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Traduire de la poésie norvégienne : un entretien avec Anne-Marie Soulier et François Monnet

mardi 23 juin 2015, par Roselyne Sibille

Terre à ciel : Comment en vient-on à vouloir étudier, lire, parler une langue « rare » ?

Anne-Marie Soulier : Par paresse ! Il me fallait une deuxième langue pour mes études d’anglais. J’avais vécu en Allemagne toute mon enfance, étudié l’allemand jusqu’au bac dans un lycée d’Algérie, mais il aurait fallu beaucoup travailler pour atteindre le niveau requis à l’université de Strasbourg. Un jour que j’explorais les recoins magiques du vieux Palais universitaire, j’ai entendu un bruit de voix derrière la porte de l’Institut Scandinave. Je suis entrée, deux personnes s’entretenaient avec amitié dans une langue inconnue… J’aurais voulu qu’elles me parlent aussi… Voilà !

François Monnet : Ni voulu, ni d’ailleurs étudiée, cette langue « rare » était celle des fjords où par accident – la vie est une longue suite d’accidents – je me suis retrouvé à vivre six ans dans une petite ferme, « ein småbruk » (en anglais on dirait « a croft »), ce qui fait que ma compagne et moi, elle norvégienne/américaine, ainsi que notre fillette née au bord des fjords, sommes devenus non pas des fermiers mais des petits « småbrukarar », c’est-à-dire des gens vivant en presque autosuffisance sur une lopin de terre très étroit mais allant du niveau de la mer jusqu’à, disons, 1600 mètres d’altitude, avec tous ses étages de végétation. D’abord les algues, puis les noisetiers et les bouleaux, sorbiers, genévriers, avec nos jardins de groseilliers, cassis, pommiers, pruniers, poiriers, puis les pins, les sapins, les myrtilliers, les airelles rouges, les airelles noires, les sphaignes roses, puis encore plus haut les saules nains et bouleaux nains, les lichens des rennes et toutes sortes d’autres lichens oranges, noirs, bleus, gris, avec des couleurs magnifiques ! Là, nous cultivions pommes de terre, choux, carottes, poireaux et 80 autres sortes de légumes. Nous avions douze chèvres, un cheval islandais, une petite vache des fjords, noire, et son veau, des poules, deux ruches... Et bien sûr un bateau pour se déplacer et pêcher la morue, le colin, le maquereau et bien d’autres poissons. En hiver, nous utilisions le cheval avec un traîneau. Nous étions entourés de voisins plus ou moins proches, de un à deux kilomètres... Aarset, Hunnes, Ullaland... Et là on parlait cette langue « rare » : le nynorsk. Ou plutôt une variante locale du nynorsk (néo-norvégien). Alors j’ai entendu ces mots, ils sont devenus mon norvégien. Auparavant j’avais vécu presque un an en Laponie norvégienne et finlandaise ou l’on parlait une langue finno-ougrienne : le samé (ou lapon). Puis dans l’Est de la Norvège où l’on parlait le dialecte d’Østerdalen, pays d’immenses forêts longeant la Suède. Un pays beaucoup plus sévère que le Pays des fjords. Hasard de la vie, notre « småbruk » qui s’appellait Selvik (La Baie des Phoques dans l’Austerfjord), était à vingt kilomètres du foyer, Volda, haut lieu de la culture viking depuis des siècles et même doté d’une université décentralisée, d’où est né et s’est diffusé le néo-norvégien, au milieu du XIXème siècle sous l’impulsion du grand poète Ivar Aasen.
C’est à la même époque et dans le même mouvement des réveils d’identités nationales à travers l’Europe que les Frères Grimm en Allemagne, ont collecté les « Märchen » (les fameux Contes de Grimm), qu’Elias Lönnrot en Finlande a rassemblé les fragments éparts du Kalevala, l’Odyssée finlandaise, et créé de toutes pièces le finlandais moderne avec les dialectes ruraux pour contrer la domination du suédois, langue du « colonisateur ». Le néo-norvégien est donc une langue extrêmement riche, son dictionnaire est un monument ! Jamais complètement achevé !!! puisqu’il puise à pleines mains dans les dialectes, dans une richesse des mots inimaginable chez nous, qui avons « réduit » le français pour en faire une langue nationale, accessible, rationnelle. Là-bas c’est encore touffu, hérissé, foisonnant et parfois... intraduisible... D’où l’aventure merveilleuse lorsqu’on s’essaye à traduire Olav H. Hauge !!! C’est comme s’embarquer pour des terres inconnues ! Bon courage aux insensés qui s’y attaquent !

