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Jean Marc Sourdillon

mardi 30 mars 2021, par Cécile Guivarch

 
Jean Marc Sourdillon. Né en 1961. Vit dans la région parisienne dans une petite maison en bordure de forêt, non loin de la Seine, en compagnie de sa femme, KT artiste peintre, de ses trois enfants qui vont et qui viennent et de deux chats, l’un blanc, l’autre noir. A enseigné à l’Institut français de Madrid, à Vaucresson et à l’hôpital de Garches pour des élèves handicapés et désormais en khâgne à Saint-Germain en Laye. A soutenu une thèse de doctorat en littérature comparée sur Philippe Jaccottet et les poètes qu’il a traduits et collaboré à l’édition de l’œuvre de ce poète dans la bibliothèque de la Pléiade. A traduit et préfacé des textes de la philosophe espagnole María Zambrano. Ces deux œuvres ont joué un rôle décisif dans sa formation personnelle comme, d’une manière différente, a pu agir sur lui et sa façon de sentir l’empreinte du grand paysage des Cévennes, sa région mentale. Il a publié des livres de poèmes et de nouvelles. Le dernier en date, L’unique réponse, est paru aux éditions Gallimard. Mais c’est peut-être le titre d’un autre de ses livres, En vue de naître, paru aux éditions de L’Arrière-Pays, qui indique le mieux la direction de sa recherche et de son travail d’écrivain.

Davantage d’informations sur son site :
https://jeanmarcsourdillon.wordpress.com/

Les tourterelles, Editions La Dame de onze heures 2008

        Elle se déplace le long de sa plainte et elle t’invite à faire de même.
       Sa plainte comme un voyage, avec ses stations, ses silences, vers la parole qui te manque parce que tu ne l’as jamais dite ou cette blancheur qui en tient lieu dans son vol soudain.
        A défaut du mot qui n’appartient qu’à toi et qui ne vient pas, elle t’offre avec la sienne la mélodie de ta plainte, celle qui te met en mouvement, elle t’indique la direction, la seule et unique direction à t’échapper vraiment - et c’est par ton amour pour elle qu’elle te conduit,
        droit où tu voulais sans le savoir.

*

        Curieux chant que celui de la tourterelle.
        On dirait qu’elle aspire dans le même temps qu’elle expire.
        Quelque chose à la fois se traverse et s’interrompt dans sa voix.
        En suivant la ligne de son chant, comme en un vol, tu croises des visages de jeunes filles ou d’enfants graves et pourtant très clairs, comme si en eux le chagrin sans cesser d’exister, avait pu progressivement s’alléger, comme pris en charge par le chant justement ou par son vol.

*

        Toute l’aube tout à coup dans l’instant d’un oiseau.
        Et le ciel, d’ardoise quand il se pose, s’éclaire s’il ouvre les ailes.
        C’est du temps qui s’ouvre et ne se referme pas.
        Du temps pour naître.
       Son vol longuement dans son chant prolongeant l’orage, le remontant, jusqu’à cette origine dans la vallée, l’endroit d’où il vient et peut-être d’où je viens, d’où tu viens, toi aussi.

Les miens de personne, Editions La Dame de onze heures 2010

        Le couloir est éclairé mais le reste de la maison
ne l’est pas.
        Il est dehors sur la terrasse ; seul sur sa chaise avec le soir autour de lui.
        L’espace se creuse, s’élargit. Le regard s’emplit.
        Le menton à hauteur de terre, il ne sait pas très bien s’il sombre ou s’il s’élève.
        Il n’y a plus que le ciel.
        Ni l’ombre du rosier sur le mur ni l’air du jardin tout autour ne le protègent plus désormais. Il est sur le point d’être enlevé, au bord de n’être plus rien. C’est un peu comme s’il se noyait. Qu’il se noyait dans rien. Et il n’a pas envie de nager. Même pas d’essayer.
        Mais l’instant d’après est une étoile. Là où il n’y avait jamais eu rien, quelque chose est là, un grain de craie ou bien de sel, luminescent et qui fait mal,
        quelque chose luit pour lui indiciblement.
        Et le voici resitué dans l’espace, en retrait, à une infinie distance du point où il se croyait.
        C’est comme si par la vue, une aiguille froide s’était enfoncée dans ses yeux. Et immédiatement, comme en réponse, du fond de lui une parole a surgi. Immédiate, imparable. Oh, pas vraiment une parole, non, une ébauche de parole, un balbutiement, un peu comme quand on appelle quelqu’un et qu’on ne sait pas son nom.
        C’est comme si, s’adressant à sa mère, à sa sœur, à sa fille, à quelqu’un de très proche et en même temps de féminin, il lui disait :
        « Tu es là-bas. Tu es si loin. Comment veux-tu que je te parle ? Nous ne parlerons plus, même au téléphone. Tu es trop loin. Je ne t’entends pas... »

