Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Etienne Faure

mardi 23 octobre 2018, par Cécile Guivarch

Etienne Faure est né en 1960. Il vit et travaille à Paris. Il a publié aux éditions Champ Vallon et Gallimard et dans les revues NRF, Conférence, Théodore Balmoral, Rehauts, Europe, Le Mâche-Laurier, Pleine Marge, Contre-allées, Les Carnets d’Eucharis, Phoenix.

Extraits de Légèrement frôlée (champ Vallon 2007)

Longtemps j’eus des lits bas
pour y sombrer, m’abattre, y plonger,
m’affaler, perdre pied, vie
- que pouvais-je à hauteur espérer -
comme on prend des vacances à même le sol
ou sur la plage étendu à Berck
à ne rien savourer, la vacuité ni la vacance
bien méritée, en somme,
du néant, de l’inutilité,
pour finir là sur place,
n’entendre plus parler de soi, de son poids, de sa peur,
comme les anges désossés endurent
un instant le sort des oiseaux qui chutent,
issus de rien,
l’hostile condition des volatiles,
puis tombent de sommeil sur la plage.

 
 

écrasements

     *

Sous des robes d’été plus faciles
à confondre avec le pré entier
tant les fleurs du tissu oscillent
parmi les plantes vraies,
vivaces, on passe
à foison du bon temps,
un brin d’herbe à la bouche, lentement remâché
comme des mots d’amour,
car avec le beau temps le retour
des mots de botanique à foison, c’est fatal,
s’y prête tendrement
et les cuisses, en dépit du soleil qui sévit,
pareilles au suc laiteux des apocynacées
sont blanches
qu’on les prendrait volontiers dans ce pré
même de près pour un bouquet dont juin
parsème avec les rires
champs, petits bois, fourrés, que sais-je,
à foison.

 
 

les mots de botanique

Extraits de Vues prenables (champ Vallon 2009)

Il dit j’ai froid quand son corps est brûlant
d’une fièvre de vivre ancienne
et meurt chaque nuit, main gantée, l’autre nue,
un stylo dans les doigts
car « qui meurt à ses lois de tout dire »
partout cherchant la synthèse –le lit est collectif-
dans les arbres, la peinture, dans les textes,
leurs relations gardées à travers le temps,
à dire amour comme en seize cent trente-sept
tandis qu’ailleurs on se couche, tête en bas
à supputer sans voir au soleil levant
-la chambre est circulaire-
le faux-fuyant des jambes dans les villes
où des femmes, apprêtées, dans la nuit défaites,
se relèvent d’anciennes couches,
s’aspergent de nuit noire arrachée du broc,
profitant du sommeil du mort pour lui raser la barbe,
le rajeunir,
se demander, en l’an 2500, comment sera-ce,
une robe à fleurs enserrant leur corps
moulé par le printemps, puis sortent
le rouge numéro treize à la bouche :
le temps a changé, on entend les avions,
la guerre est proche.

 
 

toutes les nuits

     *

Vieux comme la neige, les corbeaux par contraste
avaient élu domicile en ces temps de froidure
où tout est famine, l’avenir glacial,
dans le blanc des tableaux de Bruegel l’Ancien
et des livres grattés à la plume
où nidifie l’histoire d’oiseaux de malheur
alors perchés sur l’épaule – arbre d’exil -
tant le froid par nuit blanche est à l’œuvre
et tient rigueur aux corps, figeant les sèves,
les yeux, un peu de la chaleur humaine.

C’était l’hiver, comme c’est la guerre,
on entendait le frottement des oiseaux qui décollent,
leurs croix surplombant le monde
aux jours de combat décimés.

Puis se tut le grondement du ciel.
Et tandis que le deuil tout l’hiver gelé
attendait la fonte, de pouvoir enterrer les corps
après excavation à ciel ouvert, la douleur resurgit
qu’il faudrait commencer à enfouir
parmi les croassements.

 
 

nuits blanches

Extraits de Horizon du sol (champ Vallon 2011)

Après la promenade,
à leur façon de racler le sol
le bruit avait couru qu’ils refuseraient
de rentrer dans leurs cellules
comme autrefois reconnaissant la façon de cogner
à la porte ils avaient refusé d’ouvrir
au père, à l’aïeul, au destin unique
déjà tracé dans cet itinéraire,
espérant sans répit l’échappée belle
du cercle inique, en affronter le froid
de fer, et ne porter dans la cour intérieure
nul brouhaha – ces voix qui coupent d’autres voix, la parole
qui devient tranchante - mais le morse
infini des pas – un long, un bref-
technique ancienne par où s’annonce,
en roulements saccadés des pieds,
la protestation.

