Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Laurent Demoulin

samedi 30 mars 2019, par Cécile Guivarch

Laurent Demoulin est né à Liège, en Belgique, en 1966. Il enseigne l’étude de la littérature en Romane, dans l’Université de sa ville natale. À celle ou celui qui lui demanderait pourquoi il écrit, je crois qu’il répondrait : « J’écris aujourd’hui parce que j’écrivais hier et que j’écrirai demain ; j’écris parce que je vis, je lis, je ris, je suis, parce que j’aime les mots et le monde, la diversité du monde et les dictionnaires de mots, les êtres humains et la littérature, les dérèglements de la mémoire et les vers réguliers/irréguliers, la prose et la bonté ; j’écris pour mettre en forme l’informe, pour déformer le formalisme au point de faire monter le fond à la surface ou pour réformer l’alliage du fond et de la forme. »

photo : Valentine Demoulin

Extrait de Filiation, Liège, LeFram, 2001.

Et la fille ?

La petite ?
Elle est là.
Avec ses cheveux noirs et ses menottes déterminées
Dans sa totale présence
Et sa totale altérité
Comme le trèfle à quatre feuilles
Que le guerrier à bout de force
Aperçoit stupéfait
Dans la boue du champ de bataille.
Il ne le cueille pas, il le regarde :
Ce petit être l’attache à la vie plus sûrement que ses rêves de victoire.

Extrait de Trop tard, Soumagne, Tétras Lyre, 2007

Luctus

le père de mon ami
                                        entrant dans mon esprit
dans le téléphone fixe
                                        comme une bombe immobile
prononce la phrase Luc est
                                        cette phrase élémentaire
suivie d’un attribut
                                        revenant du passé
tel que parti tombé
                                        et me voilà en pleurs
il ne dit pas est mort
                                        par un beau soir d’été
il dit est décédé
                                        le cœur rompu hurlant
trois syllabes officielles
                                        supernova des langues
indistinctes en chinois
                                        tchèque espagnol latin
                                               mon ami n’est plus que des mots

Extrait de Même mort, Liège, LeFram, 2011

Fleur d’automne
(trois versions sur neuf)

Et pendant ce temps je courais
            Ma mère venait de
Et pendant ce temps je
            Mère ma mère venait
      ne venait pas    ne viendrait plus
Et pendant ce temps
éperdu perdu dans l’obscurité
poursuivi par la peur
je courais à travers une fausse forêt
aux branches traversées
par la lumière vulgaire de réverbères oranges
situés à ma droite en contrebas sur la route invisible
tandis qu’à ma gauche
            en courant je devinais
la présence immobile
du gros hôpital
tapi dans l’obscurité
assoupi repu
comme une bête familière et féroce
qui aurait dévoré une armée entière de pithécanthropes

Et pendant ce temps je courais
le long du gros hôpital fatigué
dont je cherchais l’entrée de nuit
et où ma mère venait de
            mourir
Était-ce un cauchemar
Qu’est-ce que je faisais dans les bois

Et pendant ce temps je courais
avec l’impression
de ne plus avoir de tronc
de n’être que des jambes qui se succèdent
            machinalement
des bras gesticulant entre les bras des arbres
et une tête sans visage dévorée par ses yeux

Et pendant ce temps le chemin montait
je n’avais plus de souffle
mais je n’étais même pas essoufflé
puisque je courais
Ma mère venait de
            s’éteindre
comme une bougie dans la nuit noire nuit
nuit rongée nuit orangée
Et je courais
Les arbres glissaient le long de mes pas
se précipitaient vers moi
et m’évitaient de justesse
bouleaux bouleaux cancéreux et blêmes
blancs bruns orange et perdant leur pelure
pendant que je courais
et que mon père dans la chambre du gros hôpital
mon père qui n’avait plus que trois semaines à vivre
mon père malade et veuf
nous attendait auprès
            du corps de son épouse

Pendant ce temps ma vie désormais circulairement
sera toujours pendant ce temps

L’hôpital dans la nuit
désert comme une ville abandonnée
à la suite d’une catastrophe nucléaire
ou d’une ruée vers l’or
L’ascenseur
L’étage que je reconnais
La porte que je reconnais
La chambre qui m’est devenue familière
Mon père
calme assis
le regard fatigué et lucide
intelligent au-delà de l’intelligence
intelligent au-delà
Mon père dont je reconnais
les traits pourtant défaits
par la maladie par le chagrin
Mon parapluie oublié hier que je reconnais
Les dessins d’enfants aux murs
Je reconnais celui d’Emma
Mais je ne te reconnais pas maman mère maman
toi que j’ai quittée il y a quelques heures à peine

Coincé entre ton cou et ton menton
une espèce de tuteur
comme on en enfonce dans le terreau
pour soutenir les fleurs en pot
maintient ta bouche fermée
– Dirons-nous que tu es devenue une fleur
une fleur morte
une fleur d’automne perdue dans le plein été
comme un papillon distrait
brisant sa chrysalide au plus fort de l’hiver

Tandis que ton œil droit
demeure ouvert

Dans la chambre qui est toujours la chambre
dans l’hôpital hôpital
près de mon père qui est encore mon père
en cette nuit nocturne nuit
Maman mère maman
maman mort maman
tu n’es plus toi

Puis mes sœurs
Puis mon frère
nous ont rejoints
et je crois être parvenu à pleurer.

