Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Alexis Pelletier

vendredi 25 octobre 2019, par Cécile Guivarch

Alexis Pelletier est né en 1964 à Paris. Il vit près de Rouen où il est professeur de français. Son écriture se développe dans diverses directions.
D’une part, le personnage de Mlash, qu’on retrouve dans plusieurs ouvrages, marque la volonté d’une confrontation critique de la poésie à l’univers fictif. D’autre part, son écriture se tourne vers les arts plastiques, vers la danse et la musique contemporaines. Alexis Pelletier a mis sur pied avec le compositeur Dominique Lemaître (avec qui il travaille depuis 2006) des concerts poétiques. Il accompagne régulièrement les expositions du peintre Philippe Garel. Il a travaillé avec le chorégraphe Jean-Antoine Bigot (Compagnie Ex Nihilo), pour le spectacle Derrière le blanc. Enfin, sa poésie est également soucieuse de l’époque actuelle, fragile et pleine de failles. Alexis Pelletier a également publié aux éditions P.O.L un livre d’entretiens avec l’un des fondateurs du nouveau roman, Claude Ollier, Cité de mémoire en 1996 et un essai sur le poète James Sacré (éditions des Vanneaux, 2015). Il participe, en outre, depuis une vingtaine d’années, au comité d’entretiens de la revue Triages.

Extraits de Des références en chemin de fer (Tarabuste 1997)

Choisir,
un premier mot accroché au réveil
et venu sans qu’on le lui demande .
Sentiment étrange, persistant, d’être en-deçà de lui
Toujours.

Ce sentiment pour commencer d’entendre le silence et

la voix, son miroir

          °

Chaque matin, je prenais le train .
L’étrange de cette formulation, c’est
qu’elle pourrait être début de récit.

Plusieurs paysages pourtant
pour me réveiller
dans ce train corail où je me rendormais longtemps
(De bonne heure : premier train du matin.)

          °

La violence d’un peuplier mort.
Son sens diffère à chacun des passages
du train, c’est toujours le même arbre.
La reprise n’existe pas –
trop souvent pèse la parole sous le poids des ombres
(choisir un mot) –,
Sentiment persistant d’être en-deçà de l’arbre (du mot arbre) ce matin.

         °

L’ombre du peuplier,
les fables qui s’y attachent
auxquelles je voudrais tordre le cou.

L’imprévu du chemin
(le même chaque jour ), pour réduire l’instant
à la force de l’espace (le soleil a perdu trente secondes ce matin),

me plongeait dans le rythme de musiques
portées depuis longtemps :
glorification du walkman dans le train
[…]

Ainsi la vie
       oubliant les larmes pour le sourire,
       souriant aux images mortes du passé,
       se débattant accélérant, dédaignant les dégâts,
       avec les Oiseaux de Braque, en pleine blancheur,
       ouvrant à l’infini, la jouissance et non l’angoisse,
       tordant le cour à la nostalgie, aux habitudes,
       au murmure de la beauté du passé,
       accélérant encore,
       découvrant des mondes insoupçonnés –
c’est un éloge –,
abandonnant enfin ce ton pompeux,
cassant les barrières de la douleur cultivée ;
les tensions par la tension du mot,
son attention, sa découpe
les retrouvant pour ne pas fuir,
jouant avec leur chair ;
les défigurativisant, sans craindre la laideur,
mesurant le risque
mais par l’improvisation qu’il suscite
               – inconfortablement heureuse

  

Extraits de Un journal épisodique (Tarabuste éditeur, 2004)

         JOURNAL DES OISEAUX
         Troisième approche

1
25 octobre 2000 un déficit de mots
que comble l’attente par quelle fenêtre
ai-je observé comme ne voyant rien
deux pies sur un toit plutôt des formes
peu reconnaissables à cette heure
où les oiseaux obscurcis sont voilés

Quelque chose d’une imagerie acoustique
signaux ultrasonores en l’intérieur du corps

2
Sur la plage du Guen matin du 30 octobre
un héron blanc difficile de savoir
image retenue puis s’il faut consulter
les livres je tiens le Guide des Oiseaux d’Europe
pour un trésor inépuisable un poème en réserve
mais aujourd’hui 2 novembre 2000
impossible de nommer l’oiseau
aigrette garzette grande aigrette ou spatule blanche
je pencherais plutôt pour la deuxième

