Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Pierre Vinclair

samedi 30 mars 2019, par Cécile Guivarch

Né en 1982. Auteur de Barbares, Les Gestes impossibles et Le cours des choses parus chez Flammarion. Il est le traducteur du Kojiki et du Shijing parus aux éditions Le corridor bleu et il est l’un des animateurs de la revue Catastrophes.

« Popée » (extrait), in Barbares (Flammarion, 2009)

Ô mes frères
emprisonnés     dans les surfaces
dansant vagues reflets
                                                    je vois
les points de vues manquant notre
ville inachevée
              je vois
glisser                 ô mes bagnards
quoi
                                       un peuple
                                 que j’aime ou
                                     que j’aimais

« Chant du bouc » (extrait), in Barbares (Flammarion, 2009)

animal

            tu vois                   de l’un
            sort des mots         comme ça
                    un peuple de mutants demeure
                    contenu dans la voix
                         sous les égouts
                    désormais         ils soulèvent la grille
                    de la parole à
            terre
            ça tourne
            l’âme des choses

            et même si les nœuds sont fragiles
            j’admets l’existence
            d’un lieu commun
            où nous attendent
                    avec les mégots les rognures d’ongle
                    les pièces d’une monnaie qui n’a plus cours
            tout ce qu’il nous fatigue de justifier les chrysalides
             accompagnées des chansons
             à réciter


« En l’honneur » (extrait), in Les Gestes impossibles, Flammarion, 2013.

je chante

                les hommes de soixante et onze qu’ont-
                    ils fait
                 il sont venus dans les habits des prêtres
                    à l’autel des églises ont parlé
                ils nous ont dit qu’il n’y avait pas d’âme

                le rythme des paquets de mots les
                    phrases nouées sont écrites
                dans la voix des petits

                nos éclats perforent les mondes
                l’esprit c’est le commun
                l’onde sourde entre nous la rumeur
                l’invisible manteau qui réchauffe du
                    peuple
                la matière excédée le corps
                tatouée par la pellicule des choses

tous les soldats de marbre

                rejoindront le bitume
                même les nôtres

                les ancêtres sueront
                dans la mémoire

                jusqu’aux fins de l’histoire cette fumée
                    épaisse
                enfin qui ravala la scène au crépuscule des idoles

à refaire :

                votre demande n’est
                pas celle de mortels disent-ils et
                    d’autres pleurent

                la démesure des peuples et celle des
                    enfants des dieux qui demandent
                    pareil
                à se rapprocher du soleil alors

l’incendie

                quand les points cardinaux de la terre
                    devinrent le cœur de proie des
                    flammes

                elle se fend se crevasse

                privée de sève comme de sens
                les pâturages blancs

                et l’arbre avec ses feuilles est en feu
                la moisson a séché
                il y a pire

                la métropole est grande elle périt
                le pétrole
                c’est le négatif de paris

quant à moi

                je peux bien coudre aux routes qui la
                    sillonnèrent d’autres routes
                les fragments de bitume piquetés par la
                marche et la voix dans paris le
                bitume en fusion redevenu pétrole
                où nous nous engluons je peux bien

                dire enfin
                m’agiter dans la voix qui me tient
                immobile et pareille

                aux chansons qui fleurirent à leurs
                    bouches mal lavées
                du sang de la pensée peut-être et sur
                    quelle

musique danser

                danserons-nous pour racheter leur
                faute Allemane pleure Clemenceau
                pleure mais qui peut dire pauvres
                lignards ô pauvres pauvres lignards
                s’il s’agit là d’un crime

                une faute

                allez vivent les chiens


« 10 », in Le Cours des choses, Flammarion 2018.

                                        Sauvez la face
               les mots naissent dans des bulles de mais
          qu’est-ce que cela veut dire ? faut-il

                    traduire le fond
                         des rivières jaunes — c’est de l’or
                  équivalent dollars — Hong-Kong dollars ?

          je crois que les prières ne feront pas
les totems s’élever, béton et verre, de la finance —

                         retiens

                         que Petite-Rame n’est pas en haut
                     du soixantième étage sur un échafaudage

                    que les ouvriers aux cheveux
                              plaqués par les trombes d’eau
                                   n’entendent pas ses ordres

                        a-t-il pris possession de moi ? la pluie
                    imprime de grandes coulées
                         de fatigue verte sur la langue — ma

fille de béton —
ma fille ! bien sûr j’invente (post-scriptum : pour l’instant) entre les murs des banques — palais de briques posés les uns après les autres, où se masse force
工人 au-dessus des platanes
et sans empreintes

par des machines intérieures
     le Centre de Shanghai est apparu entre les gouttes
                    qui dansaient : c’était l’eau

qui bâtissait les murs en caressant la peau

de ce géant (comme l’a appelé l’agent intérimaire lorsqu’il vint au village pour embaucher les travailleurs

