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Régis Lefort

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Né à Bayonne le 5 juillet 1962, Régis Lefort passe son adolescence à côté d’Agen dans le Lot-et-Garonne. En 1980, il est reçu au concours d’instituteur, à Pau, où il enseigne jusqu’en 2000. En 1994, il commence à suivre des études de Lettres à l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Il obtient le CAPES en 1998 et l’Agrégation en 1999. Suivront une thèse sous la direction de Christine Van Rogger Andreucci, publiée en 2007 aux éditions Honoré Champion sous le titre L’originel dans l’œuvre d’Henry Bauchau et une Habilitation à diriger les recherches sous la direction de Béatrice Bonhomme, publiée aux éditions Classiques Garnier en 2014 sous le titre Étude sur la poésie contemporaine. Des affleurements du réel à une philosophie du vivre. En 2008, il obtient un poste de maître de conférences à Marseille où il vit désormais. En 2019, il publie Bernard Vargaftig, Esthétique du renversement, aux éditions Brill/Rodopi.

Il a fallu très longtemps avant qu’il propose quelques poèmes à la publication. Pendant les années 2001-2012, il a entretenu une correspondance avec l’écrivain Henry Bauchau et ils ont échangé parfois sur l’acte de création. Les premiers poèmes ont été publiés dans la revue Arpa puis, grâce à Antoine Emaz et à ses encouragements, dans la revue N4728. Plus tard, la revue Secousse publie « Mother » dans son huitième numéro. Le premier recueil est publié par Béatrice Bonhomme dans la collection Poèm(e) des éditions Nu(e) sous le titre Des matins fous d’étendue de désert et de mer. Puis ce sont les éditions de Vallongues qui publient le second recueil intitulé Onze. À partir de 2012, les éditions Tarabuste publient d’abord un ensemble de 55 poèmes, Chant contre, dans le numéro de Triages, puis suivront Louve (2016), D’une (2019), Détroit (2021) et Où bascule (2023). La rencontre de Dominique Sierra donne naissance à deux livres aux éditions de La tête à l’envers : Il, et sa nuit et Elle suivait le vent. Ces deux derniers livres, qui forment un diptyque, ont été réécrits pour les besoins d’un spectacle musical composé par Pierre-Adrien Charpy – sur la scène : Raphaële Kennedy (soprano) et Valérie Dulac (Violoncelliste).

Extrait de Des matins fous d’étendue de désert et de mer (2011)

à peine le vent roulait sur son visage
la vitesse pliait son cœur aux soubresauts
dans sa main un peu de bonheur retenu
sa voix soufflait des pierres des pépites
que personne personne jamais ne comprendrait
le soleil livrait sa puissance à la chevelure brune

Extrait de Onze (2012)

090105

Paysage qu’ombre ta chevelure. Là, tu te tiens. Dans la hampe du jour. Dans le domaine incertain. Dans le glacis des rivières. Là. Dans le cercle. Dans la vérité. Dans l’ensauvagement.
Jambes et courbes et enlacements et toi. Un manteau de nos corps. Ventres en une même peau. Ta respiration. Nos souffles. Retenus. Serrement du plus fort.
Croisées. Nos doigts. Phalanges affamées. Paume contre paume. Un signe dans l’avalanche. Enfouissement des yeux. Sable dans lequel, peu à peu, le sommeil nous révèle.
Ainsi. Maintenant. Encore. Ton ventre sous ma main. Ton corps arrière soulevé. Tes jambes. Mes jambes. Enroulée l’aine sous le creux. Ma lèvre. Ton cou. Et le souffle. Presque.
Noués. Inversés. Sel et aube. Ma nuit. Ta nuit. Mante de qui le corps. Quelque chose en nous se penche. Vertige. Oubli. Chaîne dans les ormes du toit.

