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Bernard Bretonnière

samedi 14 décembre 2013, par Cécile Guivarch

Extrait de Volonté en cavale ou D’
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Ledépressif___________ « ça va ? » ___________ ça va ! encore menti ___________ enjoué ___________ joliment joué.

Ledépressif ___________ Elle s’appelle Dépression ___________ on La dit nerveuse ___________ et petits noms bile noire maladie de l’âme torpeur de l’esprit ___________ acédie affaiblissement alanguissement ___________ blues bourdon breakdown ___________ tristitia taedium vitae mélancolie spleen délectation morose tristesse débilitante ___________ trouble de l’humeur.

Ledépressif ___________ T’es quoi Toi ? ___________ primaire ? ___________ essentielle ___________ réactionnelle ? ___________ constitutionnelle ? ___________ situationnelle ? ___________ endogène ? ___________ névrotique ? ___________ psychotique ?

Ledépressif ___________ tombé dans quelle marmite quand il était petit ?

Ledépressif ___________ de Pandore aurait ouvert la boîte.

Ledépressif ___________ tempérament en cause ? ___________ nature ? métabolisme ? ___________ complexion ? congénitale ? génétique ? atavique ? hérédité ? ___________ destin ? ___________ karma ? sortilège ?

Ledépressif génome mal foutu ? ___________ thyroïde déglinguée ? ___________ hippocampe riquiqui ? ___________ un p’tit pois dans la cervelle ? ___________ un pet au casque ?

Ledépressif ___________ pas fait pour le bonheur ?



Extrait de Ecce homo, fiction suprême
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Je suis cet homme ici et maintenant je suis
cet homme.

Je suis cet homme qui se risque vers vous tête basse plutôt
Je suis cet homme qui réclame consolation – madame
Je suis cet homme au bord du gouffre
Je suis cet homme qui perd pied
Je suis cet homme libre emmuré en lui-même
Je suis cet homme qui a mal
Je suis cet homme qui n’y comprend plus rien
Je suis cet homme dont les enfants seront les juges
Je suis cet homme qui ne sait plus ce qu’il attend
Je suis cet homme qui ne sait plus
Je suis cet homme en panne de candeur
Je suis cet homme qui a perdu l’insouciance
Je suis cet homme qui a trouvé l’ennui
Je suis cet homme bâillonné par les certitudes des autres
Je suis cet homme trop fatigué pour s’expliquer
Je suis cet homme qui se demande dans quel état il se trouvera deux heures plus tard
Je suis cet homme que le quotidien humilie
Je suis cet homme que le spectacle des gens heureux meurtrit
Je suis cet homme à qui la terreur du vide fait noircir des tombereaux de papier



Extrait de Inoubliables et sans nom

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Lorsqu’elle s’aperçut que son genou allait heurter le pare-chocs de ma voiture arrêtée au feu rouge, la rêverie ayant poussé ses pas hors du passage pour piétons tracé tellement droit, elle se mordit la lèvre inférieure, puis sourit en me regardant, d’un sourire à ce point surpris et radieux qu’il disait : « Pardon si je ne vous ai pas vu, mais c’est à cause de ce garçon rencontré hier, il a si bien su m’écouter que je n’ai plus de pensées que pour lui et j’ignore si j’oserai aller ce soir à ce rendez-vous et si je le reverrai et si ma vie en sera bouleversée. » Pour minuscule que tu fus, à moi simplement adressé par rebond, tu combles ma journée, sourire.

Elle fut ma jolie voisine au concert. J’appris son parfum, sa respiration et son visage dans la pénombre. Contre ma jambe, je sentis sa jambe, qu’elle ne déroba pas. De temps en temps j’accentuais la pression, elle tenait bon et le cœur me cognait. Quatre-vingt-dix minutes plus tard, sitôt les applaudissements, elle s’est levée sans un regard pour moi, elle partit vite, j’étais encore assis et sa jambe restait : un poteau métallique soudé entre nos sièges.

Dimanche fin de matinée à Nantes ou à Venise : au coin d’une petite place, elle porte sa boîte de gâteaux par la ficelle dorée et croise un voisin : Bonjour et bon appétit. Sourires tranquilles. Petite conversation urbaine. De les avoir vus, entendus, je vais marcher plus léger tout le reste du jour. Certains dimanches, la scène m’est donnée plusieurs fois.



