Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Sylvie-E. Saliceti

samedi 20 octobre 2018, par Roselyne Sibille

Extrait de Et quand tu écriras, Éditions de La Porte, 2015

(…) ce sera le matin appuyé sur la nuit
le temps sera blessé
il marchera en soutenant la hanche
de la terre
la présence immédiate sera une voix
coupante Ton timbre
de roche ruisselant Cette île
dans le corps
falaise des Sanguinaires – ce sera toi
quand ta poitrine sera remplie
de cascades sans âge
de vestiges solaires – un rite s’offre ici -
une sorcellerie de ruines splendides
alors danse pieds nus dans les pailles
avec les brochets vifs Que ton âme nage
sur le corps de la lumière
aux parois de grès
et de destin (…)

Extrait de Celui qui brûlera le livre des chansons, in anthologie Il n’y a pas de meilleur ami qu’un livre, Éditions Voix d’Encre, 2015

Je pense à ces bouquinistes du Portico della Morte. Je pense à l’art de raconter dans les veillées, à ce qui reste des stances des montagnes dans la voix des émigrants. Je pense à notre besoin de récit. Le pas aujourd’hui semble plus lointain, comme ces bergers insulaires se répondant d’un versant à l’autre de la vallée. Chjama è rispondi ― leur dialogue recoud l’étoffe déchirée de la nuit. Les conteurs marchent à l’amble de l’intime souffle, aussi tiède que le vent. C’est le rythme des hommes. C’est le livre des croix qui montent les collines. Peu de musique l’accompagne, quelques mots rares. On précède le murmure de l’eau sur le rocher. Dans ces paysages constellés de la mer. Partout, dans chaque pierre. Dans chaque manuscrit. Depuis les terres de l’enfance, et où que l’on regarde, il manque qui sait quoi ? Il manque la chanson de l’homme qui était « là dès le commencement », et qui est encore là, et restera là « jusqu’à la fin du monde » , car rien ne finit absolument avec sa dernière douleur.
On suit la joie d’après.
Après l’autodafé ― dont la chanson noire scintille de milliers d’étincelles ― on en est toujours là : à chercher l’homme qui chante ici.

Comment croire, comment croire, au pas pesant des soldats
Quand j’entends la chanson noire de Don Pablo Neruda ?
Nous parlons le même langage et le même chant nous lie
Une cage est une cage

(Complainte de Pablo Neruda - Aragon)

Puisqu’il est l’initial. Puisque nous le retrouverons dans le plus long sommeil. Chacune de ses sonorités se fait et se défait, se tisse ― telle une rivière d’étoffe ― par les fils tendus d’un point du ciel vers le chaos. D’étoile à étoile, les cordes ou les phrases joignent la haute solitude du désir à l’épaisseur du réel.

Puisqu’il est ce qu’il est sur la page ― celui qui relie ― ce passeur qui comprend, entend, divulgue sans même lire : puisqu’il est le chant dans le livre.

Celui-ci même qui traverse les eaux obscures sur sa barque de papier, questionné par les mystères propres à un homme : quelle est sa raison d’être et la condition de sa naissance ? Qui dira la nature de son travail ? D’où lui vient son énergie ? Comment œuvre-t-il pour s’unir au vrai monde ? Et cette captation particulière qui fait qu’il ne meurt pas après sa fin ?

Extraits de La voix de l’eau, Éditions de l’Aire, Collection métaphores, Vevey, 2017

La vague se retire dans un écho repoussé : celle que je suis s’éloigne vers l’eau indicible.

C’est le sommeil éveillé de la conscience qui cherche à ouvrir les yeux. J’arpente afin de trouver la forme de la voix, tout est très doux, comme ce garçon d’Appelfeld qui voulait dormir.

Le rythme sourd dans le geste souple, précis d’une discipline.

Je nage en pensée vers le Levant du corps.
Gouttes de soleil entre les lèvres muettes : la sensualité est-elle l’Orient du récit de soi ?

Tant d’infimes silences ont bâti le corps.

*

Je monte sur le rocher, me hisse et plonge.
Nager, c’est la chute et le relèvement.
Plonger, c’est affronter l’épreuve de la confiance absolue : se jeter tête première.

C’est un vol piqué d’épervier ― dans l’argile bleue : une masse entre dans l’eau ; laissant sa marque dans le silence du métal brûlant.

L’eau s’ouvre.

L’espace se déchire. La déchirure est inéluctable.
Elle sombre.

Les étoiles de couleur remontent à la surface.

