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Ludovic Degroote

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

Né en 1958. Vit à La Madeleine, dans l’agglomération lilloise.

(photo : Florence Trocmé)

Extraits de Le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010

et nous croyons que c’est un effondrement sur la route alors qu’il ne s’agit que de notre propre effondrement à venir

nous voyons cet effondrement du monde comme s’il était séparé de nous alors qu’il ne s’agit que de notre propre effondrement – nous sommes séparés du monde

peut-être est-ce quelque chose du monde qui ne vient jamais jusqu’à nous

et nous laisse désemparés et meurtris

d’être un peu plus au bord

nous n’avons pas de solution

nous ne pouvons que mourir d’être là

et prendre dans cette disparition l’élan de monter jusqu’à nous

*

je regarde les effondrements

je crois que je suis seul à les voir

ainsi allons-nous chacun à son bord

nous n’allons pas plus loin

ce doit être une question de vertige

*

nous ne pouvons réduire la durée que dure notre vie

quels que soient les élastiques que je me mets dans les yeux

je ne réduis pas le temps

je ne me réduis pas

il n’y a rien à résoudre

Extraits de Monologue, Champ Vallon, 2012

chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent

car il nous est difficile d’ôter le masque où nous vivons, à cause des peurs qui brûlent notre visage et de l’impossibilité que ce serait de vivre tel que nous sommes, dans une chair à vif hideuse et brutale

peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous

voilà parfois qu’on découvre sous la sienne une telle voix, non pour faire un travail de deuil, expression idiote dont l’apparence laisse entendre qu’on puisse l’effectuer, c’est-à-dire s’en défaire, quand il aurait été habilement réalisé, et truquée, car on ne fait rien dans un deuil qui ne fasse que la douleur vous fasse, à travers la combinaison du temps qui passe et du temps qu’en vous cette douleur a figé

godeleine ma petite sœur c’est ainsi que je te rejoins, chaque jour de ma vie, en la peuplant des peurs qui l’assassinent, je ne peux faire autrement, et chaque fois que j’essaie ça ne dure qu’un instant, un instant d’oubli, tu as grandi au milieu de mes peurs et ne les as jamais cachées, pas plus que tu es venue me prendre par la main comme lorsque j’étais petit pour me rassurer, me dire que tu étais là, tu m’as laissé seul et depuis que tu es morte je vis seul au milieu de mes solitudes

Extraits de josé tomás, Unes, 2014

que dire d’un homme défait de toute idée de suicide que son immobilité placerait dans la possibilité de sa mort ? que dire d’un homme qui calculerait cette immobilité de sorte qu’elle soit transformée en un geste artistique ? et que dire d’un homme qui offrirait dans ce geste une émotion qu’il chercherait à transmettre à ceux qui ne peuvent l’éprouver ?

on pourrait dire que c’est un fou – il ne l’est pas – ou un illuminé – il ne l’est pas – ou un mystique – il ne l’est pas - : ce n’est qu’un homme, comme vous et moi, qui aime la vie, mange, boit, a une famille, des personnes qui lui sont précieuses, des goûts des dégoûts, qui pense à hier ou demain, et se prépare autant qu’il peut à ce qui deviendra le présent

nous allons tous au présent : c’est la rançon de la vie ; mais pour un tel homme, plus que pour moi, certains présents l’obligent à risquer ce qu’il est : ce n’est pas dans le principe de ce risque qu’il m’éblouit, car le premier suicidé ferait mon affaire, mais dans la conscience avec laquelle il se risque à ce risque, or pour avoir cette conscience, je suppose qu’il faut se débarrasser de soi autant qu’être en soi tout entier : s’oublier pour être pleinement soi

Extraits de zambèze, Unes, 2015

je ne descends pas le zambèze

c’est lui qui me porte

jusqu’à la capacité de voir sans moi

je ne quitte pas le bout de ma peau

les seules images que j’admets

sont celles de mes yeux qui vont

dehors et puis dedans

nul besoin de pente

il suffit de soi

nous descendons les couleurs du zambèze

la vie qui fait qu’on y est soudain bien

entre son enfance et soi

costume d’éléphant sur la berge

album moisi des vilains crocodiles

je ne sais que faire

de ce temps

sorti de son périmètre

ou du zambèze dont l’hiver déborde dans mon cœur

mon silence ne se disperse pas

dès que je peux repartir

j’ai envie de rester

d’ici, Atelier des Grames, 2016 ; si décousu, Unes, 2019

d’ici je vois la mer

je vois toujours la mer

qu’ici soit ailleurs

elle se déplace

par le fond de mes yeux

*

mer ou digue ou barque

dans ces mots le vent

des images vaines

soulevé pour qui

le poids à peine

de ce qui est enfoui

*
par-dessous la mer étale

le dépôt de ce qui a passé

silence minéral

volume inerte

trous de vie

*
on arrange les surfaces

pour dire qu’on est là

un pied sur le béton

trajet simple des pas

qui nous soustrait à nous-mêmes

Extrait de La Digue, Editions Unes

On a besoin de soi pour aider à se supporter, et dans
le même temps on se trouve encombrant ; ce qui pourrait
empêcher ou permettre de mieux marcher on n’en sait
rien ; le plus simple c’est quand on fait la digue sans s’en
rendre compte : une fois qu’on est rentré, on s’aperçoit
qu’on n’a pas vu la mer, elle traînait là pourtant, à côté ;
ça n’a rien changé.

Extraits de Pensées des morts, éditions Tarabuste

Ils pensent :

nous ne disparaissons pas

nous continuons par notre absence

nous sommes passés dans la complication des autres

nous ne quittons notre monde que pour entrer dans le
leur

nos vies leur mangent le ventre

nous devenons de la chair

ils vivent par nous

*

notes, fragments, poèmes, bouts de tout, mais en serrant
les dents comme un crâne, bien serrer les dents pour lâcher
le moins, le moins le mieux, on a beau penser à sa santé,
trop de forme vous tue

sales petits morts qui ont laissé des mots partout

comment tirer une forme non tronquée d’un tel état de
décomposition, d’où que forme libre si forme libre possi-
ble en cas de non tronquerie ou non décomposition de
soi-même

ils en sont venus aux vers

Principales publications :

  • La digue, Unes, 1995, rééd. 2018
  • Barque bleue, Unes, 1998
  • Ciels, Unes, 2000
  • Pensées des morts, Tarabuste, 2003
  • 69 vies de mon père, Champ Vallon, 2006
  • plomb mobile du plomb, Atelier des Grames, 2007
  • si mal enfouis, éditions Potentille, 2007
  • un petit viol/un autre petit viol, Champ Vallon, 2009
  • le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010
  • Eugène Leroy, autoportrait noir, Invenit, 2011
  • monologue, Champ Vallon, 2012
  • josé tomás, Unes, 2014
  • ligne 4, Le Square éditeur, 2015
  • zambèze, Unes, 2015
  • langue trou, Les Inaperçus, 2016
  • si décousu, Unes, 2019

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