Extrait de Des estuaires... Bacs de Loire, bacs de Gironde, road poem, avec 59 photographies de Wilfried Guyot

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Poésie... Écrire pourquoi et écrire quoi et de quel droit ?
J’écris pour ne plus ravaler ma colère
au souvenir jamais calmé de l’inepte leçon d’humilité
dispensée par un Professeur d’université :
à un petit auditoire d’écrivains
l’agrégé trompetait qu’après avoir lu Reverdy
il s’était à jamais interdit d’écrire la moindre ligne :
« moâ messieurs je ne saurais zavoir cette outrecuidance
au vu de tant de pages si belles zécrites zavant môa... »
Mais quoi Monsieur le Professeur
n’était-ce Reverdy après Rimbaud
Rimbaud après Villon
Villon après Virgile ?
et si nous écrivons après
si j’écris aujourd’hui après Supervielle
et pendant Calveyra mon aîné
c’est que nous naissons chacun à notre heure.
Wilfried Guyot photographie après Robert Frank
après Robert Frank il arpente les rives d’un fleuve
il investit un bac de Loire et hop quatre minutes de traversée
quatre minutes de huis clos :
si vous ne voulez pas être sur la photo vous pouvez vous jeter à l’eau...
Photographe prédateur
et poète « voleur de feu » tous ogres
même bourrelés de doutes
parce qu’incapables de se contenir
hommes habités hantés
sans repos ni répit
« colonisés »
sur quel ton faut-il vous le chanter Professeur béotien ?



Extrait de Datés du jour de ponte

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Dimanche 13 mai

Voici venu le jour du vide-grenier
ma Pauline ma fille ma Léonie ma Colombe
tu vas jouer à la marchande ô joie ô impatience
avec tes huit ans tout neufs
babioles vaisselle affiches et rossignols
on allège notre maison nouvelle
plus petite que la précédente
mais une méchante pluie de mai s’abat
qui décourage tout chaland
la place est déserte
l’eau ruine les étals
chaque vendeur se protège comme il peut
sous des plastiques des abris de fortune
et je n’ai apporté qu’un pauvre parapluie
tristesse et déluge et hallebardes
tu te réfugies dans la voiture
déjà trempée
et je dois renoncer remballer
« non je n’ai rien vendu je n’ai rien vendu non »
tu veux toucher des sous des pièces
qui sonnent et trébuchent dans ta petite main
pas un client ils sont restés chez eux
au sec
et les pleurs te submergent
« je veux vendre je veux vendre » –
tout pleur d’enfant me dévaste.
D’un coup la voisine quitte son stand
et sur le nôtre avise
un grand plat à tarte « C’est combien ?
— Cinq euros.
— Ah non pas question je vous en donne deux. »
Eh bien ce sera deux
« Ma Pauline ma fille ma Léonie ma Colombe
nous avons une cliente ! »
Sous l’averse elle sort
à peu près protégée par notre parapluie
deux euros tombent dans sa paume :
« Alors papa je vais t’acheter un livre
j’ai vu une dame qui vendait des livres
hein papa tu aimes les livres ! »
Elle me demande « celui-ci ? » désignant
Moloch de Thierry Jonquet
et je dis « oui » oh oui car je ne l’ai pas lu
mais quelque ami me l’a vanté.
Pauline me fait un cadeau quel cadeau
le premier livre qu’elle m’offre
la pluie n’a pas cessé mais les larmes
rentrons alors
à la maison
nous craquerons l’allumette dans la cheminée :
le feu est préparé pour nous sécher.



Extrait de Cigarette

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Celle qui fut fabriquée un jour de 1843, la première.
Celle du condamné, la dernière.
Celle qui aide à tuer le temps.
Celle dont on n’a aucune envie et qu’on se maudit d’avoir allumée.
Celle qui roussit les moustaches.
Celle qu’on roule.
Celle qui forme un rond de fumée parfait.
Celle qu’on savoure en fraude aux cabinets.
Celle qui souffla à Claude Evin l’idée de proposer une loi.
Celle que les Belges peuvent librement savourer dans les cafés et les restaurants en 2008 (« Fume, c’est du belge ! »)
Celle qu’on échangeait contre des patates pendant la guerre.
Celle, américaine, qu’offraient les « libérateurs ».
Celle qu’on écrase à peine commencée pour entrer dans un lieu public.
Celle qui fâche les voisins de table.
Celle dont on porte distraitement le bout allumé aux lèvres.
Celle qui brûle les doigts.
Celle qu’on aspire à pleins poumons.
Celle qui, posée une minute sur le bord du lavabo, marque la porcelaine blanche d’une tache couleur miel.