Comment nommer qui est si loin

3
Mais l’apparition de la grande aigrette
est dite irrégulière ou très rare
plus méridionale
vraisemblablement spatule blanche
que j’aurais dû reconnaître
à la forme du bec

Comment nommer sans voir

4
Un nom en l’intérieur du corps
et l’image d’un oiseau impossible
à nommer certainement

Entre les deux quel vertige
où dire mon amour du nom
plus fort que le réel

Mais réel quoi
ou pire encore à quoi bon

5
Pour exprimer quoi l’angoisse
Edgar Poe trouve le corbeau jamais plus jamais plus
quel serait aujourd’hui l’oiseau disant
l’angoisse et la jubilation de ce qui est à
venir oiseau si l’on peut dire
s’ouvrant le futur et tout ce qui tremble avec
oiseau non pas de l’incertitude
mais indissociable d’elle

6
Les oiseaux se taisent ou si
c’est que je n’en vois plus
jeudi 16 novembre 2000 avec de retour
l’impression habituelle de mots décharnés
le corps réduit en cendre dans la langue
et circonvolutions au-dessus de la Seine
des mouettes essor mélancolique

7
Hier 24 novembre début de l’après-midi
merles sur un buisson parking de la maternité
Marie-Brigitte les voit avant moi
comme si elle se devait de les fixer

Les oiseaux quel rapport au temps

25 novembre 5 heures et 58 minutes

         DA CAPO

Mésanges dans les branches du pommier
journée ensoleillée du 13 janvier
le lendemain
le martin-pêcheur que nous avions cru
perdu salue notre promenade se posant
sur une branche à quelques mètres comme
si le moment devait être plus accueillant
encore avec la douceur du froid sec et solaire
éclat bleu rythme du jour

Le chat dans le jardin
reflet bleu gris n’épuisant aucune couleur
trace subtile de ses bonds la phrase
où je vois l’espace
tremblement espoir doute
impatience qui s’unissent
empêchant de dire mais
quoi ce qui a été vu dans
quelle langue un oiseau blessé
qui lui sert de jeu
jusqu’à épuisement

Le chant du merle est invention
mélodique par imitation puis
quelque chose dérape
les matins d’hiver entièrement
délimité par ce chant
mais nommer ce qui
ne peut témoigner où
sommes nous

Il en va du rythme du chant
du rythme du vol aussi
ça déclenche le jour
la lumière je veux dire le mot
lumière
et celui-ci tellement brillant
qu’il produit je ne sais pas
du silence ou du vide
la matière humide des mots
à 80% du vide le chant
du merle pour l’entendre

Quels oiseaux encore
avant le retour des martinets
premier chant entendu le 29 avril
tressaillement du cœur
machine retour rythmique
expérience de ce qui s’ouvre
dans le catalogue

Loriot de Marie-Brigitte
son envol dans le pré de Bessy-sur-Cure
bernache cravant tadorne de belon
bécasseau (variable sans doute) chant d’un coucou
héron en Bretagne
bergeronnette et fauvette à tête noire
déclenchent la machinerie

Oiseaux pourquoi en
suspens beauté certainement
mais en réserve bégaiement
de la langue contre quoi je
les place
une strophe pour la musique
de Messiaen

29 avril au matin
expulsion du livre par condensation
concentration extrêmement dense et
rapide de tout l’écrit
appel d’air cela qu’ils donnent
et qu’en partant ils enlèvent

Extraits de Mlash ou encore (Tarabuste, 2006)

         EXTRAITS DU CARNET DE MLASH

Passé des nuits entières à courir
à mourir après un poème
pour n’obtenir que ça

*

Pendant quinze jours je ne me suis pas
lavé les pieds ayant trouvé moyen
d’avoir le reste du corps propre

*

Pas grand-chose à faire de vivre
de baiser et qui voudrait de moi

*

Quelle époque si fortement a ressenti
l’impuissance des mots
leur vieillesse et simultanément
l’invention qu’ils gardent en eux

*

Le timbre d’une voix et comment
celui-ci me transperce
ça se prolonge un peu après
que la musique se tait

Et puis ensuite
un souvenir dont je ne sais s’il mobilise
le corps ou le fantasme que j’en ai

