Née dans le Vaucluse d’un père paysan lui communiquant le respect de la terre et d’une mère la sensibilisant à la poésie, Ile Eniger est l’épouse de l’artiste-peintre Emile BELLET. Professeur de français et de philosophie, elle quitte rapidement l’enseignement pour se consacrer à sa passion, l’écriture. Poète, romancière, elle écrit dans la rigueur et l’exigence, plus haut que les tiédeurs et les habitudes.
Outre ses recueils, elle publie en revues, prise lectures en médiathèques et donne des conférences. Elle anime des ateliers d’écriture et participe à des spectacles poétiques avec la troupe « Les Pohémiens ».
Extrait de : Le raisin des ours – Éditions Chemins de Plume
Je te pense et c’est beau comme un lopin de terre un soir de labours. Beau comme une voix venue de loin qui ne s’est jamais perdue. Comme un printemps qui rebondit de saison en saison. Je te pense et c’est bon comme le pain et l’eau sur la table. Un jour d’été où le vin a chanté à la gargoulette dans les rangées de vignes. Une confiance ne quitte pas. C’est un bouquet de cerisier blanc et son idée de fruits rouges. Une certitude qui n’a pas besoin de doutes. C’est une maison solide, claire, qui sent le bois de lavande et l’âme de l’air. Un ailleurs revisité en sa juste projection. Je te pense, et la joie redistribue une pleine ration d’éternité.
Extrait de : Une ortie blanche – Éditions Le Libre Feuille
Elle a quitté la ville. Va à l’écriture comme d’autres au bois au charbon, ou au rien. De cailloux en herbes, de noyaux en cerises, l’arbre est son crayon, la terre son cahier. Et les mots quand ils veulent. L’unique est sa marche. De jour, on la connaît à son silence, l’éloquence de ses yeux. De nuit, à sa pensée taillée de près. Ses sandales sont usées. Son rêve est dans sa poche. Elle le touche, souvent. Boussole. Ses mains retiennent l’eau, on peut y boire. L’ourlet de sa robe ne se déchire plus, elle l’a coupé. On voit ses jambes nues. C’est une fille loin des foules.
Extrait de : Poivre bleu – Éditions Chemins de Plume
L’invitation à se défaire sera sans prise. Je n’ai pas le temps d’être civilisée. Gratter les laideurs est inutile. Je fabrique des ailes à franchir l’épaisseur. Je laisse l’entrepôt des vieilles figures, les propos comptables, les coffres-forts tueurs. Je fouille déchets et reliques, remonte au flair vers la première odeur, première main ouverte. J’écris de l’ordinaire. Crissement de papier. Plaisir de crayon. Drôle de jour sans question où les moineaux mangent les derniers raisins. J’écris sans bouteille à la mer, sans chandelle, sans crainte, sans persiflage sur tel ou tel état du monde. J’écris du minéral, des mules qui broutent, de l’austère chemise des heures. J’écris cela, la force du vivant. Le passant absent a sa place, comme la lumière, changeante. J’écris cet amour dans l’urgence tant sa lenteur étonne.
Extrait de : Du feu dans les herbes – Éditions Chemins de Plume
La gerbe étroite de décembre explose ses petits jours. La bise mord, fige la rue et la chanson. Il fait ce blanc et noir d’attente en réclusion, cette gerçure où s’enfonce l’oubli. Plus aucun sang ne germe. Des gestes se rassemblent autour de la douleur. Des mains dans les poubelles ont perdu leurs anneaux. Quelque musique rare explore le silence. Un brasero lointain déconcerte la nuit, les pauvres de Noël désossent leur misère. Brutale, la mer prie en une plainte hostile. L’hiver a dévoré les cendres de sa neige. Sur les heures qui fuient ne reste des visages que la hâte des pas qui a baissé les yeux.
Extrait de : Un violon sur la mer – Éditions Chemins de Plume
Toujours le sens de l’épine et de l’épure. La croisée des mondes, sa lumière sur les vignes. L’étrange voix d’air par la bouche des feuilles. La traverse des nuits empruntée chaque soir. La neige gantée qui recoud les terres. Le ruisseau d’impatience en ses chaussures d’eau. La petite robe rouge dans la vigueur du jour. L’homme qui rentre par le chemin du soir. L’odeur chauffée des sueurs. Ces choses maintes fois dites, faites. La vie dans ce méli-mélo, qui va sans instructions. Est-ce là le battement sidéral du panier quotidien ? L’ange a un rire d’alouette quand il ne répond pas.