工人 de Chine, elle a dit
                    nous parlerons une langue commune
                                        qui vous paiera au nouvel an

vous êtes force de la terre
                    et nous nourrirons vos enfants
                                        vous bâtirez là tour plus haute

car de mémoire les récoltes
               mauvaises vous pouvez me faire confiance
                                        je suis ta cousine et ton frère

les jambes des filles en gigantesque ville
               connaissent le salaire du nouvel an
                         au bout de la jetée

(
il faut laisser le monde
en train, pourtant, non pas le gouverner –

               un souffle errer dans les architectures

                                                           ) ensuite :
               elle a dit descendez bâtir cette montagne

                                   alors, de la montagne sommes
                    partis pour les baraques des chantiers articuler
                         ce langage de briques
                    pour percer le ciel, d’une ville

bureaux, hôtel de luxe, neufs jardins suspendus, magasins et station de mé
tro sur la
                         page

          ainsi qu’une autre histoire s’éloignant dans la steppe.

Sans adresse, Lurlure, 2018.

(18)

J’essaie de ne plus voir par-dessus mon épaule.
Je vais plutôt chercher le coin le plus pourri,
un restaurant aveugle aux pieds embouteillés
de la Yan’An, le bouiboui parfait, noir de monde

où parler cinéma, chinois, littérature,
au milieu des voix criardes des ayi
postillonnées dans les vapeurs d’huile à jiaozi.
Nous avons discuté, bien des fois, de ces choses.

Je me suis fatigué, je te l’ai dit, Jérôme,
à faire le malin. Je t’écris simplement
pour te donner le temps que je passe à t’écrire.

Ne réfléchis pas trop, toi non plus : tu n’as qu’à
recevoir ce sonnet comme un lambeau de peau
arraché à mon doigt (en plus propre) – et c’est tout.

(23)

Je te suis, Jean-François, quand tu écris qu’écrire
vaut plus que ce qui est écrit (traité, poème).
Dans une lettre du vingt-cinq avril de mille
neuf cent quarante-sept, Gaston Chaissac écrit

à Jean Paulhan : « J’ai peint comme d’autres se font
enculer. Bien des fois c[el]a ne sert à rien. »
Introduit mais, plutôt qu’à la beauté des Grecs : –
intransitivement. Créer – n’est pas faire œuvre.

Créer – c’est le combat d’une énergie qu’excitent
les figures fétichisées par la culture,
et qui s’excite en vain, pour l’engrosser. Visage

à terre, je ris à l’idée qu’un jour, peut-être,
aux formes résultant de mes échecs, un vague
Dionysos lui aussi présentera son culte.

(56)

L’art poétique ayant produit maints théorèmes
atterrants, je ne vais répondre par des mots
définitifs à la question : pourquoi j’omets
de temps en temps, pourquoi je mets parfois des rimes.

Aux lecteurs enflements plaisants, ce sont des strumes :
sans l’encouragement des vents, descends des mâts
les focs et les clinfocs, car ces lourds ornements
ralentissent la course au maniement des rames.

S’accoupler pour la rime est un jeu d’acrobates :
devant l’œil du public médusé, le second
trapéziste rattrape in extremis un gant

du premier, évitant de mortelles culbutes.
Numéros faits pour rémunérer à coup sûr
les lecteurs ignorant d’un plus subtil plaisir.

Bibliographie

Poésie

  • SANS ADRESSE, Éditions Lurlure, 2018.
  • LE COURS DES CHOSES, Flammarion, 2018.
  • LES GESTES IMPOSSIBLES, Flammarion, 2013.
  • BARBARES, Flammarion, 2009.

Essai

  • TERRE INCULTE. PENSER DANS L’ILLISIBLE THE WASTE LAND, Hermann, 2018.
  • LE CHAMANE ET LES PHÉNOMÈNES, Éditions Lurlure, 2017.
  • DE L’ÉPOPÉE ET DU ROMAN, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

Prose

  • LA FOSSE COMMUNE, Le corridor bleu, 2016.
  • LE JAPON IMAGINAIRE, Le corridor bleu, 2014.
  • L’EMPEREUR HON-SEKI, Le corridor bleu, 2012.
  • CE MONDE EN TRAIN, La part commune, 2009.
  • L’ARMÉE DES CHENILLES, Gallimard, 2007.

Traductions

  • KOJIKI, Le corridor bleu, 2011.
  • Shijing, Le corridor bleu, 2019

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