Terre à ciel : Quels sont vos liens avec le norvégien en particulier ? Quelle place cette histoire a-t-elle prise dans votre vie ?

AMS : Sûrement parce qu’elle m’a été transmise par un Norvégien lui-même poète, cette langue radicalement nouvelle m’a appris en même temps, comme à un enfant qui commence, ce qu’est vraiment la poésie ; et que, loin d’être confinée aux vers et aux rimes, elle est parfois présente dans la prose (révélation du Pan de Knut Hamsun !), et même au théâtre (Brand, Peer Gynt…). Je me souviens de la table en bois autour de laquelle on s’asseyait à dix ou douze en faisant craquer les vieilles chaises datant de l’après-guerre de 1870… Quand tintaient les quatre petits coups de cloche de la fin de l’heure, j’avais l’impression qu’on venait juste de s’asseoir !
Voyant mon intérêt, ce lecteur m’a encouragée à demander une bourse d’études à l’université d’Oslo. A vingt ans tout juste, après trente-six heures sans sommeil entre trains et ferries, je me suis retrouvée sur le quai de la gare d’Oslo. Dans la rue, les gens se croisaient en souriant sous la pluie. Au lieu des escarpins pointus de rigueur en France à l’époque, les femmes portaient des bottes en caoutchouc sans chic, traversaient les flaques comme des enfants sans souci. J’avais trouvé mon pays !

FM  : Ah, là, je crois que j’ai déjà un peu répondu en amont. Je suis moi aussi un grand paresseux. Pour tout dire je n’ai jamais étudié un seul jour le norvégien assis sur un banc d’université, ou même en cours du soir pour étrangers. Je l’ai appris (avec mille lacunes) au jour le jour, dans la vie quotidienne, à travers aussi les contes norvégiens, les chants et les danses que l’on danse en cercle, sans musiciens mais en scandant les paroles, comme on le fait aussi aux Iles Feroë où j’ai aussi vécu brièvement. Et puis avec tous mes voisins paysans, pêcheurs, bûcherons, charpentiers, instituteurs, plein d’esprit, d’humour, de malice, de poésie, et puis encore, mais cela plus récemment, en bénéficiant parfois de conseils de professeurs et écrivains qui se sont spécialisés dans cette langue des fjords et dans le néo-norvégien. A ceux-là je pouvais poser des questions ardues, auxquelles ils ne pouvaient pas toujours répondre d’ailleurs. Parfois la réponse venait d’une paysanne délurée à la langue bien déliée et à la mémoire prodigieuse qui retrouvait le mot « rare » dans le vocabulaire de son arrière-grand-tante qui utilisait ce mot-là... dans la montagne, à l’époque où, tous les étés, les femmes et les jeunes enfants montaient vivre dans les « setter », version norvégienne de nos burons auvergnats et chalets savoyards.
J’ai vécu dix ans dans ce pays, surtout dans le monde des villages, dans cette culture rurale qui a forgé le néo-norvégien, et dont Olav H. Hauge est issu.
Avec ma compagne, nous parlions principalement anglais. De mère norvégienne et de père américain d’origine irlandaise, elle avait vécu les dix premières années de sa vie en Californie, puis retour avec sa mère devenue veuve dans le giron familial, à Gjøvik au bord du grand lac Mjøsa.

