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Mary-Laure Zoss

lundi 27 novembre 2023, par Cécile Guivarch

Mary-Laure Zoss, née en 1955, vit et travaille entre Lausanne et le Valais (CH).

Extrait de Seul en son bois, dressé noir, 2022

d’arbre creux, par sa seule écorce, sénescent, corps tenu debout parmi, sans cintres ni faîtière, un bois de hauts fûts ; à cœur ouvert échancré, fouillé ; en voie de démembrement – encore vif après tout ;
à la lumière que faufilent et trouent grives et fauvettes, aux pluies d’avril réservant même accueil ;
et tout lieu pour nous de reprendre en sous-œuvre l’ancien bâti, de commencer plus court, recommencer ; nous employant à toucher terre avant d’en avoir plein la bouche ; nous gardant de faiblir ;
lors même qu’à un cul-de-sac nous mènent, à chaque instant, les avant-coureurs

Extrait de D’ici qu’à sa perte, 2021

hors du crâne avant peu, la sciure des chiffres, tel au plancher le bois moulu, taraudeurs, capricornes bouffeurs d’aubier ; et on n’y peut pas grand-chose, on le sait bien, dans la pelle de fer on a beau en ramasser de cette farine, poignée d’or pâle à peine mesurable dans la poussière de charbon, la balayer sur les ardoises, échancrée la raison laisse filer pêle-mêle clés, syllabes clouées sans ordre ; coques vides et nom des chemins ;
nous les rafistolés, les trébuchants, on épelle nos morts devant la cave - lequel en premier, un mort pour un autre, on les distribue tous azimuts - à pleurer ce cafouillis sans queue ni tête, et s’enchevêtre l’alphabet des heures, de la sorte on les enfile dans le courant d’un matin de mai

Extrait de A force d’en découdre, 2019

d’où on part, rasant les murs au fond de soi ; d’un parquet, d’une pingre lumière par doigts d’enfants creusée, fourgonnée ; aucun feu derrière ; du vide et on y va ; plusieurs, le sommes-nous ? à passer, ça aiderait, du plus loin qu’on peut de son nom ; dès que dehors, sur les pavés de la cour et aux genoux froides meurtrissures, nous oblige à pencher, le ciel, à songer sourd, étouffe cru par le haut les arbres ; d’une fenêtre l’infirme, au troisième elle fait signe, nous pareil ; mais les murs donnent rien ici, on grandit pas ; sœurs ou frères - en est-il seulement ? leur parler où, chacun dans son angle ? là-bas, quand on y retourne, on se bande les yeux pour mieux voir ; par où entrer, pour l’heure on n’en sait rien, fichtre rien

Extrait de Ceux-là qu’on maudit, 2016

le perdu gueule à tous vents sans bien voir à qui, s’égosille ; mis dehors, aux vitres il cause à bâtons rompus, aux lampes sous la voie, ses bras battoirs, il les agite, il fait pas encore jour ; lui le frère obscur dans l’appel d’air d’un train gueule encore à contresens : oh arrête, beaucoup de bruit toi, hé toi, freine à présent ;
puis dans l’entre-deux mondes il tire le vent par la manche, bobine fendue maintenant – ta langue, tu l’as noyée ou quoi ? au pied d’une futaie le voilà qui s’en vient, de frousse manque y rester à hauteur de hure et de gouaille ; tandis que le décrie aux cimes un verbe haut, à qui cette voix quasi montée sur échasses on pourrait croire ; davantage de fil à retordre là, c’est du pourri dans les feuilles, le perdu hèle murs et mottes de nuages, bon j’y vais ; bredouillant, fatiguant du talon le fouillis des lisières

Extrait de Au soleil, haine rouée, 2014

… on appelle, qu’on nous dise comment on dort le jour sous l’œil terne des clenches ; dans la pièce des marionnettes, le regard transperce la porte, le tulle des rideaux, partout la poussière cuisine sur ses plaques grises, le soleil taille dans le plancher, qui nous entend ?
par les couloirs de l’hospice, les murs repeints, dans le passage des tabliers et des soupières, on hurle sans un mot, la trachée noyée de salive et de lait bouilli, on appelle, où est l’herbe d’hiver, où les taillis secs et le sel des routes ? dites-nous comment dormir la nuit, une angoisse avachie sur les boyaux, et à la main, le petit ours de plastique rouge, translucide éclairant les draps ; ici crachés les sarcasmes en boulettes dans le tablier des bonnes, par où sortir ?

