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Jean Tardieu

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

Jean Tardieu (1903-1995) est né à Saint-Germain-de-Joux dans l’Ain. Il fait ses études à Paris avant de devenir rédacteur aux Musées Nationaux, puis chez Hachette jusqu’en 1939. Il fut aussi un homme de radio à la Radiodiffusion française où il dirigea le « Club D’essai », le « Centre d’études », puis « France Musique ». Il est l’auteur fécond d’une œuvre poétique importante et inventive, poèmes et proses, ainsi que de pièces de théâtre et d’écrits sur l’art. À partir de 1949 avec les premières représentations de Qui est là ? à Anvers ou de Un mot pour un autre à Paris, son théâtre ne cessera pas d’être joué en France et dans le monde.
Il a reçu le Grand Prix de L’Académie française en 1972, le grand Prix de la ville de Paris en 1981 et le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres en 1986.

Extraits de l’accent grave et l’accent aigu. poèmes 1976-1983. Collection poésie Gallimard.

Outils posés sur une table

Mes outils d’artisan
sont vieux comme le monde
vous les connaissez.
Je les prends devant vous :
verbes adverbes participes
pronoms substantifs adjectifs.

Ils ont su ils savent toujours
peser sur les choses
sur les volontés
éloigner ou rapprocher
réunir séparer
fondre ce qui est pour qu’en transparence
dans cette épaisseur
soient espérés ou redoutés
ce qui n’est pas, ce qui n’est pas encore,
ce qui est tout, ce qui n’est rien,
ce qui n’est plus.

Je les pose sur la table.
Ils parlent tout seuls je m’en vais.

Sons en S

La Saveur
la Sévérité
le Souffle

Le Séjour
le Secret
la Suie

               Je rejette le Soleil le
               Supplice le Serpent le
               Sarcophage Socrate Samson
               Sisyphe et caetera en
               tas dans un coin de
               la page.

Aucun lieu

Il n’y a
aucun lieu
ici
ni ailleurs.

Ici n’existe pas.
Ailleurs n’est pas.
Nous n’avons rien
à chercher.
Attendre est vain.

Il faut habiter le temps
multiple,
lui ressembler.

Avec lui comme lui
sans m’arrêter
je passe
disant adieu
jour après jour
aux figures
que la nuit
vertigineuse
emporte.

Un chemin

Un chemin qui est un chemin
sans être un chemin
porte ce qui passe
et aussi ce qui ne passe pas

Ce qui passe est déjà passé
au moment où je le dis
Ce qui passera
je ne l’attends plus je ne l’atteins pas

Je tremble de nommer les choses
car chacune prend vie
et meurt à l’instant même
où je l’écris.

Moi-même je m’efface
comme les choses que je dis
dans un fort tumulte
de bruits, de cris.

QUE ET QUE
(Testament léger)

Je sais que j’attends que l’heure
s’ajoute à l’heure et m’enlève
je ne résisterai pas.

Sur les près et sur les dunes
les poulains les goélands
auront leur part de vitesse
de lumière de repos.

Enfin je ressemblerai
à ce qui m’anima, dès
l’origine de ma vie :
moitié soleil moitié ombre,
victorieux et défait.

Le temps l’horloge

L’autre jour j’écoutais le temps
qui passait dans l’horloge.
Chaînes, battants et rouages
il faisait plus de bruit que cent
au clocher du village
et mon âme en était contente.

J’aime mieux le temps s’il se montre
que s’il passe en nous sans bruit
comme un voleur dans la nuit.

Extrait de Un mot pour un autre, dans l’ édition de la collection Gallimard Quarto.

Tombeau du professeur Froeppel,

Le coco du bla-bla (1)

Foin des chi-chis, flon-flons et tralalas
Et des pioupious sur le dos des dadas (2) !

Loin des cancans, des bouis-bouis, des zozos,
Ce grand ding-ding (3) faisait fi du fla-fla
Et fi du fric : c’était un zigoto !

Il a fait couic. Le gaga au tic-tac (4)
(Zon sur le pif, patatras et crac-crac !),
Dans son dodo lui serra le kiki.

Mais les gogos, les nians-nians, les zazous
Sur son bla-bla ne feront plus hou-hou (5)
La Renommée lui fait kili-kili (6).

               1. Le spécialiste du langage.
               2. Gardes municipaux à cheval.
               3. Ce grand inspiré.
               4. Le Temps , selon l’allégorie classique. Mot à mot : le vieillard au sablier. Le sablier est, ici, remplacé par une pendule. Bel exemple de modernisation d’un mythe.
               5. Ne contesteront plus son œuvre.
               6. La gloire lui accorde enfin ses faveurs.