 
 

les fers aux pieds

     *
Cette senteur au cou près des racines,
longtemps après je la portais
en léger deuil de vous,
tel un extrait de rire et de parfum secrets
puis volatils,
ces molécules de regrets
quoique d’huile concrète exprimée des pétales
- un peu, beaucoup -
pour l’essentiel ne laissant rien paraître
de l’étreinte invisible
aussi discrète que la chambre
où la mort devenue abstraite,
toute pensée l’ayant quittée, laisse d’elle
les éternels parfums que sécrète, mentale,
la tubéreuse.

 
 

comme la mémoire embaume

Extraits de La vie bon train, proses de gare (champ Vallon 2013)

Le bruit de la gare interdit l’accès aux clameurs de la ville, en fait un lieu d’autarcie sonore vivant de ses seuls éclats. Se mêlent au brouhaha humain les cris d’oiseaux qui traversent le hall. Les mouettes et les corbeaux, les pigeons, les moineaux rivalisent avec le cri des femmes et des enfants. Les hommes se hèlent et jurent en aparté, nom de dieu, qu’il n’entend rien, l’animal. Pour peu qu’elle devienne insistante, la rumeur scandée ressemblerait au fracas des manifestants rassemblés dans les parages, et qui approchent. En fait c’est un groupe en voyage qui braille de près l’hymne inspiré du cri d’antan - zéro, zéro- entonné par les porteurs de quilles, naguère boules à zéro, qui rentraient soudain seuls dans leur contrée. Et finalement allegretto, c’est une femme en retard ce soir qui rompt le tempo. De ses talons martelant la dalle un instant elle attire l’oreille puis les regards, chassant des crânes l’autre cadence. Ses pas sans mesure sortis de la musique vont la porter voie cinq, en clé de sol où démarre la nouvelle partition.

     *

Un douze août vers la mer, la locomotive en hypotension démarre, sans émotion. Tous stores baissés, car il fait déjà chaud, le dernier train quitte la gare en longeant le parapet poussiéreux. Dotée de quais mais où manque la grève, la gare à marée basse est déserte en saison. Tout le monde est parti. Plus aucun train n’attend au creux du jour qui poudroie : les départs sont faits. Ici le temps est le plus lent du monde sous les aiguilles d’une énorme pendule qui marque par à-coups l’heure légale. Des avancées discrétionnaires –un coup brusque, un coup rien- dans le pur exercice d’un pouvoir assoupi : vacance. Ainsi que du bois échoué sur la plage, les épaves humaines, c’est le cas, dorment comme des souches. Nul ressac ; rien ne les réveillera pour l’heure. Les perspectives sont vides, c’est l’été : les quais abandonnés des trains repartis à la mer laissent à leur vacuité les idées libres de se reproduire, vaquer comme elles voudront dans cet espace privé d’humains, élargi soudain. Y manque un peu de flou, celui tremblant des corps qui passaient en temps ordinaire.

Extraits de Ciné-plage (Champ Vallon 2015)

Un jour de joie en 2100,
du haut de votre héritage génétique,
trousserez-vous encore des lettres
à flamber la vie, la donner, la perdre,
trousserez-vous encore des lettres
comme autrefois d’amour la missive
écrite à l’être cher sur du papier, du temps
où la main conduisait les mots jusqu’au bout,
furtive, crayonnant, esquivant sans cesse,
par la gageure et l’urgence mise en hâte,
à resserrer nuitamment les textes d’amour si denses
qu’en fin de ligne il fallait les couper, les mots,
pour gagner du terrain sur la page,
que le blanc, ce gâchis, ne résistât pas
à tout l’amour déversé à l’encre –à l’encre !-
à redire, ininterrompu, je t’aime recto verso
puis dans la marge à la verticale,
tisser finalement par-dessus les phrases
fraîchement alignées l’inextricable amour, presque à l’en-
vers sur le papier.

 
 

à l’être cher sur du papier

     *

Les fruits de mer souffrent-ils quand on les ouvre,
qu’est-ce, la douleur, chez les mollusques, c’est à ça
que s’emploie à penser un mangeur d’huîtres
un midi solitaire face au port
recroquevillé dans son enrochement
d’où la mer est absente, au plus bas, on voit
les hectares de jardins cultivés sous l’eau,
conchylicoles, ostréicoles, impossibles
à prononcer à marée haute,
à l’heure où les mangeurs ressortis
le ventre plein d’animaux morts
traversent la jetée, vont voir la mer qui s’agite,
coefficient fantastique, repousser plus loin
la ligne de varech et de coquillages
qui gradue chaque jour la plage et les bois
naufragés où les regrets s’incrustent
contre vents et marée,
berniques.