Extrait de Louve (2016)

nous cheminions depuis
le matin en silence

les arbres serraient l’horizon
et les bruyères formaient

une ligne nous précédant
comme un pressentiment

tantôt claires tantôt obscures
nos pensées suivaient l’ornière

chevauchaient l’étendue
tigrée sous les arbres

revenaient au chemin
aux aiguilles de pins

cachant brunes et vertes
d’anciennes traces de pas

*

la vie ne s’écoulait plus alors
sous les anneaux de fer

des plateaux désertiques
extraordinairement

sous de minuscules
trombes de poussière

donnaient la hauteur du vertige
et la roche soudain

échouait sur l’impossible
avancée du temps

au loin une ville
s’endormait une louve

que la respiration
animait du rêve animal

*

nous laissions derrière nous
une armée coupée de têtes

qui n’avaient pas résisté
à la sauvagerie des hordes

un précipice s’ouvrait devant
notre lente progression

lorsque nous arrivâmes
où la roche dessine la chute

nous levâmes des yeux abrupts
où les corps s’affaissaient

la nuit encourageait le soleil
à la rigueur de la lumière

soudain fut là et enveloppant
ce qui nous restait de courage

Extrait de D’une (2019)

I

quelque long
qu’il fût
l’été s’annonçait
dans son attente
la mer était la mer
tendue vers l’apaisement
et paraissait posée là
comme l’espace sans fin
de ce que le souffle
frêle de nos carcasses
anime avec régularité
tandis que le regard
cherche une langue
[…]
il y avait là des dunes
et une enfance que l’âge
cherchait en visière
et que le regard
tendait vers sa ligne
d’horizon une écriture
non encore révélée
une sorte d’écrasement
de l’épaisseur des lettres
dans un semblant de trait
noir qui séparait le réel
de l’imagination et cercle
entourait l’été qui ne venait
qu’à coups de pics de fourches
de chaleur aussitôt disparus
le feuillage avait jauni dès juin
apeuré et atmosphérique
une observation sévère
ne parvenait pas à déceler
la moindre maladie
pourtant un empêchement
s’était emparé du corps
tuant chaque cellule de volonté
ou tentant l’éradication
là où la résistance tenait
et ne comptait pas lâcher
le plus petit centimètre de territoire
le plus petit ajustement de clarté
la plus sauvage envahissante
rouge et désirante irradiation
il fallait bien compter sur quelque chose
alors assis sur la hauteur de la dune
conversant avec les elfes
et soumis à la lumière je sus
que l’avenir désormais allait
torturer l’été sans que rien jamais
ne puisse agir à rebours
le corps était là qui devait
parcourir l’orbite
et de sa révolution intérieure
changer l’ordre des cellules
[…]
il ne fallut que peu de temps
pour que je sente à mes pieds
la douceur de la vase et sa fraîcheur
de mort alors je sus
non que la fin était proche
mais qu’elle serait et serrait
avec la multitude de grains ocres
qui maintenant entraient dans mes oreilles
le son au plus près de mon front
la coulée était lente
et tout paraissait irrésistible
de profondeur un vortex
aurait-on dit mais la lenteur
ne pouvait assimiler le mouvement
envasant à son phénomène
je dus réunir en moi tout
ce qu’il m’était possible
de réunir de rassembler
une sorte de courage ou de peur
c’était du pareil au même
car le courage est une peur
que l’homme transcende
quand il n’a plus le choix
j’avais toujours fait face
mais au moment où le vers
arrivait à la fin de la page
la vase était déjà entrée
dans mes narines et tapissait
l’intérieur de la respiration
d’une glaise biblique
on ne pouvait déceler à présent
qu’une ellipse liquide
où je m’enfonçais

Extrait de Il, et sa nuit (2020)

Il chercha longtemps la voie d’eau sans l’idée de la parcourir. Ce qu’il cherchait au juste, il ne le savait pas. Mais sa conviction allait vers l’iode et s’y rassemblait en un mouvement d’en-allée, en une façon simple de parcourir, en un sentiment abrupt et exact de devancer. Il marchait le long de la mousse des vagues. Ce n’était pas de l’écume. Cela aussi, il le savait. Et à tordre ses mollets, l’avenir s’affirmait comme la rouille des vents, rose sur son front. Il marchait. Il ne s’arrêtait que pour fixer le sable sans savoir pourquoi ou pour fouiller l’horizon de sa ligne qui séparait moins le paysage qu’elle ne séparait son cœur. Parfois, la fraîcheur lui venait de l’intérieur des joues et descendait vers la mer. Il était nu et courrouçait sans complément. Son ventre était son règne. Sa voix le tenait attaché à ce qui n’avait pas de voix. La conque n’est musicale qu’à souffrir l’ablation, se dit-il sans comprendre. Mais il parcourait, là était l’essentiel. Sa destination unitaire rougissait le soir. Il était nu de sa recherche. Il traversait le jour. Il traverserait un jour. Il traverserait. L’eau, le temps et les vagues extrêmes. L’archange lui tenait lieu de main.