Extrait de Le fleuve caché ( poésie 1938-1961 ) dans la collection Poésie Gallimard

Le petit optimiste

Dès le matin j’ai regardé
j’ai regardé par la fenêtre :
j’ai vu passer des enfants.

Une heure après, c’étaient des gens.
Une heure après, des vieillards tremblants.

Comme ils vieillissent vite, pensais-je !
Et moi qui rajeunis à chaque instant !

Chœur d’enfants
                ( A tue-tête et très scandé. )

Tout ça qui a commencé
il faut bien que ça finisse :

la maison zon sous l’orage
le bateau dans le naufrage
le voyageur chez les sauvages.

Ce qui s’est manifesté
il faut que ça disparaisse :

feuilles vertes de l’été
espoir jeunesse et beauté
an-ci-en-nes vérités.

                Moralité.
Si vous ne voulez rien finir
évitez de rien commencer.
Si vous ne voulez pas mourir,
quelques mois avant de naître
faites-vous décommander.

La môme néant
               ( Voix de marionnette, voix de fausset,
               aiguë, nasillarde, cassée, cassante,
               caquetante, édentée.)

Quoi qu’a dit ?
̶ A dit rin.

Quoi qu’a fait ?
̶ A fait rin.

A quoi qu’a pense ?
̶ A pense à rin.

Pourquoi qu’a dit rin ?
Pourquoi qu’a fait rin ?
Pourquoi qu’a pense à rin ?

̶ A ‘xiste pas.

Le masque

Un lourd objet de bronze creux
en forme de masque aux yeux clos
s’élève lentement et seul
très haut dans le désert sonore.

Jusqu’à cet astre vert, à cette Face
qui se tait depuis dix mille ans,
sans effort je m’envole,
sans crainte je m’approche.
Je frappe de mon doigt replié
sur le front dur sur les paupières bombées,
le son m’épouvante et me comble :
loin dans la nuit limpide
mon âme éternelle retentit.

Rayonne, obscurité, sourire, solitude !
Je n’irai pas violer le secret
je reste du côté du Visage
puisque je parle et lui ressemble.
Cependant tout autour la splendeur c’est le vide,
brillants cristaux nocturnes de l’été.


Bibliographie

Son œuvre est principalement éditée aux éditions Gallimard.

Poésie

1939 : Accents
1943 : Le Témoin invisible
1947 : Jours pétrifiés
1951 : Monsieur, Monsieur , poèmes humoristiques
1947 : Il était une fois, deux fois, trois fois…
1951 : Monsieur, Monsieur, poèmes humoristiques
1954 : Une voix sans personne
1958 : L’espace d’une flûte, avec des dessins de Picasso
1961 : Histoires obscures
1961 : Choix de poèmes 1924-1954
1968 : Le Fleuve caché
1974 : Un monde ignoré, sur des photographies de Hans Hartung
1976 : Formeries
1979 : Comme ceci, comme cela
1986 : Margeries, poèmes inédits 1910-1985.
1986 : L’Accent grave et l’accent aigu (reprend Formeries, Comme ceci comme cela, Les Tours de Trébizonde)
1986 : Poèmes à voir
1993 : Le miroir ébloui, poèmes traduits des arts 1927-1992
1995 : Da Capo

Prose

1944 : Figures, poèmes en prose
1951 : Un mot pour un autre
1952 : La Première Personne du singulier, proses fantastiques
1960 : De la peinture abstraite, proses poétiques inspirées par la peinture moderne
1962 : Hollande, Textes pour des aquarelles de Jean Bazaine
1967 : Pages d’écriture
1969 : Les Portes de toile, recueil de textes sur la peinture
1972 : La Part de l’ombre (choix de proses)
1978 : Le Professeur Frœppel, œuvres humoristiques
1983 : Les Tours de Trébizonde
1990 : On vient chercher Monsieur Jean

Théâtre

1955 : Théâtre de chambre I
1960 : Théâtre II : Poèmes à jouer.
1975 : Théâtre III : Une soirée en Provence ou Le mot et le cri
1984 : Théâtre IV : La cité sans sommeil et autres pièces
1987 : La Comédie du langage, suivi de La Triple Mort du client
1990 : La Comédie de la comédie suivi de La comédie des arts et de Poèmes à jouer
1993 : La Comédie du drame

Anthologie de poèmes rassemblés par Hervé Martin


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