*

        Veiller la nuit, l’hiver, ce n’est pas veiller contre elle, ni à cause d’elle
        comme si elle était une ennemie. Ce n’est pas endurer le temps obstrué, attendre l’aube qui tarde à venir.
        Veiller la nuit, c’est veiller sur elle, comprendre que ce n’est pas moi qui souffre mais elle, comme si elle, la grande nuit, elle était petite et qu’elle avait la fièvre.
        Comme s’il y avait dans sa part obscure mon double au féminin,
        et qu’il fallait que je l’accompagne dans sa montée, présence qui souffre et qui attend, et qui chante en montant même si on ne l’entend pas, d’abord un ruisseau pris dans de la glace, puis l’ombre déployée d’un arbre sur de la neige et pour finir cette graminée contre le ciel, crépitante de froid où je la reconnais, la voie lactée, celle que j’aimais.
        Comme s’il fallait, ce mouvement, oui, que je l’accompagne, que j’en fasse le double au-dedans de moi dans ma parole, pour que quelque chose, ou bien quelqu’un, à travers lui naisse et s’accomplisse,
        quelque chose ou bien quelqu’un qui n’était pas, de très humain, de très fragile,
        presque invisible, un battement d’ailes ou bien de cils, une hésitation dans le lointain, qui scintille et qui fait que dans le chant quelque chose se brise, est sur le point toujours de se briser et finalement ne se brise pas.

Dix secondes tigre, Editions L’Arrière-Pays, 2011

« Dix secondes tigre » (extrait)

Ton regard, tour à tour dague et renard,
ton cri, ta faim dans mes entrailles.

Quand tu chasses, tigre,
on dirait que tu dragues.

Grand tigre tapi, qui tait dans son cri son secret.
Sauvagerie, et c’est toi, tigre, lâché : le félin selon la fêlure, l’éblouissement issu de sa blessure.

Quand le tigre bondit, c’est une décharge.
Pas d’échappatoire, on le sait, toute traque est un destin.
Et c’est sur nous : la fureur dans la fourrure, la terreur sur fond obscur.
Sa gueule qui s’ouvre : des crocs, un cri. Un seul cri rauque qui dure. Mieux vaut ne jamais l’avoir entendu ou toute sa vie avoir été sourd.

Le tigre sur soi : c’est chacun pour soi !
Un charbon, un obus. Une chauve-souris en boule tombée du ciel, ailes déchirées. A peine au sol, c’est un soleil qui déboule : gueule hurlante, hérissée de dents et de crocs.

Son regard : renard, fourrure dégainée.

*

Approche du tremblement

Cet imperceptible oiseau très loin,
dans le ciel,
faucon ou hirondelle,
presque un point,
ce chagrin léger
dès que septembre revient,
qui sans qu’on l’appelle,
replie ses ailes et se pose sur le poing,

c’est lui qui fait la lumière plus vive
et plus profonds les lointains,
lui qui appelle, aiguise, fait exister

désir qui creuse ou souvenir qui point.

*

« Ce que septembre déclenche » (extrait)

C’est le chagrin qui revient
les trains au départ
le regard qui dérive.
C’est là-bas dans la lumière
l’élan ou la crinière des chevaux
les galops qui s’immobilisent
sur le rebord du plateau,
ce sont mes deux mains posées sur tes genoux,
et toi, paupières baissées
qui nie le passage de la rivière entre nous,
ce sont des taches blanches,
les craquements inentendus
des blocs qui se détachent dans la montagne,
le chuchotement des avalanches,
tout ce qui dure et s’épuise à durer
la maison qu’on a vendue,
le baiser que le temps
à lui-même se donne
ce qu’on devient peu à peu
et ce qu’on abandonne
c’est l’été tout entier qui
penche et qui bascule,
l’instant qui prend le large
et puis les larmes,
les cascades,
les nuages,
tout ce que septembre
déclenche.

En vue de naître, Editions L’Arrière-Pays, 2017

Avec appui et sans appui

                Voilà, il s’est lancé. Des forces en lui et autour de lui poussaient.

                Il avait peur, mais il t’aimait.