Extrait de Détroit (2021)

Des genêts heurtent les jambes. C’est la lande et son chemin. On avance. Ça craque de bois sous le pied. La mer au loin. On l’entend qui ricoche, déroule sa vague, ouvre ses bras et revient à l’assaut. Cercles d’écume depuis le centre de la marche. Cercles dans la tête. On enroule de la pensée. Le vent soulève du sable. Des nuages cognent à la dune. Le corps glisse, délaisse. Magnifique de ce qui vit en lui. Vivant. À l’intérieur de lui. Mais inquiet. De la chair, des mains d’acier et la zone noire de l’équilibre. Face au néant. On est tremblé dans le regard. On lutte. Pur vertige debout. Seul.

*

Du sable sous les ongles à pelleter l’espoir. On cligne des yeux. On regarde devant soi qui décline. C’est face contre soleil couchant. Mourant. On résiste avec le cœur atteint. On n’a plus de joie à partager. La mer remonte. On remonte avec elle. On s’assoit plus loin, plus libre, plus bref à penser les choses. Les mots sont écarlates du jour qui s’éteint. Devant l’ampleur, on sent la vague dans son corps. On sent la vie. La vie qui part, qui vient, qui mange la mémoire. C’est par le fond que tout recommence. Le temps fait sa roue dans les poches des yeux. Un sourire n’a plus le cœur. Mais est là. Seul.

*

Des traits blancs qu’étirent jusqu’à la pâleur des liserés parme orangé. Une presque dissolution, désintégration, absence déjà. Le corps parallèle plaqué contre la terre, en multitude. Des nuages tombent. Dernière poussière. Dernier sentiment. On se sent rien aussi. On a fait tempête. Rien ne s’en va que l’inutile aux joues. Rien que l’inutile. Entre le ciel et le sable, entre l’absence et le rouge, la honte de vivre. On rassemble ses pieds. On rassemble son corps. Face à l’incompressible, on fait la nuit dedans. Il est tard. De guerre lasse. On s’unit. Seul.

Extrait de Elle suivait le vent (2022)

Elle avait détaché sa natte pour cacher son destrier et la blessure qui parcourait son dos et son poumon. Elle était nue sous sa chevelure et tenait son buste droit. Ses yeux ensauvagés étaient de la couleur baie de sa robe. Elle était immobile et belle. Peut-être morte enluminée. Elle regardait l’horizon sans savoir quelle possible ligne pût ainsi exister. Le vent soufflait mais ne parvenait pas à l’atteindre. Il n’y avait qu’elle et la plaine à perte de vue. Un espace comme un aboiement. Il pleuvait un peu. On aurait dit le ciel sans racine. Malgré le crachin, le cheval ne bougeait pas. À son flanc, un signe d’eau. Elle avait posé sa main sur l’encolure. Il obéissait à la variation de la chaleur. Le frémissement des naseaux venait de plus loin que la fierté nouée dans son cœur. Il venait de la contrée archaïque. Bientôt un hennissement monterait le corps nu de l’infante enfantée par la mer et tout s’oublierait.

Extrait de Où bascule (2023)

1

Cela eut lieu. Dans le temps de l’infime. Quelque chose surgi se rétracte. Une lame. Une pointe. Un crève-l’œil. Un cœur se défait. Un corps se vide. Dans l’instant. Chute depuis la ligne de crête. La tête fait des cercles d’ondes concentriques. On ne sait pas très bien ce qui s’en échappe ou assaille. On sait seulement qu’une ondulation soudaine du temps fait onduler de même l’équilibre. Je suis près de tomber. J’ai les poches des yeux tombés. Comme infime le temps, infime le poison distillé dans le sang, dans la lymphe, et jusque dans le bras et la main de l’écriture. Il n’y a plus de mot. Il n’y a qu’un mouvement incessant. Le mouvement incessant et stagnant qui frappe fort à mes tempes. Le regard est perdu, s’est perdu. L’œil n’est plus qu’une orbite creuse à verrière. Une caverne du souvenir. En basculant, il s’est résigné-réfugié dans sa marée d’images. Dans son orbitale contrée. Dans l’os sec de la vision. Et tout est déjà basculé, bousculé. Tout est sans circonstance. Tout dans la vanité d’être. Tout cogne à rompre la carcasse fragile. Une violence. Une tempête. Un ouragan. Une immersion dans l’immédiat. Respiration éteinte. Voies aériennes bouchées. Dans l’instant. Dans le court phénomène qui habituellement précède la parole. Un laps. Comme une prescience, le corps a su avant. Seul. Combat déjà. On le sent à l’écoulement inhabituel. À l’intérieur. Lent et envahissant. Comme la vague vient infiltrer les remparts de sable du château de l’enfance. On regarde. On sait que c’est irréversible. Que plus rien ne sera jamais pareil. Mais on laisse faire. Car il n’y a rien à faire. Que se laisser envahir, qu’à mourir à l’instant. L’emprise est forte et le cadenas lourd. C’est comme si je n’avais vécu que pour attendre cet instant. Avec crainte et délectation. Et il est enfin là. Et je ne peux rien y faire. Et je savais qu’il viendrait, m’emporterait, submergerait les bords de la lande du moi. J’ai accueilli. Accueilli dans la même sidération immobile d’amour, de mort ou de rupture. C’est dans l’accueil qu’on sent s’éveiller en soi la puissance du vivant.