***

DANS LA MER ET LE CORPS

Dans la mer et le corps, il y a l’eau, le minéral, le fer. Les muscles durs de la fatigue, du charbon et de l’or. Quelques fièvres, des froidures, des volcans. Il y a du temps juste pour le plaisir, du temps à perdre et à mourir, le dur désir de durer et les horloges internes, les heures de feu, les instants de glace prête à rompre.

À l’intérieur du corps tremblent les formes du cri de la soie, à l’endroit où la soif nous dénude, et laisse pour seul vêtement la peau des feuilles de mûrier blanc.

Sciences de la mer, dites-moi les mers courtes et longues, les cyclones, les grands frais de mers froides, répondez-moi : est-ce que la mort est une lueur bleue ? Est-ce qu’elle blanchit comme nos cheveux ?

Le corps secoué, tendu à l’endroit de ses masques, s’écartèle entre rythmes contraires, énergies premières et magie du double.

L’appui, l’élan, le point d’appel : tout se réduit à un geste unique.

Est-ce ici l’origine de la nage, de la danse, des éclats de lecture ?

Ici le brandon ? Ici où la première voix brûle ?

Extrait de Couteau de lumière, Éditions Rougerie, 2016 (Préface de Marc Dugardin)

Ces fresques sur les murs, ce sont les chants Affreschi. Écrire est une nage ancienne. Peinture murale, enduit frais dont la geste mélange la chaux éteinte et le sable de rivière. Le chant Affreschi, c’est le chaos rassemblé de l’eau, de la montagne et du feu. Du bout des doigts caressant la source, le peintre lie — à même la peau d’une femme — la boue écaillée de plis. C’est l’énergie de l’écho. C’est une prière dans un désordre de monarque. Cette fresque sur les murs a l’âge des filles aînées du monde. C’est un peu le début et la fin du souffle. Il y a des mots charriés de torrents phréatiques — d’un bleu dévasté.

Elle perd son eau puis s’en va dans son nu — vacillante — l’écriture humide.

  

Extraits de Je compte les écorces de mes mots, Éditions Rougerie, 2013

Deux silences pour un siècle

Sur le chemin pour
l’aurore et le siècle on
croise ces jolis noms : Birkenau Lissinitchi
la Kolyma - est-ce le nom
d’une berceuse ? Le lieu-dit
de la rivière ?

tout plutôt que le silence alors

Chalamov plante la croix de Mandelstam Il empoigne
le cercueil Le porte à
son épaule et
pose le bard de bois de part en part des
colonnes
de
livres

***

Les clochettes de la fleur
ne tintent plus -
la forêt écoute les morts

***

Je sais que le soleil tourne autour de la forêt
que la parole est nue
Je sais que la mort
brûle
Ni croix ni étoile sur le front des abeilles
Je sais les pieds déchaussés rythmant le sol
tendu en peau de scalp
et le totem des loups
et le feu des ancêtres dans le camp
immobile
Je sens la force
primitive des parfums boisés
Je sais qu’avant le rituel quand
le souffle s’éteint
les fumées se relèvent
pour se laver les mains
Qu’il faut un pas de danse en cercle
autour
de l’arbre Je connais
les us de la lumière
Je sais que Dieu n’existe pas La cérémonie
des vivants sous
la terre Le bras
enterré de l’hommage
passe à travers la croûte de
boue pour attraper
quoi ? Des cerises juteuses
comme des nuages au-dessus
du linceul de ciel
Je sais la coutume
des morts Je sais que
Dieu existe
Sous les paupières Dans le poing du charnier
les pierres de Lissinitchi sacrent
la lune sauvage
à la frontière de la chair Laissez
les corps du chagrin
et de la grandeur
là où les cailloux
tendent leurs lèvres
sous l’eau de pluie Le rythme
des gouttes vient
peu à peu J’attends
Que le vent couronne
le brasier au-dessous des branchages
Là où tournesols dans
leurs fleurs Là
où légendes et marchands
de Lublin
là où vieille langue dans
son chemin de ronde

Dieu a dû choisir entre
la bonté et la puissance
Je crois
que le soleil tourne autour
de la forêt
Là-bas le soleil roule sur
un chariot sans bouquet
où s’entassent les peaux
en parchemins
Les roues de la carriole tracent leurs
encres sur la neige
Deux lignes aussi droites que
les flèches du chamane
Je sais le rituel de la parole
le rituel de l’étoile
le rituel de l’écorce
trois tours de ciel

à Lissinitchi

Extrait de Le nègre parle de l’or (Naissance du blues) en cours de publication dans l’anthologie Apparaître (revue Terre à ciel)

And I say Hello Satan
I believe it’s time to go
Me and the Devil
Walking side by side

Robert Johnson

Le nègre parle de liberté comme l’assoiffé parle de l’eau, mû par quel mirage ?
Il cherche le fleuve d’or, là où scintille la boue sous le couchant.