*

De mon bureau je passais des heures
à regarder la maison d’en face
en briques rouges avec une jeune femme
blonde qui étendait le linge
que j’aurais voulu être pour elle

*

Un homme très quelconque
assis au café devant une jeune fille
pas spécialement belle

À regarder leurs mains je vois
qu’il veut se la faire et que ça
la terrifie

Et cet homme peut-être
c’est moi

*

Un poème comme une prose
très banale puisque je n’ai
rien à dire

*

Je me souviens avec émotion
du premier disque que j’ai acheté
je pourrais en décrire la pochette

*

Histoire d’un vin ma vie
histoire d’un rien mon vit

*

Il y en a qui écrivent
des poèmes sur les oiseaux
sans bien savoir pourquoi
d’autres qui font de leur vie
la matière même de ce qu’ils
gribouillent

Trop timide pour cela
je me suis une fois pour toutes
rendu compte que ma
vie ne valait rien

*

Le pénis est chez l’homme
son centre de gravité
je voudrais être dieu
pour alors le transformer en toupie

*

Arriverai-je à savoir pourquoi
les poètes passent à la ligne

*

Suis-je seul à avoir l’impression
qu’un mot peut contenir à lui seul
un poème infini

*

J’ai horreur des aphorismes
écriture qui se prend toujours au sérieux
un côté spleen l’ancien

*

Plein de gens pour dire comment
écrire et pourquoi c’est casse gueule
de commencer un livre comme ça
ou de le finir

Pourquoi alors ne disent-ils qu’ils sont
dans le mythe
jusqu’au cou dedans
et comment alors garder tête haute

*

Je cherche depuis longtemps ce qui n’est pas
illusion et jusqu’à présent seul ce qui s’offre
comme illusion m’a semblé bien coller

*

C’est quoi la politesse extrême
si ce n’est un moyen élaboré
pour qu’on me fiche la paix

*

L’horreur du monde c’est
la solitude qu’on se crée parce que
le monde lui-même ne peut
que la créer

et si peut-être la proposition
s’inverse par la beauté

*

J’aurais c’est sûr préféré
naître femme ne fût-ce que
pour dénoncer les misogynes
de mon espèce

*

Ne rien faire lire à qui que ce soit
puisque sitôt l’être humain se transpose
en censeur en encenseur
en retour d’ascenseur

*

L’écriture ne peut être qu’une expérience
solitaire et sans la griserie du pouvoir

*

J’ouvre la fenêtre en pleine nuit
sur un rire féminin très vif
et le souvenir me plonge dans un monde
doux et tellement lointain que je ne sais
même plus si je l’ai vécu

*

Se lever en pleine nuit encore
allumer la radio et tomber
sur une musique que je n’ose
plus écouter tant je l’aime
andantino par exemple
de l’avant-dernière sonate de Schubert

*

Mais il est des musiciens dont
confesser que je les aime
est déjà une punition

*
La lecture est un malentendu comme un autre

*

Le pire ce sont les banquets de poètes

*

Jusqu’à soixante-dix ans
au réveil j’avais l’impression d’avoir
vingt ans et mon miroir seul pour
me détromper

J’ai donc grandi en sagesse
mais je ne serai pas là pour
dire exactement l’instant de ma mort

*

Quand exactement ça s’est mis
à se déglinguer
et c’est quoi ce ça qui boite

*

Pourquoi faire son autoportrait
pour ajouter du non-sens au non-sens
l’autoportrait comme un suicide
et je sais que ça n’a aucun sens

Extrait de Quelques mesures dans l’époque (Voix d’encre, 2008)

Où commence l’histoire
dans quel lieu et avec quels mots
et plus fortement encore
à quelle époque

Un étonnement
un sourire presque
et ceci
absolument sans date

Alors ce qui démarre peut-être
reste toujours en puissance
ou en attente
comme s’il en était de s’accrocher
je ne sais pas très bien à quoi

Une sorte de trapèze renvoyant à l’adolescence
au-dessus de quelle mer
avec la joie des bords de planning

Et ce n’est pas de
s’accrocher aux mots
ni aux souvenirs ou plutôt
c’est un accrochage permanent
dans les mots ou dans le réel
je tremble avec ce dernier mot