Extrait de Des arbres (2023)

Le liquidambar, au goût liquide de Carambar, a la feuille étoilée et rougit à l’automne. Il prend ce coloris, de l’ocre au rouge vif, en se parant alors de toutes les nuances du cercle chromatique. Non pas que la raison soit la mort de l’été, pas plus que bue la honte d’entrer dans son automne, car le liquidambar, royal en toute branche, étend sa canopée et impose au soleil. Le grand-père a le goût de ce liquidambar et de l’enfance fière et de son grand secret. Si sa feuille fait penser à celle de l’érable, son cousin ne possède que lointaine ressemblance. L’océan les sépare, et son triangle obscur. Le regard en appelle, par ses fruits regroupés, à sa green origine et aux vastes espaces hantés par le galop. Il en appelle encore où règnent la feuillée et l’amour paternel, la liberté, le vent. Sa résine odorante, toute de luxe bue, est calme et volupté. Aussi évoque-t-elle en parfum le grand-père qui se lève en riant. Liquidambar se vit, et du verbe adolescent, où limpide la source accompagne le chant.

Bibliographie

Poèmes

  • Des matins fous d’étendue de désert et de mer, Nice, Nu(e), 2011.
  • Chant contre, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, Triages, 2012.
  • Onze, Bandol, Vallongues, 2013.
  • Louve, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2016.
  • D’une, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2019.
  • Il, et sa nuit, Crux la Ville, La tête à l’envers, 2020.
  • Détroit, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2021.
  • Elle suivait le vent, Crux la Ville, La tête à l’envers, 2022.
  • Où bascule, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2023.
  • Des arbres, Paris, Gallimard, 2023.
  • Nuit blanche, Crux la Ville, La tête à l’envers, à paraître.
  • Cinq poèmes tirés de Rien ne se ressemble, dans l’ouvrage sous la direction de Béatrice Bonhomme, Danielle Pastor, Françoise Salvan-Renucci et Jean-Pierre Triffaux, Le Vivant Le Mourant, Paris, Hermann, à paraître.

En collaboration avec des artistes :

  • En-feuillement, avec des encres de Stello Bonhomme, trois exemplaires sur papier calque, 2009.
  • « Arbres » (trois poèmes), avec des photographies de Cédric Pupat, Nice, Nu(e), N° 42 de la revue Nu(e), 2017.
  • Il, et sa nuit, livret rédigé à partir de Il, et sa nuit et Elle suivait le vent, pour un spectacle musical composé par Pierre-Adrien Charpy, avec Raphaële Kennedy (soprano) et Valérie Dulac (Violoncelliste), joué à Marseille et Théâtre des Forges royales de Guérigny, près de Nevers, en 2022.

Récits, romans, nouvelles

  • Des tulipes jaunes je ne saurais jamais pourquoi, Aix-en-Provence, Éd. d’À Côté, 2016.
  • Covidément, Vimpère, Éd. La Gaboulhane, 2020.
  • L’envahissement des fourmis (nouvelle), site d-fiction, 2022.
  • Leu (nouvelle), site d-fiction, à paraître.

Études

  • L’originel dans l’œuvre d’Henry Bauchau, Paris, Honoré Champion, 2007.
  • Étude sur la poésie contemporaine, Des affleurements du réel à une philosophie du vivre, Paris, Classiques Garnier, 2014.

Page établie avec la complicité de Françoise Delorme


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