                Pour vaincre sa peur, il disait : toi, toi, entraîne-moi.
                Il a couru le long de la crête, entre les roches et la bruyère sèche.

                Il a senti sous ses pieds le sol de plus en plus élastique et dur comme si la pente s’était mise à danser.

                Des cailloux tintaient, l’air vrombissait. Lentement, il est sorti de terre, il se délivrait. Et puis silence. Ce silence liquide et opalescent où tu l’invitais.

                Il aura fallu trois pas, rien que trois petites enjambées en direction du vide et une pression légère des avant bras pour connaître cette sensation très douce de poser l’aile sur l’air.

                Il était accueilli par un milieu nouveau, mélange de lumière et d’air, un peu pareil à l’eau. Il était admis, lui-même un peu pareil à lui. Ne s’envolait pas, se coulait en lui.

                Ses deux mains supplémentaires, il les a posées à plat, de part et d’autre du corps. Porté par toi, il a fait confiance. Il les a posées sur rien, et tout entier a reposé sur l’air. Il a remis son corps entre les mains de rien. Est allé suspendu à cette âme déployée au-dessus de lui en aile.

                Ame de toile qui s’ouvre si l’on se lance.

                Désormais il est pris en charge par elle et par un courant chaud qui accélère lentement et pousse vers le haut. Il regarde tes lèvres. Tu lui souris.

                Il est allongé sur le ventre, entièrement soumis, tient son trapèze dans les mains, les pieds flottant au loin. Le silence est cet espace où ensemble il tombe et repose.

                Seul au milieu de l’espace, sans appui et avec appui, il entre en contact profond avec sa vie là où soi-même s’effondre. Le vol a délivré un être insoupçonné, oiseau ou proie, mais pour aussitôt le transformer, rapace désintégré, en cette flamme qui vole et le consume entier.

                Tandis que l’aile s’élève au-dessus des crêtes, les craintes s’éloignent : le vide, le rien, les turbulences. La peur est derrière, qui empêchait de s’envoler. Tout se passe comme si, venu de toi, l’essor le traversait. Il y consent. Ne peut pas faire autrement. Il voit sous lui le chemin, le toit des maisons et à côté, en contrebas, deux tombes qui brillent. Plus il s’élève, plus elles brillent et flambent, blanches, dans la lumière blanche - deux lamelles de mica qui ne s’éteignent pas.

L’unique réponse, Editions Gallimard 2020

On naît

On naît on écrit
c’est d’un même élan d’une même poussée.

On naît comme on aime
moitié veillant moitié dormant.

On s’éveille à l’intérieur d’un rêve.

 

On naît on ne sait comment.

On garde en soi cette poussée, cet appel, comme une trace, un trésor secret, un moment du mouvement perpétuel qui nous entraîne.

Le long de cet élan, on se déploie, on écrit, on se révèle.
Mouvement qui fait de nous comme une aurore discontinue, un clignotement dans le temps, une présence de plus en plus réelle.

 

On naît on aime on écrit
parce qu’il y a un toi en face de soi
qui nous éclaire qui nous appelle

 

On naît on ne sait comment ni pourquoi
on n’en finit pas de naître
on est du temps qui s’allume et se déploie.

 

On naît on aime on écrit
on nous éclaire, on fait de nous une lumière
une seule et même lumière hors l’éparpillement des étincelles

*

Le risque

        C’est l’été dans la montagne.
        Tu plonges quelque part dans une vasque au milieu des Cévennes.
        Tu te dévêts de toi, de ton histoire de toutes tes peines à mesure que tu t’enfonces dans son eau claire et très froide.
        Au bout, tout au bout du plongeon, tu retrouves cette femme enceinte, telle que tu l’as vue, station des Halles, à genoux dans la poussière, qui baisse les yeux et tend la main.
        Ta vie blessée toujours blessée qui demande de l’aide pour qu’en elle quelque chose de toi que tu retiens et ne connais pas achève de naître
        te tirant à soi.

*

La semence

Nuit d’hiver nuit de verre
si pure si froide
qu’on craint qu’elle ne se fêle.

On entend tinter le cristal stellaire
près des arbres jetés à terre.

L’inquiétude cesse
dans l’attente étoilée des clairières.

Le temps se tait.

Sans bruit, les animaux se retirent.

Le son monte par degrés vers l’aigu.
Le silence se répand dans les distances.

Nuit si claire, si calme
un sas s’est ouvert.
Nuit des soupirs, des semences.
Nuit de l’intact et de l’insoupçonnable.