            *

           Pendant ce temps, je courais, éperdu,
           Perdu au cœur d’une fausse forêt,
           Parmi des bouleaux blêmes et tordus,
           Noircis par la nuit pâle des regrets,
           Vers le gros hôpital qui expirait
           Sans bruit son odeur de peur et d’éther.
           Je courais, les pieds frappés par la terre,
           Le corps frappé de terreur, vif, dément,
           Répétant de façon involontaire :
           Non, tu n’es plus, mère, mater, maman.

           Telle une flamme en la cire fondue
           Qui donne à sa lumière un coup d’arrêt,
           Dans cette nuit à la nuit confondue,
           Ma mère, à un rythme doux et discret,
           S’était éteinte en gardant son secret.
           Et je cherchais, soucieux et solitaire,
           Le sas nocturne de l’hosto austère.
           Et je courais si désespérément
           Qu’un cri semblait monter de mes artères :
           Non, tu n’es plus, mère, mater, maman.

           Porte trouvée, seuil, couloirs attendus,
           Ascenseur orné de motifs abstraits,
           Lampes, infirmiers aux airs entendus,
           Tout présentait toujours les mêmes traits.
           Et je vis mon père, assis, en retrait,
           Près du lit en métal utilitaire
           Où tu gisais, mère, maman, mater,
           Un tuteur à fleurs fermant fermement
           Ta bouche à jamais forcée à se taire.
           Non, tu n’es plus, mère, mater, maman.

           Mère, qui nous a confiés à la Terre,
           Auprès de mon père semblable à mon père,
           Mère, en ce moment bref comme un moment,
           À toi-même tu ne ressemblais guère :
           Non, tu n’es plus mère mater maman.

            *
           Pendant ce temps, perdu, éperdu, je courais
           À travers un gaulis de bouleaux irréels,
           En cette nuit trouée d’éclats artificiels,
           L’obscurité hachée par les étranges traits

           Des réverbères qui en orange éclairaient
           Une route au loin. Et, des ailes aux semelles,
           Je courais en cherchant la porte impersonnelle
           D’un hôpital bouffi, amer et sans regret.

           Mon père m’attendait, patient, lucide et sage,
           Fatigué, malade, mais fort de son courage,
           Auprès de toi, mère, de ton corps immobile

           Préparé pour la mort : comme une pauvre fleur,
           Ta bouche était fermée au moyen d’un tuteur
           Mais tu gardais ouvert un grand œil indocile.


Extrait de L’Après, Liège, Éditions Boum Boum Tralala, 2013

Mort marre

J’en ai marre que mes parents soient morts
            Marre mère morte encore
            Marre père mort et bien mort
Maman mater marre la mort
      Papa pater parents morts marre vraiment marre…
Merde !

      Qui nous a dit « Après un an, après deux ans, vous verrez, une forme de douceur, de chaleur, de tendre écrin, en songeant à eux » ? 2008-2018 : point de mer de douceur, point de lac de chaleur, et toujours des cauchemars, une infinie variété de cauchemars materno-paternels mortels. Marre que mes parents meurent. Meurent et remeurent. Marre du manque amer, marre de la douleur. Marre de la douleur dans les yeux de mes sœurs, dans le sourire de mon frère, dans l’ombre de mes enfants. Marre de la mort : fiche-nous la paix, Ô Mort, vieux capitaine ! Appareille loin d’ici !

          J’en ai marre que mes parents soient morts
          Marre du manège des cauchemars
          Marre que ma mère soit morte encor

          Marre que leur mort soudain redémarre,
          Que mon père meure, remeure et meure,
          Ma mémoire stagnant comme une mare,

          Comme une amarre arrimant un steamer,
          Un miroir qui dans un miroir se mire,
          En reflétant sans cesse leur tumeur.

          J’en ai marre de leur dernier soupir,
          Du dernier mot et du dernier murmure
          Que répètent souvent mes souvenirs.

          J’en ai marre que l’absence perdure,
          Qu’à jamais le manque s’avère amer,
          Que leur voix dans le silence se mure.

          Marre de ne plus embrasser ma mère,
          De sentir le temps passer sans remords,
          Et de n’apprendre plus rien de mon père.
          J’en ai marre que mes parents soient morts.


