique latine et d’Europe du Sud-Est, de la maternelle à la terminale, à l’initiative du poète François Coudray.Participation à diverses revues
Champ Psychosomatique, Bacchanales, Caractères, Froissart, Lieux d’être, Rétroviseur, Les Saisons du poème, Les heures, Souffles, La Grappe, Contre-Allées, Revue Exit (Montréal).
Sous le nom de Joëlle Chartier
L’ouvert est notre chambre, Prix de poésie féminine Simone Landry, Éditions Encres vives, Collection Lieu, 2009.
Ecrits du Nord, ouvrage collectif, Éditions Henry, 2010.