Extrait de Une syllabe, battant de bois, 2012

… à travers la nuit l’esprit ficelle dans les vallées l’aboiement des chiens errants, déballe des rouleaux d’ombre sur la caillasse ; comme si on avait changé d’espèce : une chair recroquevillée, à la merci du vaste, où s’engouffrent froid bouillon d’urine, vent himalayen et suif ; et ce vert, l’étincelant mercure des saules

ni la tasse d’eau à boire d’un trait, ni l’assiette – jamais ne l’entameras, posée sous le ciel ; moins qu’une miette sur un toit d’argile, pas de pays - qu’un puits d’azur entre quatre solives ; toi à la traîne des vivants, soigneusement balaie dans un seul angle tes navrantes forces ; par ce châssis de peuplier fondra le soleil d’hiver jusqu’aux rigoles, et le compte des jours qui restent, un par un s’étouffant dans la vallée qui fatigue ses poussières carrossables, le cœur devenu dur battant d’une cloche de bois – tu aurais mieux fait de ne jamais ; une plaine soulève, à rebours de soi, le pas, sans relâche pique ses meutes de terre pelée

Extrait de Où va se terrer la lumière, 2010

au petit jour, la lumière ; pitié pour vous d’une assemblée debout, presque morte, de vos faces de graine noire – elles se détournent, un peu de notre vie s’en va, on essuie la salive des dernières phrases, à s’approcher de vos os - sèches ficelles encore un peu se tendent - on entend le sol qui verse ; un pan de forêt, la lumière l’a jauni plus haut, dans la laine des cimes ; vos yeux raturent la géométrie des parquets, sous la fripe de vos mains, inutile d’attendre un geste qui referait l’espace, celle qui écrit, en suspens sur la page, s’endort devant la flamme ; dire ces visages, ils n’aspirent plus qu’au terrier d’un vieux soleil où disparaître ; dans le piano mécanique frappe le feutre des âmes en bois, et vous, même corps tenu debout sur le fond de la terre, la pluie a fait noircir encore vos silhouettes

Extrait de Entre chien et loup jetés, 2008

… loin maintenant, ils sont loin dans le champ clair de la lune en plein jour au haut des résineux, qui est ici l’ennemi pour leur cracher ce qu’ils n’ont pas su faire, ou dire ? vous êtes-vous acquittés de quoi ? à moins qu’ils aient emprunté par erreur ce chemin, contourné sans droit de passage le mur d’un rural, leur sera demandé compte de la neige dure à peine marquée de leurs semelles, strates minces soufflées dans la lumière de janvier, à perte de vue la ligne plombée des piquets à travers champs, demandé compte comme à chaque fois qu’ils sortent, ainsi ils œuvrent à raturer leurs parcours, comme s’il fallait devenir rien, légers dans le froid, s’écartant des bornes, des balises peintes sur les murets, ne peuvent s’empêcher de tourner aux alentours d’une bâtisse à l’abandon, mesurant la longueur des lézardes de haut en bas - reviendront un jour ôter le panneau de bois de l’entrée, s’installeront dans les chambres à l’étage, gravats balancés par-dessus le rebord des fenêtres (…)

Extrait de Le noir du ciel, 2007

dans l’angle où on dort, une équerre de bois ferme le ciel, on écoute la nuit descendre dans la voix la plus basse, un souffle court dans les feuilles par l’herbe plaquée, couleur de bête morte, sous le temps qui penche disparaît un pays sans bruit, les mains serrent sur le drap le froid découpé vif dans la fenêtre, où on regarde on ne rejoint plus rien, on respire mal par les trous du sommeil, la lampe n’éclaire pas dehors, à peine un faisceau de gris aux bords rongés, et l’humidité des arbres, mais à portée des yeux le fil droit des rainures de sapin, la nuit de la fenêtre, plus noire dans le noir quand on allume la petite ampoule, une bête longe la barrière

BIBLIOGRAPHIE

  • Le noir du ciel, Moudon, Empreintes, 2007. Prix de poésie C.-F. Ramuz 2006 et Prix de la Fondation L-A Finances pour la poésie 2008.
  • Entre chien et loup jetés, Le Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2008.
  • Où va se terrer la lumière, Le Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2010. Prix des Charmettes J.-J. Rousseau 2009.
  • Une syllabe, battant de bois, Le Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2012.
  • Route, avec des peintures de Philippe Guitton, Paulhac, Odile Fix, 2012.
  • Au soleil, haine rouée, Le Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2014.
  • Prés du haut, livre d’artiste avec des peintures de Philippe Hélénon, Boucq, Faï fioc, 2016.
  • Momie de Tunupa, poème unique, Boucq, Faï fioc, 2015
  • Ceux-là qu’on maudit, Paris, Fario, 2016.
  • Bêtes noires, avec des dessins d’Ena Lindenbaur, Bélinay/Paulhac, Odile Fix, « Le frau », 2018.
  • Bihar boys, avec des peintures de Philippe Hélénon, Bélinay/Paulhac, Odile Fix, « Le frau », 2018.
  • Corps graves, avec des peintures d’Odile Fix, Bélinay / Paulhac, pauvre erre, 2018
  • À force d’en découdre, Saint Étienne, le Réalgar, « l’Orpiment », 2019
  • D’un fond de suie, avec des gravures d’Yves Deluz, Bélinay / Paulhac, Odile Fix, « Le frau », 2019.
  • Le noir du ciel/Das Schwarz des Himmels, traduction Andreas Grosz, Zürich, édition Howeg, 2019.
  • Par le raide, avec des photos de S. Bally, « Le frau », 2020
  • D’ici qu’à sa perte, éditions Faï fioc, 2021
  • Seul en son bois, dressé noir, aux éditions Fario, 2022

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