Alors quelle place cette histoire a-t-elle prise dans ma vie ?

Cette histoire a commencé il y a en fait presque 34 ans, lorsque nous étions ces petits paysans/pêcheurs au bord de l’Austerfjord, dans la ferme de Selvika. Un matin, nous avons retrouvé sur la table de la cuisine de notre vieille maison en rondins, sous un petit bouquet de fleurs de bruyère, ce poème de douze lignes « Det er den draumen » (« c’est le rêve (que nous portons)... »). C’était laissé là par un de nos visiteurs, sur le départ, en notre absence (nous devions être alors dans les champs, les bois ou sur la mer), en remerciement pour le temps passé ensemble. Je n’avais jamais lu ce poème avant, il m’est allé droit au cœur. Je ne l’ai jamais oublié ni égaré. Au contraire, je l’ai souvent glissé dans des lettres envoyées aux amis à travers le monde, traduit, partagé au travers des années, comme une incantation magique, de ces mots dont on sait qu’ils portent une force qui va donner courage à la vie, tels qu’on en trouve dans Le Petit Prince ou d’autres rares livres.
Puis, 25 ans plus tard, ce même poème s’est présenté sur ma route sous la forme d’un livre à la couverture de tissu rouge vermillon, aux lettres gravées d’or, une anthologie de quelques poèmes d’Olav H . Hauge rassemblés par Bodil Capelen, épouse et veuve du poète, qui me fut offert le premier jour de mon séjour alors que j’allais résider et travailler pour deux mois dans une ferme musée complètement isolée du monde moderne, accessible seulement par bateau et un sentier de falaise abrupt. A la fin de l’été, c’était en 2006, il me fut proposé de créer une exposition photographique avec des images de ce lieu haut perché, Ytste Skotet, au dessus d’un fjord un peu au nord du Geirangerfjord, et j’ai donné ce titre de série aux images : « Det er den draumen ». En effet, ce travail était la réalisation d’un rêve. L’exposition eut lieu dans la petite ville proche de Sykkylven, province du Sunmore. Lors du vernissage, ma directrice eut l’idée de m’offrir un enregistrement de la voix d’Olav H . Hauge, sur la fin de sa vie, lisant ses poèmes, enregistré par NRK (Radio nationale norvégienne). Avec sa voix laconique de paysan, mais pleine d’humour aussi. Et je me suis amusé à placer cette bande-son sous une boite cachée, avec en boucle le fameux poème « C’est le rêve ». Honnêtement, je n’avais rien prémédité. Mais l’effet fut immédiat, entre la convergence du titre générique et de la voix du vieux poète : nombre de visiteurs virent dans mes photographies une résonance évidente (à laquelle je n’avais absolument pas pensé !) avec certains poèmes de Hauge. Toute une collection en fait. C’est ainsi qu’est né Nord profond qui fut tout d’abord une exposition, puis devint un livre grâce à l’éditeur Bleu Autour, deux ans plus tard.
Je pensais alors, de retour en France, me procurer en librairie les poèmes du plus grand poète du XXème siècle de la Norvège.
Mais Hauge n’était pas traduit en français. Aucun livre. Rien. « Aide-toi, le ciel t’aidera ». C’est ce que j’ai fait : je me suis mis à le traduire durant tout un été pour faire une première exposition en version française de mes photos et de ces poèmes de Olav H. Hauge venus se poser sur mes photos comme oiseaux sur les branches. Ce fut un des plus beaux étés de ma vie, dans ma maison bourbonnaise, volets mi-clos pour ne pas laisser entrer la chaleur torride d’un été brûlant, amis me visitant et à qui je lisais mes traductions en cours. Nombreux furent les assistants de traduction, les bons conseils... et de voir comment ces poèmes vifs et lumineux de Hauge faisaient apparaître joie et surprise sur les visages. Quel bonheur ! Parfois un coup de téléphone chez un ancien voisin des fjords était nécessaire pour résoudre une énigme...
Puis l’exposition eut lieu, pour La Fête du Livre à Châtel-Montagne en Bourbonnais pendant l’été 2007. Je décidai de placer le poème du Chat en premier. C’est un sésame. « Le chat est assis dans la cour/lorsque tu arrives / Parle un peu avec le chat : / à la ferme c’est lui qui sait ». Après ce poème, même les visiteurs peu habitués à la poésie étaient acquis ! L’exposition eut donc un grand nombre de visiteurs enthousiastes, de tous les âges : La francophonie venait de découvrir un nouveau poète jusqu’alors inconnu en France. Et, bien sûr, on me demandait : « Vous avez un livre ? ». Alors ce fut l’aventure du livre, elle aussi semée de miracles. Le livre parut l’année suivante, en 2008. N’oubliez pas que tout a commencé avec un poème magique :