La condition d’esclave colle-t-elle à la semelle des chaussures comme la poussière ? Une ou deux générations après, la mémoire conserve-t-elle les stigmates des entraves ? Le fils a-t-il arraché, un siècle après, le sarment de la servitude des pères ? Ou bien la terre intérieure de la lignée est-elle envahie de vigne amère ?
Et d’ailleurs, à quelle terre d’origine prétendre, afin d’y revenir ?

Dans l’infini de ses questions, il se transporte là-bas près des chasseurs des monts de Tsodilo peignant des peintures monumentales à flanc de falaise, les ornant d’animaux sauvages dans le vent du désert du Kalahari, là où jadis coulait le fleuve.

Il s’imagine marcher jusqu’à la case, dans un périlleux voyage du retour, nourri d’insectes et de noix du mongongo, abreuvé au trou d’eau du mont Female où vit le python messager du royaume des esprits.

Chanter le blues accomplit le sortilège qui délivre.
Tous ces rêves, il les chante pour son père.


NOTICE BIOBIBLIOGRAPHIQUE

Docteur en littérature et civilisation françaises.
Publie d’abord en revue. Puis la publication d’un premier recueil de poésie en 2007 — en guise de premier prix, et celle d’un roman sont l’occasion d’un autre choix : celui de se consacrer plus avant à l’écriture à partir de 2009.
Prix Amphoux de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts de Marseille 2009.
Grand Prix de Poésie de l’Association Internationale des Belles Lettres 2007.
Sélection finale Grand Prix de l’Académie Mallarmé 2016.

Publications en volumes

La voix de l’eau, Éditions de l’Aire, Suisse, 2017.
Couteau de lumière, Éditions Rougerie, Préface de Marc Dugardin, 2016.
Et quand tu écriras, Éditions La Porte, 2015.
Je compte les écorces de mes mots, Éditions Rougerie, postface de Bruno Doucey, 2013 (Une dizaine de notes de lecture ont été écrites à propos de cet ouvrage, notamment celles de Jean-Michel Maulpoix, Sabine Huynh, Lucien Noullez, Nicolas Rouzet, Pierre Kobel, Lucien Wasselin …)
Sumer, éditions Florent Massot, 2009.

Anthologies et collectifs

Il n’y a pas de meilleur ami qu’un livre, Éditions Voix d’Encre, 2015.
L’insurrection poétique, Éditions Bruno Doucey, 2015.
Les Rocailles, une architecture oubliée (Collectif), Marsiho rocaille, Éditions Millénaires, 2014.
La poésie et les arts, Éditions Bruno Doucey, 2014.
Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines, Éditions Voix d’encre, 2012.

Publications en revue papier

• Revue La moitié du fourbi, N°5, Noir et ce n’est pas la nuit, Mars 2017.
• Revue Les Archers, extraits « La voix de l’eau », janvier 2016.
• Revue Souffles, Corail, 2ème trimestre 2015.
• Revue Coup de soleil, 2014.
Diptyque, revue littéraire et artistique, Printemps 2014, Entre-deux.
Thauma, Revue de poésie et de philosophie fondée par Isabelle Raviolo, 2013, N°9, L’air
Diptyque, revue littéraire et artistique, hiver 2010-2011, Versant 2 : Lumières intérieures, Chronique de lecture sur les Carnets de marche d’Angèle Paoli
Phoenix, cahiers littéraires internationaux, n° 3, « Partage des voix », juillet 2011, pp. 66-67
Association Internationale des Lettres, Revue Semestrielle, N°1 & 2, 2009, pp. 57-67
Autre Sud, Espace Méditerranéen, Albert Camus, Cahiers trimestriels, n° 44, mars 2009, p 59
Revue des Arts et Lettres, N° 200, Décembre 2006, p 8
Porte des Poètes, poèmes, Septembre & Décembre 2006

Publications Revue Internet

Présence dans diverses revues (recensions, extraits…) : La pierre et le sel, Recours au poème, Texture, Terres de femmes, Aquarium vert, Terre à ciel, La Cause littéraire

Site personnel : atelier numérique [http://gouttedeau.blog.lemonde.fr/]


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