Extrait de Pas un tombeau, suite de proses rapides pour dire un père

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Mon père vivant.
Mon père y’a du monde sort ses vins Canon-Fronsac Coteaux du Lyonnais Reuilly Costières-de-Nîmes ______ « du rouquin tu m’en diras des nouvelles »
Mon père tut tut tut trois coups de klaxon le soir on descend au garage en courant en pyjama pousser la lourde lourde lourde porte on n’est pas trop de trois « et hop allez vous coucher maintenant » ______ on dîne pas avec lui c’est trop tard ______ on a déjà dîné.
Mon père chirurgien réputé incontesté virtuose ______ moi très fier.
Mon père bourgeois notable nanti ______ moi pas fier ______ comme d’la honte.
Mon père achète sa maison de campagne grande comme une ferme ______ – étang prés bois taillis ajoncs ronciers – lui 37 ans ma sœur aînée 11 ans les quatre autres enfants à suivre et ______ plus jamais de vacances en famille ailleurs.
Mon père paysan ______ son râteau sa fourche à neuf dents son couteau son sécateur ses trois berouettes son pantalon plein de résine de sapin.
Mon père dans son grenier dans ses placards dans ses étagères dans ses dossiers dans ses fichiers dans ses papiers dans ses trucs son Macintosh______ acheté à 74 ans.
Mon père historien de la Commune de Paris plusieurs heures par jour depuis trente ans au moins ______ noms de prévenus de déportés dates plein son disque dur les cendres de sa pipe sur le clavier.
Mon père bizarre libertaire après s’être toqué de Napoléon.
Mon père rêvant de révolution pour pouvoir tirer au fusil sur les croix vertes des pharmacies.
Mon père mélangeant ses fonds de bouteilles Médoc plus Côtes-du-Rhône plus Gros-Pet’ et laissant ses invités le féliciter de la qualité de son ______ « sacrément bon ton rosé ».
Mon père whisky deuxième whisky un peu en cachette de ma mère ______ « rendez-vous à whisky moins le quart » il dit.
Mon père régnant sur sa tribu ______ fierté tranquille du chef de clan patriarche pater familias Le Pater The Father Le Patouze Le Paternel Papa Grand-Père Yaya.



Extrait de Cœur d’estuaire et autres textes écrits
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Hop ! Zébulon comme dit Marie
j’ai bondi hors du lit
à sept heures zéro deux
l’heure exacte du lever du soleil
si j’en crois le calendrier des postes
consulté à dessein hier soir.
Aussitôt mon radioréveil aux chiffres
glauques
m’a prévenu :
« La situation reste explosive au Kosovo... »
Je me suis dit pourtant
en souriant à part moi :
de toute ma journée
je ne vais faire qu’un poème –
en réalité c’est peut-être beaucoup
assurément un luxe un privilège inouïs.

Il n’y avait pas de soleil
aux fenêtres
donnant sur l’est
sur l’hippodrome
c’était trop tôt.
Toute la nuit la centrale électrique reste illuminée
comme une grande ville insomniaque
elle brillait encore.
Depuis la salle de bain
sur France Musiques
j’ai entendu je ne sais quels chœurs d’enfants
et une pièce de Darius Milhaud
dont le titre et plus d’une note
furent noyés sous la grosse pluie de la douche.
Ce qui est sûr c’est que
mon petit déjeuner s’accompagna
des Variations Goldberg
interprétées par Pierre Hantaï
et que je me suis demandé pourquoi
je continue à me faire
si stupidement
du mal en fumant – Marie
elle a su s’arrêter
ça fera bientôt un an...
Le ciel s’est éclairci
malgré les nuages persistants
et j’ai vainement cherché le soleil
en regardant vers Nantes.



Extrait de Ce qu’il faut de patience
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APRÈS

Il y aura après ma mort
des jours de paix et de soleil entier
des filles et des roses
des enfants
et vous autres
quelque chose de très doux
une gaieté de l’air
et chaque saison à sa place –
la pluie pour consoler
le froid qui éblouit
l’hirondelle entrée dans la maison ouverte
et plus de couleurs aux vergers des vacances
qu’on n’en pourra jamais compter.

Il y aura après ma mort
des années innombrables et qui paresseront.



Extrait de Dans la compagnie des anges
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AUCUNE HISTOIRE

Ces jours de bonheur simple
comme les pierres du chemin
avec l’odeur des brûlis
ou de la terre après la pluie.

Ces jours de pause et d’amitié
les doigts ténus les heures lentes
sans rien à consigner qui tienne dans les mots.

Ces jours qui n’écriront aucune histoire.

Se peut-il que ces jours soient si rares ?



Extrait de Les Deuils du somnambule
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MYOPIE

Or
son amour n’était
qu’une garde-malade
la déchirure ouvrit la porte des errances
et tout devint ennui
dans la blanche moiteur des lits inachevés.