 
 

incrustations

Extraits de Tête en bas (Gallimard 2018)

Un après-midi dans l’herbe à confondre
le bruit du bourdon et de la mobylette
qui peine dans les lointains –peut-être
un poète à mi-côte essoufflé qui hésite
entre un gorgeon et pédaler encore,
une sieste -
on décryptait avec les mouches
dans la traînasse ou l’herbe aux gueux
longtemps des textes, ces petites pattes
enracinées dans l’en deçà qui traversent
une méditation de plusieurs siècles,
avant de se réveiller tard le soir
des hiéroglyphes sur les genoux, des marques
de fétuque imprimées, impossibles
à déchiffrer ni traduire - vieille langue
dans la peau si vivante.

 
 

la langue dans la peau

     *

Rentré d’hémisphère sud où j’ai vécu tête en bas,
en sueur à fleur de sel, de peau, je ne peux
me défaire du soleil qui surexpose mes nuits
sans horaires, sans arrêt fuyant le jour,
les morts d’en haut,
leur insomnie devenue diurne
sans qu’on y voie grand-chose dans ce dédale,
à sommeiller sous terre, sol noir
réchauffé au néon, cadran de lune,
puis renaître à l’heure où s’éteint la ville
-je me réveille plein de l’été quitté,
antipodiste en chute libre, et vole,
ébloui demeure
sous les senteurs plus qu’entêtantes, entêtées
de la peau transie, pesanteur qui me rive
à nouveau au nord.

 
 

tête en bas

     *

Un dimanche au zoo on allait voir les singes
en pleurs de n’avoir qu’une vie,
rire et guérir des idées post-mortem
que nourrissent ces animaux
à ramasser pareillement aux mots des cacahuètes,
endurer sous telle peau telle âme
d’hominoïde offrant un cul rose dégarni,
ou frappé de psychasthénie singer la souffrance
de ne savoir quoi faire - mourir, déserter, procréer,
pigeon-voler dans le giron des femmes -
quand d’autres à tout prix voulaient se reproduire,
à l’infini enfanter pour un peu moins mourir
dans des voyages si brefs qu’aucune idylle,
aucun regard n’aurait le temps de se ficher au cœur,
simple périple en petite couronne
- ou bien au musée allait pleurer avec nuance
devant l’œuvre de toute beauté, originale
ou reproduite.

 
 

dimanche, reproduction

     *

Souvent le nez des statues, leurs doigts de pieds
ont beaucoup souffert à travers les âges,
en marbres rapportés de toutes pièces
dans le prolongement des courbes visibles
ou laissés à jamais à leur vide
-la greffe n’aura pas prisrendus
à l’amputation comme à une origine
et gardés en l’état à l’air libre
dans un jardin clos sur lui-même, son climat,
l’orteil cassé côté pied droit chaussé
d’une sandale du deuxième siècle avant J.-C.
moisie, toutes les extrémités ayant quitté les membres
de marbre - ici la copie de Vénus
coupée aux bras et à la tête
(l’original est resté à la capitale)
n’offre que ventre et buste aux yeux de l’histoire,
plus un trait, érodée
par le temps et le temps.

 
 

tronquée


Bibliographie

  • Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007
  • Vues prenables, Champ Vallon, 2009
  • Horizon du sol, Champ Vallon 2011
  • La vie bon train, Champ Vallon 2013
  • Ciné-plage, Champ Vallon 2015
  • Tête en bas, Gallimard 2018

Quelques contributions :

  • Contribution au colloque de Cerisy « Jude Stéfan : le festoyant français » septembre 2012 : L’enfance dans les textes de Jude Stéfan : la grande absente ?
  • Publication de notes critiques dans le Cahier Critique de Poésie, Poezibao, Europe et La revue des revues.

Sur Etienne Faure :

  • Poète invité du numéro 27 de la revue Phoenix (décembre 2017) : dossier coordonné par François Bordes et Myrto Gondicas, contributions critiques de Jean-Claude Pinson, Stéphane Bouquet, Gilles Ortlieb, Jean-Pierre Chevais, Marie de Quatrebarbe, François Bordes, Myrto Gondicas.
  • Plusieurs entretiens avec Tristan Hordé publiés dans Poezibao, Littérature de partout, Les carnets d’Eucharis, remue-net.

Photo : S. Cardon


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