Ainsi tu as pêché un homard
mesurant presque 34 centimètres
du rostre à la queue ce devait être
le 2 août 2005 et quelles possibilités
avec ce souvenir

La planète sans doute et la pollution
et pourquoi cette année-là
le souvenir de Claude François et Gilles Deleuze
aucun poisson ou presque dans les filets
peu d’araignées en juin qu’est-ce qu’on trafique
et qui est-on et que se passe-t-il exactement
dans toutes les prisons du monde

Ça prête à sourire paraît-il
la naïveté du verbe et pourtant ce qui
sépare le poème d’une autre écriture
n’est-ce pas l’acceptation du monde
c’est-à-dire simultanément le cadavre
de l’époque et son amour est-ce possible

Nous vivons une période de récession
en tous genres et particulièrement celle
de la liberté
qui aujourd’hui peut dire
le contraire n’a jamais lu de poèmes
ou ne l’a fait que pour orner son intérieur
et l’espace entrevu là
celui de l’ornementation peut-être
comment aussi ne pas nous y perdre

De chaque côté ça s’écroule sauf les mots
même si quelque chose dans l’époque
les maltraite par un usage massif du creux
qui révulse et donne l’image de
mots démédullés de leur histoire
agités comme des totems et qui phagocytent
même l’amour que je cherche à te dire
en veux-tu la liste

Même pas
si je te la donnais
me voilà mimant l’attitude des grands-parents
après la guerre dont nous portons
pourtant tous encore la cendre
et ça n’est plus motivé faire des listes
c’est trop simple

Dans ton cerveau comme le mien
doit s’allumer toujours la lumière
attention aux mots car
si tu es empêchée par le brouillard
du sens même ce n’est pas eux
que tu détruis mais toi
c’est-à-dire les autres c’est-à-dire
moi et ce n’est pas possible ici
d’éviter le lieu commun Rimbaud
on est un je
qu’entends-tu mignonne de cette rose-là

Il y a dans le verbe une masse tragique
celle que le récit mythique affecte
de ne pas nommer au commencement
et pourtant comme elle nous revient
à la gueule sitôt qu’elle est oubliée
tu m’as appris à la débusquer
à savoir qu’elle peut se pointer
n’importe quand

Et alors c’est la chance du monde
à laquelle tu fais de la place
le homard plus haut nommé
ou les tomates cueillies dans le jardin de Bazoches
parce que nommer les plaisirs dans le poème
ça peut-être un risque ou comme un effet papillon
avec quelle responsabilité dans cette chance
parce que notre époque ce sont quelles images
qui viennent
les photos de la prison d’Abou Ghraib
les tours jumelles qui s’effondrent
le Darfour
le théâtre de la mort dans les médias
parce qu’on n’est jamais loin de l’obscénité à dire
ou ne pas dire l’amour des mots
celui qui pénètre le corps avec la masse cadavérique
de l’époque c’est extrêmement épuisant mais
sans fuite j’y vois une route possible
et l’écrivant j’entends la seule route
mais cet énoncé lui-même serait prison

Pas de fuite pas de refuge dans la langue
cela est notre amour
et quel retard aussi ou plus exactement
quel maintien conscient dans une
autre époque de l’écriture
la question de la présence
avec ou sans dieu
une quelconque métaphysique
des phonèmes notre matière
infiniment nôtre
et le plaisir de manger une tomate cœur de bœuf en août
par récit mythique tout à l’heure j’entendais
la première phrase de la Genèse Au commencement était
le mot ou la parole
[…]

Et puisque je n’entends personne affirmer cela
n’est-ce pas aujourd’hui le poème pour prendre en charge
l’époque
le poème cette histoire de savoir pourquoi
aller à la ligne et comment
cette histoire d’amour et d’oiseaux
ces mots alignés et pas assez boiteux dont
pas un ne peut me venir sans qu’il te soit adressé
cette histoire de deux cents exemplaires
qui marquent l’époque à peu près comme
un tsunami se souvient de Poséidon
cette histoire qui dit je t’aime
même quand tu ne me lis pas