Alors
une myopie pâle et mélancolique
envenima ses yeux.


Né en 1950 à Nantes, Bernard Bretonnière vit, lit, écrit, apprend et se plaît au cœur d’un village du pays nantais surplombant la Loire.
« Poète énumérateur » selon la formule de François Bon, mais aussi prosateur, voire « polygraphe hors normes », il a publié, outre ses livres personnels, dans des ouvrages collectifs, des anthologies et des revues.
Ses textes sont marqués par le refus de la pompe poétique, revendiquent la précision du mot et du détail, et jouent le plus souvent avec les énumérations, jamais aléatoires mais répondant plutôt à des contraintes croisées et multiples. Il est encore caractéristique de remarquer que son écriture, toujours, souffle le chaud et le froid, le cru et le tendre, aimant à télescoper les petits bonheurs du quotidien et les drames les plus cruels de l’existence Pour le poète Antoine Émaz, Bernard Bretonnière « énumère contre l’oubli » et est l’un des trop rares « auteurs capables d’allier juste humour, travail de la langue et gravité » ; pour Vincent Vergone, homme de théâtre et plasticien, il représente « une des figures les plus étonnantes de la poésie contemporaine, qui allie drôlerie et profondeur dans des poèmes s’apparentant à des énumérations ». Encore, Alain Girard-Daudon voit Bernard Bretonnière comme un « collectionneur passionné de toutes choses, qui se plaît à ranger le monde à sa fantaisie ».
En 2012, le réalisateur Alexandre Requintel a adapté au cinéma un texte inédit de Bernard Bretonnière ; son court-métrage (6 minutes) Effets secondaires a été sélectionné dans plusieurs festivals et a obtenu les prix du jury et du public Clap ou pas Clap 2013 (université de Rennes 2).
Souvent très parlés et adressés, plusieurs textes de Bernard Bretonnière ont été adaptés, interprétés ou lus au théâtre par des comédiens ; d’autres ont été portés sur scène par les metteurs en scène Isabelle Billet, Jacques Templeraud, Vincent Vergone, Didier Poiteaux et François Parmentier. Bernard Bretonnière se fait volontiers accompagner, dans ses lectures, par des musiciens.


BIBLIOGRAPHIE sélective

  • Nouvelle édition de Pas un tombeau, publié une première fois en 2003, sortie prévue le 24 mars 2014
  • Volonté en cavale ou D’, poème-théâtre, Color Gang Édition, 2013
  • Ecce homo, fiction suprême, Fougères, Approches Éditions, 2013
  • Dîners, impromptu théâtral en forme de postface dans Écrire pour le théâtre, Le Grand T et Joca seria, 2010
  • Inoubliables et sans nom, L’Amourier, 2009
  • Des estuaires... Bacs de Loire, bacs de Gironde, road poem, avec 59 photographies de Wilfried Guyot, La Part des anges, 2008
  • La Bibliothèque incorrecte, recueilli dans Nos bibliothèques et nous, Le Grand T et Joca seria, 2008
  • Cigarette, Wigwam, 2007
  • Premières fois, recueilli dans Comme au théâtre... pour une école du spectateur, Maison de la Culture de Loire-Atlantique et Joca seria, 2005
  • Pas un tombeau, suite de proses rapides pour dire un père, Le Dé bleu, 2003, sélection Aux nouvelles écritures théâtrales, 2010
  • Cœur d’estuaire et autres textes écrits à Cordemais, Estuarium et Ponctuation, 2000
  • Petit dictionnaire de théâtre, citations, Éditions Théâtrales, 2000
  • Ce qu’il faut de patience, Le Dé bleu, 1999
  • Le Retour au marais, nouvelle recueillie dans Désirs d’estuaire, Siloë et Estuarium, 1997
  • Un grand morceau de ciel, illustrations d’Anne Wilsdorf, La Joie de lire, 1996
  • Les Épurés – autour de peintures de Pascal Bouchet, La Roulotte éditrice, 1995
  • Dans la compagnie des anges, Le Dé bleu et Écrits des Forges, 1994
  • Les Deuils du somnambule, Le Castor astral, 1979

Sur internet

http://remue.net/article.php3?id_article=1064
http://remue.net/revue/TXT0304Bretonniere.html
http://remue.net/spip.php?article2171
http://remue.net/revue/TXT0304Bretonniere.html
http://remue.net/spip.php?article5055
http://remue.net/spip.php?mot200
http://remue.net/revue/TXT0306Bretonniere.html
http://remue.net/audio/NR1/bretonniere.htm

etc.

Photo Françoise Bauduin


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