Extrait de : Terres de vendanges – Éditions Chemins de Plume
L’herbe rougit sous la bouche du givre. Le baiser est mortel. Il apprête à jaunir. Le gel reluit l’enclos et les grillages. Le ciel glisse très bas sa cisaille coupante. L’hiver mord la fleur au revers du jardin. Rassemblé en crachin, un grésil tombe. Veines translucides. Cassante, racornie, la terre déjà froide est un ventre violet. En sa putréfaction s’exerce la semence. Dans l’austère matrice, rien ne sera perdu. La jachère fait sol comme le bois sa sève. Le ciel serre la sangle aux étés dépensiers. Les bras noircis des vignes signent le soir plus tôt. Un chiffon de broussailles efface l’églantine. Les pulpes, les odeurs, ont fini par se taire. L’ortie éteint ses feux. Le jour s’affaisse. C’est la décrue. Le vide dans le plein. Le silence patient. Puis ce sera le soc, son croc de taille lente. Et l’eau, dans le gosier des graines. Ce sera les remous. Et la première fleur refera l’amandier.
Extrait de : Un coquelicot dans le poulailler – Éditions Collodion
Le froid bâille sa buée de lessive et de poêle. Joues translucides, traces mouillées, le givre maille les herbes. Tapis serré. Le gel pèse aux épaules des arbres. La fontaine perd sa voix, à son filet trinquent quelques oiseaux. Le ciel se couche les yeux rouges et le vent s’enhardit. La terre s’emmitoufle. Toute saison est un repas de fauve, chaque miette nourrit. Des forges mystérieuses travaillent inlassablement, le lampion de leurs traces éclaire notre dos. Rien ne vieillit jamais. L’hiver en est la preuve qui de ses doigts raidis, borde des lits de noces.
Extraits de : Solaire – Éditions Chemins de Plume
Orage sec, on entend l’été armer ses fusils. Les cuivres du soleil martèlent les heures jusqu’au blanc des façades. C’est encore le temps des cerises dans les mémoires printanières que déjà, gorge dure tendue, la terre craquelle sous la charge de juillet. Un plomb incandescent dessèche ses crevasses. Chaque tonnerre sans eau plisse davantage les sols. Haletantes, des bouches de soif vident les sources. Les portes des granges sont ouvertes, les bêtes en alpages, les mouches abandonnées dans l’air poussiéreux. Aux remblais faméliques, s’affaisse le jaune étique des herbes altérées. Les cigales psalmodient au brasier de midi et dans le mûr des blés quelques coquelicots exaltent la récolte. Ici, ailleurs, partout, la vie respire à petits coups, pendue au clou brûlant de la forge estivale.
*
Terre de septembre, ma Mère, comme toi je suis des derniers fruits et des guérets sanguins. Comme toi, je protège la parole donnée et la graine à venir. Au soir de lune orange sur le portant de vignes, au portail de l’ultime saison, je sais les mots de feu et les pas qui inventent la route. Des sols charnus jusques aux cimes, j’accueille tes éléments, ta généreuse constance. Dans la coupe des mains, je bois à ton exactitude. Des crinières d’arbres aux persévérances d’herbes, je chevauche tes traces avec les plumes d’ange et les abeilles en miel. Je ne céderai rien aux dormances d’hiver, je les traverserai, riche de tes promesses. Et c’est debout, en lumière montante, que je l’écris à l’encre rouge au mordant d’un ciel qui s’embrase, solaire, je suis légitime d’aimance.