L’exigence est de ne rien exclure du poème
bien que souvent ce soit la colère ou le découragement
voire les deux ensemble qui viennent
accueillir le monde c’est cela
autrefois je faisais un mauvais jeu de mots
cela cesse-là et pourquoi je le trouve
aujourd’hui trop mélancolique et partant
éloigné de la responsabilité tu permets
que je le dise ainsi sans faire trop vieux
barbon barbant donneur de leçons
à écrire à noter deux mots

Mais c’est tout un érotisme cette affaire
et comme aujourd’hui le corps
je veux dire le tien le mien le nôtre
le corps en général
le corps contemporain
n’est plus le même
comment dans la langue l’érotisme
ne serait-il pas différent avec tout le bruissement
du monde dans chaque pore ou mieux
avec internet à la place du sexe
laisse ton e-mail laisse ton émail
et tu baiseras une nanoseconde plus tard
tu te perds dans le corps d’un danseur
et chaque mot est un sexe coincé dans la gorge

Toutefois lisant cela tu dois en sentir
le défaut c’est trop évident presque trop facile
à corps changé mots changés
le réel n’est pas si simple
et le corps évolue plus vite que la pensée
la langue a la force de son inertie
la langue pourrait presque être sans figure
quand le corps chaque jour
comment le dire
se surfigure davantage
je pense à l’érotisme de ton ADN
imagines-tu cela

Extrait de Comment quelque chose suivi de Quel effacement (L’Escampette, 2012)

          QUEL EFFACEMENT

Bonne nuit mon cœur même si pas grand-chose le mien
j’ai su en t’envoyant ce SMS que c’était un poème qui commençait
qu’il m’enverrait sans doute très loin de l’instant où je l’écrivais

J’ai vu un dixième de seconde peut-être tout ce qui s’ouvrait en lui
tout ce qu’il disait du monde ou plus exactement
d’une façon d’être au monde
la mienne peut-être
et je savais aussi que comme tout poème tu n’y répondrais pas
personne n’a jamais répondu à un poème
ça n’attend pas de réponse un poème
c’est pour ça que c’est gommé du monde et
comme effacé de la conscience
et pourtant si présent pour moi le cœur du réel
son écoute en somme

Bonne nuit mon cœur même si pas grand-chose le mien
c’est un peu nombriliste cette histoire
par ce que de dire j’ai vu un poème ça risque très vite
de devenir une manière ou comme
une perpétuelle mise en scène de l’ego
et cependant pas l’impression qu’il soit
très intéressant ce moi
ou que la manière vaille le coup

Et je sais aussi que ça ne change rien un poème
ça n’a jamais rien changé du monde
sauf la vie de celles ou ceux qui en récitent chaque soir
avant de s’endormir ou quand quelque chose vacille du monde
et dans presque tous les récits concentrationnaires aussi

Pour moi également beaucoup de plaisir à nommer
le poème et comment ça s’écrit peut-être
ou comment un vol d’oiseau dedans
beaucoup de plaisir à dire les autres avec lui
les références qui accompagnent chaque instant de la vie
par exemple le premier volume de Pierre Hantaï jouant Couperin
ou encore Un Paradis de poussières
et des images de danse de Wim Vandekeybus

La panoplie de qui voudrait croire au confort du vers ou affirmer
des certitudes sur la présence au monde par le poème
ça sert à rien d’écrire c’est ce qu’on entend
ça permet de rencontrer du monde
de faire le point sur le sien ou sur l’absence
de jeter un mini-gravillon dans son époque
d’avancer un peu plus avant
vers où je ne sais pas bien
même si ça ne peut pas être sans toi

Et ça permet aussi de se confronter au rien ou bien
avec Guillaume de Poitiers au dreyt nien

Il y a des figures comme cela qui poursuivent
et qui sont une manière d’être avec toi
c’est ainsi que l’on dit le poème objet du monde
c’est ainsi que commence ce que j’ai à te dire

Bonne nuit mon cœur même si pas grand-chose le mien
même si tout trop ancré c’est-à-dire
pas assez séparé de la valse des références
comme un rempart contre l’infortune
un refuge où souffrir tranquillement
avec la délectation de faire œuvre
et d’entendre dire c’est bien écrit
alors qu’en confidence tu n’y crois pas plus que moi
ça n’a rien à voir avec le refuge d’ailleurs
ma petite phrase pour commencer ce poème