Extrait de Palimpseste insistant, Bruxelles, Tétras Lyre, 2014

Hommage de Villon à Vian
L’épitaphe Vian
Dite aussi : On n’est pas là pour se faire un pendu

Frères humains qui après Vian vivez,
N’ayez les reins contre lui endurcis
Car il est mort pendu les yeux cavés
D’un cancer qui a son colon farci,
Torturé par des tueurs indécis,
Noyé dans de l’huile pièça pourrie,
Rongé par une rate trop nourrie,
Enseveli sous des ruines en poudre.
Il est mort que personne ne s’en rie :
Veuillez Pléiade son œuvre recoudre.

Il est mort, s’est éteint, il a crevé,
Avant d’avoir connu les chiens noircis,
Le singe à cul nu de soleil gavé,
L’automne à Pékin et l’herbe roussie,
Sans savoir si les saisons sont cinq, six,
Si la lune sous son faux air fleuri
Cache un côté pointu par bouderie,
Sans avoir mis son foutre dans la foudre,
Homme ici n’a point de moquerie :
Veuillez Pléiade son œuvre recoudre.

Il a du vent dans son crâne lavé
Et du vert sur ses osses rétrécis.
Ne croyez pas que, comme un décavé,
Il ricane en pasquinant vos soucis,
Lui qui jamais nul temps n’est bien assis.
C’est une impression fosse, une ânerie,
Car il lui manque sa plastiquerie,
Ses mandibules à broyer et à moudre,
Ses yeux cérules et ses calories.
Veuillez Pléiade son œuvre recoudre.

Extrait de Robinson, Paris, Gallimard, 2016

Lettre à Robinson

Mon Petit Robinson, qui près de moi t’affaires
Robinson au travail incessant et sonore,
Au travail insensé, sans fin et solitaire,

Mon Robinson aux cris d’intrépide ténor,
De pinson, de dindon, de bison, de busard,
De vent claquant en vain ses voiles indolores,

Mon Robinson sans mots, sans surprise et sans fard,
Sans sermon, sans surmoi, sans projet d’avenir,
Sans bouteille à la mort au secours du hasard,

Mon Robinson, parfois, je ressens le désir
De rejoindre ton île au milieu de la mer
À la croisée du Temps qui mêle aux souvenirs
Un présent immobile et pourtant éphémère.

Extrait de Poésie (presque) incomplète, Paris, L’Herbe qui tremble, 2018

Enfant j’étais

J’éprouvais une paix absolue et prospère                      enfant
À croire que toujours dans le chef de mon père             j’étais
Un être naturel sans ombre et sans secret                    à la fois
Évident et entier, être qui le rendait                               heureux
Jamais je ne songeais qu’il pouvait m’observer           et
Se sentir loin de moi, absent, inachevé,                         angoissé.

Bibliographie

L’Hypocrisie pédagogique, pamphlet, Mons, Éditions Talus d’Approche, collection « Libre choix » n°2, 1999.
Ulysse Lumumba, contes poétiques, Mons, Éditions Talus d’Approche, collection « Libre Choix » n°11, 2000.
Filiation, poèmes, Liège, Éditions LeFram, 2001.
Trop tard, poèmes, Soumagne, Tétras Lyre, 2007, prix Marcel Thiry 2009.
• Avec Gérald PURNELLE (dir.), Textyles n°35 François Jacqmin, Bruxelles, Le Cri, 2009.
• Avec Pierre PIRET (dir.), Textyles n°38 Jean-Philippe Toussaint, Bruxelles, Le Cri, 2011.
« Une rhétorique par objet ». Les mimétismes dans l’œuvre de Francis Ponge, Paris, Éditions Hermann, collection « Savoir Lettres », 2011.
Cahiers de l’Herne Georges Simenon (dir.), Paris, L’Herne, 2013.
Textyles n°44 Eugène Savitzkaya (dir.), Bruxelles, Samsa, 2013.
Ulysse Lumumba, Bruxelles, Le Cormier, 2014. [Nouvelle version, revue et augmentée de nombreux textes.]
Palimpseste insistant, Bruxelles, Tétras Lyre, 2014.
• Avec Jean-Marie KLINKENBERG, Petites Mythologies liégeoises, Liège, Tétras Lyre, 2016.
Robinson, Paris, Gallimard, 2016, prix Rossel 2017.
• Avec Jacques DUBOIS, Tout le reste est littérature. Entretiens, Bruxelles, Les Impressions nouvelles.
Poésie (presque) incomplète, Paris, L’Herbe qui tremble, 2018.
• Avec Antoine DEMOULIN (calligraphie, peintures et dessins), Homo Saltans, Liège, Tétras Lyre, 2018.


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