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
Éditions Corporandy :Empreintes,
Éditions Cosmophonies : La parole gelée, Les terres rouges, Une pile de livres sous un réverbère, Du feu dans les herbes, Celle qui passe,Éditions Chemins de Plume : Du côté de l’envers - Dessins Emile Bellet
Il n’y aura pas d’hiver sans tango, mon amour
Le bleu des ronces
Bleu miel
Terres de vendanges
Et ce fut le jardin - Photos Dominique Cuneo
Poivre bleu
Un violon sur la mer
Boomerang
Le raisin des ours
La maison dans les airs
Le monastère de l’instant
Le chemin encore
Hors saison
Solaire
Les mains frêles
Les oiseaux ont de larges ailes (récit)
Quelques réflexions autour de mon écriture poétique
Contrairement à une croyance qui rendrait la poésie dépendante de nos regards pour exister, je crois qu’elle n’a besoin de personne pour être. Sa permanence, en amont et aval de toute chose, dépasse ce que l’on peut en penser ou en dire. Préexistante à la pensée et à l’acte, la poésie est un état, une source illimitée dans laquelle chacun peut puiser.
Écrire « joli » me semble un leurre pour s’attirer la faveur du lecteur, et se servir de ce trompe-l’œil pour plaire est une trahison de soi et de l’art poétique. Aucune manigance ne devrait entacher la création.
La poésie m’est source, non moyen, elle est, et je n’en suis que le rapporteur à travers un regard.
Il y a autant de facettes que d’auteurs et plusieurs facettes par auteur, dans cette multitude, l’ouvrage poétique devrait consister à mêler absolu et matière sans subterfuge ni artefacts.Écrire m’est un parcours solitaire engageant humilité, personnalité et travail. La poésie est native, le poète n’en est que l’outil qui donne à voir. Funambule, je choisis ma hauteur, ma traversée, mon risque.
C’est ainsi qu’à partir de l’omniprésence du concept poétique, mes textes animent un kaléidoscope infini appréhendé par mon individualité pour rendre compte de quelque chose qui lui préexiste. Quand je regarde une fleur d’amandier sous la neige, je sais que la poésie existe sans mots, mon regard et mon émotion en captent l’absolu bien avant ma réflexion et ma mise en texte.
René Char disait : « L’impossible nous ne l’atteignons pas, il nous sert de lanterne », si je remplace « impossible » par « poésie » (La poésie nous ne l’atteignons pas, elle nous sert de lanterne), la phrase illustre le sens de mon parcours poétique.
Ma démarche engage donc émotion, travail et rigueur, pour une œuvre que je souhaite au service de la poésie et non le contraire.
Je crois qu’un texte est fini quand il atteint le maximum de ce que je suis capable de lui demander et de lui donner.
Ce n’est pas la perfection, puisqu’elle n’existe pas, mais c’est ma perfection du moment, le point culminant possible du texte et de son auteur. « La perfection n’existe pas, seul le chemin vers elle, existe », ai-je écrit dans un de mes recueils.
Et puis, le trait de génie n’étant jamais qu’accident et fulgurance (c’est d’ailleurs pour cela qu’on l’appelle « trait »), la globalité du parcours d’écriture me paraît ne pouvoir faire l’économie du mélange inspiration/travail duquel va naître la « patte d’écriture » qui, elle, se doit de chercher sans cesse le meilleur d’elle-même.Je crois que l’écriture, comme tout art, devrait échapper aux jeux et enjeux des constructions mentales et intellectuelles. La poésie n’a besoin d’aucun embellissement car la lumière n’a pas besoin d’être illuminée ; mais on peut la révéler au moyen d’une identité. L’écriture est un vortex.
J’aime à penser que créer est une respiration à portée visionnaire se nourrissant d’une source infinie et élargissant l’incarnation de son auteur et celle de son lecteur.
Dans le collectif où il évolue, le poète est unique, c’est cette unicité qui doit ouvrir fenêtres sur.
Colette, dont j’admire l’écriture, disait : « Il faut avec les mots de tout le monde, écrire comme personne ».***
Mes auteurs préférés : Jean Giono, Albert Camus, René Char, René Guy Cadou, Maria Borrély, Jean Proal, Colette…
Contemporains : Christian Bobin, Philippe Jaccottet, Joël Vernet, Françoise Lefèvre, Erri de Luca…
Je ne peux être exhaustive, nombre d’auteurs me touchent.Ile Eniger
Page réalisée avec la complicité de Florence Saint-Roch