Je ne cherche à fuir personne si ce n’est
l’illusion d’écrire attention poème ralentir
sérieux pour que ça prétende
résister au monde cette chanson d’aube
contemporaine et comptant pas grand-chose à raconter
Pardon du jeu de mots mais dis-moi ce qui commence
avec cette entrée en poème il me semble
vouloir une manière d’affronter le présent
tout en la refusant c’est cela l’exigence
l’accueil et le combat simultanés
le ciel avec eux et ta manière
de regarder l’horizon de saisir le moment
où quelque chose tremble dans le paysage
qui revient de ton passé peut-être
du corps d’autrefois répondant à toutes les
impulsions que ferons-nous de nos corps
quand avec l’amuïssement
du temps passé ils signent une autre énergie
moins vive certes mais toujours gagnée sur
le droit néant de Guillaume et j’aime absolument
ta manière de ne pas répondre au poème
qui fait sa direction même

Je ne sais pas si tu me suis bonne nuit mon cœur
c’est une relance d’énergie et ça nomme aussi
ce qui revient toujours à cette impression qui
annonce peut-être un commencement
le vide associé à l’absence dans mon être
même et dans la non-réponse comprise dans la phrase
bien que je n’aie de l’absence que peu
d’expérience et c’est si pompeux de dire cela
que je m’en veux presque et pourtant cela remonte
d’un lieu presque insituable et qui donne l’impression
que tout recommence et toujours par
le même sens ou la même inscription

Je ne sais pas

Extrait de Comment ça s’appelle (Tarabuste, 2012)

         REVENIR AUX OISEAUX
         Troisième station

Des mois sans oiseaux
je veux dire sans le mot oiseau

Et d’y revenir c’est comme un grand dépaysement

Je me suis souvent demandé pourquoi les oiseaux
et la question est aussi bête que
pourquoi le bleu ou pourquoi peindre
le même motif et pourtant la question
reste même si la réponse la modifie progressivement

Ce n’est pas vraiment le mot oiseau qui m’arrête
ni l’oiseau en général mais un oiseau particulier
ou un vol d’oiseaux particuliers en ville surtout
des étourneaux mais pourquoi pas
en bord de Seine des bernaches cravants
avec les changements irréguliers de leur troupe au bruit grondant

Cela fonctionne par glissements
le mot oiseau porte en lui l’appel d’une précision
plus grande et alors de prendre dans
le réservoir percé de la mémoire

Et les souvenirs mobilisent un espace
un corps fluctuant je me souviens très bien
d’un eider observé à la jumelle
en plaine d’Alsace je ne sais sur quel lac
et photographié et de l’immense
bonheur intérieur au télescopage du
canard plongeur et de l’édredon de mon enfance
celui d’un marron foncé et que je n’ai jamais
osé déchirer pour voir comment les plumes à l’intérieur
j’en voyais un enfin ce n’était pas des blagues
l’histoire des plumes

L’oiseau s’était égaré et ça revient pourquoi

Et l’enfance encore d’un jardin de Bretagne
quelque chose comme jouant à cache-cache
dans un massif plus sombre
je ne sais plus si je me cachais ou
si je cherchais
un tête à tête soudain
avec une chouette que je crois être
aujourd’hui chevêche quoique
dans le sombre du jardin et du souvenir
elle soit plus grise et peut-être hulotte
mais en plein jour
j’avais eu horriblement peur et
c’est le sens de la course que le corps
restitue intact s’il est possible ainsi
de toucher le sens par les mots

Et dans le pourquoi les oiseaux
il y va aussi de savoir si c’est le vol qui me retient

Ah si j’avais des ailes voilà toute la mélodie
allemande qui rapplique
et pourtant je sais aussi que ce n’est pas
le vol mais le cri surtout
qui me mobilise avec ce trio d’émotion
le martin-pêcheur le martinet le rossignol

Puis-je dépasser la simple évocation

Du martinet je me suis toujours
demandé si le verbe trisser
que les dictionnaires signalent
pour le cri de l’hirondelle
ne leur convenait pas

Sais-tu mon amour qu’en trouvant la réponse
nous ouvririons encore et encore le ciel largement

Du rossignol je ne puis répéter que ceci
celle ou celui qui ne l’aurait jamais
entendu chanter en pleine nuit
de l’entendre à 3 heures du matin par exemple
le reconnaîtrait et l’accueillerait nécessairement