C’est là qu’en secret se prépare
la frissonnante lumière
de Vénus à l’aube,

non pas son pas, sa venue
mais son souffle qui embue
précédant toute naissance

Inédit

Transilien

        Les petits jardins, les arbres sans feuilles, les carreaux de terre remués, la Seine,

        les plaques de béton recouvertes de tags colorés, les barres d’immeubles, les containers rouillés, la peinture qui s’ écaille, bleue, noire, rouge ou blanche, les poutrelles d’acier, la Seine, les ouvriers sur le chantier avec leurs casques blancs et leurs gilets oranges, un peu de buée sur la vitre, les tours de la Défense, la passerelle, une mouette, la Seine,

        la piste de skate avec ses courbes, ses pentes, des obstacles aux mosaïques bariolées, les petites maisons de meulière avec leurs jardinets encore tout verts, pas la misère, non, ni l’opulence - le bigarré, la Seine,

        l’usure des constructions, les bâtiments vides de la vieille fabrique abandonnée, la respiration de la terre, le ronflement, les tressautements du RER, un paysage tour à tour vivant et désolé, des enfants qui jouent dans un square désert, la Seine,

        le gris insistant d’un ciel d’hiver, des effets de miroir, le froid qui tient éveillés la fatigue et l’espoir, le souvenir en soi de l’enfance qui appelle, la note tendue du violon qui soutient, exige et exhorte, les afflux de tendresse et de lumière réelles, un rond-point décoré - on est quelques jours avant Noël, la Seine,

        la Seine à travers les arbres, entre deux ponts, la Seine encore, grise et qui passe, son moment entre l’enfance et l’estuaire, le refus de se laisser à l’abandon, le sabre dégainé de décembre où joue une toute neuve lumière, l’empreinte en nous restée intacte de l’élan et du bond, la Seine

        la Seine bien avant nous qui nous devance et nous emporte, son calme dans sa mélodie qui délivre, la Seine, la Seine et son avenir qui nous relie, moi qui vais vers toi, qui depuis le début ne cesse d’aller vers toi, et toi, là-bas, avec ton cœur qui bat au milieu de tes gestes dans la petite maison allumée, la Seine

 

Bibliographie

Poésie

  • Les Tourterelles, La Dame d’onze heures (2008), avec une préface de Philippe Jaccottet, Prix du premier recueil de poèmes 2009.
  • Les Miens de personne, La Dame d’onze heures (2010), avec une préface de Jean-Pierre Lemaire et des lavis de Gilles Sacksick.
  • Dix secondes tigre, L’Arrière-pays (2011)
  • La vie discontinue, La Part commune (2017)
  • En vue de naître, L’Arrière-pays (2017)
  • L’unique réponse, Gallimard (2020)

Essais

  • Un lien radieux, L’Harmattan (2004). Essai sur Philippe Jaccottet et les poètes qu’il a traduits : Homère, Góngora, Hölderlin, Leopardi, Rilke, Ungaretti, Mandelstam et Musil. Ce livre est tiré d’une thèse de doctorat.
  • Naissance mutuelle, La Dame d’onze heures (2010), essai précédant l’édition de la correspondance de Simone Weil et Joë Bousquet.
  • Gilles Sacksick, entre le mat et le vif, éditions La Maison-près- Bastille (2010), sur l’œuvre du peintre Gilles Sacksick.
  • Edition des Œuvres de Philippe Jaccottet dans La Pléiade (2014)
  • Jaccottet écrivant Au col de Larche, éditions Le Bateau Fantôme, 2015.

Fictions

  • Le fils de ton rêve. Texte accompagné des dessins d’enfant du peintre Gilles Sacksick. Editions La Maison-près- Bastille (2012)
  • Les voix de Véronique, éditions Le Bateau Fantôme, 2017

Traductions
et présentation de l’œuvre de la philosophe espagnole María Zambrano :

  • L’Inspiration continue (essai pour les perplexes), Jérôme Millon (2006)
  • La Confession : genre littéraire, Jérôme Millon (2007)

Entretiens

Entretiens avec Mathieu Hilfiger dans la revue en ligne Recours au poème, rubrique « Rencontres » :
1- De la prédation à la déhiscence :
http://www.recoursaupoeme.fr/rencontre/conversation-avec-jean-marc-sourdillon/mathieu-hilfiger
2 - Naissance discontinue :
http://www.recoursaupoeme.fr/rencontre/conversation-avec-jean-marc-sourdillon/mathieu-hilfiger-0


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