Et du martin-pêcheur je sens encore le Pont de Neuilly
se dérober à mon pas
de l’avoir entendu un matin d’hiver
sifflet perçant aigu
avant de voir passer une flèche multicolore
allant peut-être rejoindre son terrier vers l’île de la Jatte

Pourtant aujourd’hui celui qui me tient le plus
c’est un de ceux que je n’ai jamais vus
le gorgebleue dans le nom latin duquel
luscinia svecica qui doit se traduire rossignol suève
j’entends invariablement
la lumière qui est celle de ton prénom

Extrait de Mains tenues (Éditions de l’Amandier, 2013)

        UN PRÉSENT
                        Pour Marie-Brigitte

Une question de temps dis-tu
mais au juste ce que ça veut dire
je ne sais pas

C’était autrefois peut-être
et nous avions marché
je revois une grande page de nostalgie

Et dans la durée ou dans l’instant
j’ai peur que ce ne soit pas tenable
cette nostalgie
et plus fortement encore je souhaite
cet impossible

Quelquefois je regarde derrière moi
et je sais aussitôt que c’est ce qui a perdu Orphée
je regarde derrière moi et je retrouve
le souvenir de mon corps
marchant dans Paris
je peux retracer tout le chemin
les yeux fermés
c’est tout proche et pareillement
lointain et comme d’un monde étranger
je n’y suis pour personne
quelque chose a passé
je te regarde
ça ne m’appartient plus

Une question de temps dis-tu
mais je ne sais pas ce que tu nommes au juste
la durée du souvenir
sa trace et son effacement progressif
et si d’être ensemble
c’est aussi commencer à nous oublier
pour laisser au temps son essor

J’ai longtemps cru que l’écriture
c’était la maîtrise et particulièrement celle du temps
mais si les mots
nous échappent presque plus vite
que toutes les images de l’écoulement
du passage
l’égrènement des secondes
et que la flèche du temps toujours va vers le passé
vers l’oubli vers ce qui presque
n’aura pas eu lieu autrement que dans l’illusion

Je tiens ta main je ne meurs pas
tu dis peut-être que c’est faux
mais qu’y a-t-il d’autre contre l’effacement
de toute durée de toute maîtrise

Le chant d’une illusion en somme
et véritablement ce qui demeure au-delà de l’oubli
comme au-delà de l’eau

Extrait de Du silence et de quelques spectres – (livre CD avec D. Lemaître, éditions Clarisse, 2014)

            IL Y AVAIT UNE VOIX

Il y avait une voix que j’entendais au loin
je n’aurais su dire d’où elle venait exactement
elle paraissait englober le monde
et comme lier tout l’espace dans ces sons

Elle me poursuivait sans relâche
comme si j’étais cerné par elle

Certains tout de suite lui auraient donné un nom
quelque chose d’une voix intérieure
mais autant je ne pouvais pas la situer dans l’espace
autant je percevais son existence physique

Et m’entourant la voix m’attirait aussi
je ne pouvais lui résister
c’était comme si les sons se substituaient
à mon corps qu’ils possédaient tout entier

Je l’entendais à tout moment
ayant parfois le sentiment qu’elle était devenue
le paysage

Et puis non
les arbres ou les maisons demeuraient
le bord de la mer où j’avançais
la falaise
mais tout était presque baigné dans cette voix
et parfois bercé par elle

À certains moments
elle enserrait jusqu’aux mots
que je cherchais à mobiliser pour la nommer

Cela veut dire qu’elle affectait le langage
ou plus exactement qu’elle se saisissait de lui
tout en paraissant le rendre caduc
et je ne pouvais dire
si cette voix était un langage constitué
une suite d’inflexions ou comme un souffle

Elle était tout cela

On aurait dit parfois que
la voix s’épanouissait en dehors de tout langage
dans une suite de phonèmes ordonnée par
un mystérieux procédé qui ouvrait
le monde à mesure qu’elle s’étoffait

Mais parfois aussi c’était l’utilisation
de mots très banals qui me surprenait
la voix les agglutinait sans logique
et la surprise pouvait être de taille

Quoi qu’il en fût c’était toujours
une sensation de hauteur qui
s’imposait

Je ne peux pas dire que cette voix
donnait de l’assurance
c’était même le plus souvent
déroutant d’avoir entre le monde
et mon corps le sentiment
de quelque chose d’insituable
et prégnant à la fois

Je dois aussi reconnaître
qu’à certains moments la voix fonctionnait
comme un écrin assouplissant le regard
sur les paysages ou sur les autres
j’avais plaisir à m’y réfugier
à masquer toute l’indignation de l’époque
dans ses vocalises

Mais si les paysages semblaient
ne pas se soucier de
cette voix élevée dans les airs
cette voix-météore presque
son existence pouvait aussi causer
des écarts avec les autres

Difficile en effet de partager
une conversation une promenade une route
ou quoi que ce soit
quand le corps paraît
si ce n’est prisonnier
du moins entièrement requis
par une voix insituable
et rapidement prise pour un mirage
un fantasme ou un voile entre
le réel et moi

Et pour en parler alors
je n’arrivais qu’à bredouiller
quelques mots provoquant
une sorte de malaise

Ces mots
je veux dire les miens
cédaient parfois
le pas
– est-ce possible d’écrire ainsi –
à quelques bribes d’une mélodie
voire à quelques sons

La voix épaississait son propre mystère

Et maintenant
alors même que je l’entends encore
je sais que son existence fait mon corps
et que c’est aussi par elle que je vois
le monde et me déplace en lui

Je sais que cette voix est un lien d’espace


Bibliographie

  • Mlash personnage d’ébauches (Tarabuste, 1996),
  • Des références en chemin de fer (Tarabuste, 1997),
  • Tout Mlash (Tarabuste, 1999),
  • Un journal épisodique (Tarabuste, 2004),
  • Mlash ou encore (Tarabuste, 2006),
  • En Résonance (Christophe Chomant, 2006)
  • Quelques mesures dans l’époque (Voix d’encre, 2008),
  • De ce qui vient (Cahiers Intempestifs n°21, 2008),
  • Le Grand Réel (Daniel Duchoze Editeur d’arts, Rouen 2008),
  • 51 partitions de Dominique Lemaître (Tarabuste, 2009),
  • Quelque chose à dire encore (Cahiers Intempestifs n°23, 2009)
  • Encore un petit Mlash, (Revue ficelle n°93, 2009).
  • PSALMLASH (livre CD, Vincent Rougier, 2012),
  • Comment quelque chose suivi de Quel effacement (L’Escampette, 2012),
  • Comment ça s’appelle (Tarabuste, 2012),
  • Mains tenues (Éditions de l’Amandier, 2013),
  • Du silence et de quelques spectres – (livre CD avec D. Lemaître, éditions Clarisse, 2014),
  • Trois entraînements à la lumière (Tarabuste, 2016),
  • Les Moires /SLAMLASH (Vincent Rougier, 2018).

À paraître :

  • Le présent du présent précédé d’Il faut que tu me suives (Tarabuste).

Sur Internet :
https://www.youtube.com/watch?v=P_8qsCKSr6o
http://dechargelarevue.com/La-fleche-et-la-braise.html
https://www.youtube.com/watch?v=Viyusqv2VBs
https://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/07/brèves-de-lecture-alexis-pelletier-lambert-schlechter-marie-hélène-archambeaux-et-michel-dugué-par-j.html
http://www.dechargelarevue.com/I-D-no-751-Jupiter-et-les-trois-Parques.html
https://www.youtube.com/watch?v=P_8qsCKSr6o&t=10s
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2016/09/note-de-lecture-alexis-pelletier-trois-entraînements-à-la-lumière-par-jacques-morin.html
http://www.lemonde.fr/livres/article/2016/10/06/trans-poesie-polaire_5008990_3260.html
http://www.printempsdespoetes.com/pjs/PJ582_AlexisPelletier.pdf
http://www.franceculture.fr/personne-alexis-pelletier
https://blogs.mediapart.fr/patrice-beray/blog/200414/les-liens-d-espace-d-alexis-pelletier
http://www.poesie-danse-la-rue.fr/alexis-pelletier/
http://www.sitaudis.fr/Parutions/james-sacre-d-alexis-pelletier.php

Page proposée par Françoise Delorme


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