C’est le rêve que nous portons
Que quelque chose de merveilleux va arriver
Que ça doit arriver
Que le temps va s’ouvrir
Que le cœur va s’ouvrir
Que les portes vont s’ouvrir
Que la montagne va s’ouvrir
Que les sources vont jaillir
Que le rêve va s’ouvrir
Qu’au point du jour nous glisserons sur la vague
vers une anse dont nous ne savions rien.

D’ailleurs, dans la première édition en 2008, ne trouvant aucun mot français satisfaisant pour ce « vedunderlig », que j’ai traduit dans la deuxième version par merveilleux, après avoir hésité entre miraculeux, inouï, extraordinaire, formidable, j’avais tout simplement éliminé tout adjectif ce qui donnait ceci :
« C’est le rêve que nous portons
Que quelque chose va arriver
Que ça doit arriver.
…... »
Ainsi TOUT était possible. Aujourd’hui encore j’hésite. Sil y a une troisième édition de Nord profond (il y eut un deuxième mille en 2011), peut-être vais-je enlever à nouveau ce « merveilleux » pour laisser place par un vide... à tous les possibles.

Comme vous le voyez, à la question « Quelle place cette histoire a-t-elle prise dans votre vie ? », la réponse est : une passion qui n’a pas cessé depuis bientôt dix ans pour Olav H. Hauge et son œuvre, et une inspiration, véritablement une lumière qui continue d’éclairer ma vie, m’apportant des joies insoupçonnée dans ce travail de passeur de la parole d’un autre, à la fois proche et lointain...

Terre à ciel : Quelles sont les particularités de la langue norvégienne ?

AMS : La grande particularité, c’est qu’il n’y a pas une langue norvégienne, mais environ 200 dialectes, tous apparentés car tous issus, comme d’ailleurs toutes les autres langues germaniques (danois, suédois, allemand, néerlandais, l’anglais en partie…), du vieil islandais ou vieux norrois, la langue des grandes sagas. Celle-ci se parle encore actuellement en Islande, un peu comme si on parlait encore latin en Italie et dans les pays occitans.
Cette diversité des dialectes s’explique par l’isolement géographique dans lequel ont vécu longtemps les vallées norvégiennes, et aussi par des raisons historiques : la Norvège a fait longtemps partie du royaume de Danemark, puis d’une sorte de partenariat avec la Suède avant d’être enfin totalement indépendante en 1905. A cette date, deux langues officielles se sont dégagées : le bokmål, ou langue du livre, donc de la bourgeoisie des villes, très proche du danois ; et le nynorsk, ou néo-norvégien, concocté à partir de plusieurs dialectes par d’autres intellectuels, tenants d’un patriotisme plus intransigeant. A cela s’ajoutent toujours les dialectes locaux, un peu comme en Alsace, sauf que tous ces dialectes sont parfaitement tolérés, même à la radio ou à la télévision. Une situation inouïe en France, où journalistes, comédiens, hommes politiques prennent des leçons pour perdre leur accent…

FM  : Elle est extrêmement concise, avec des mots brefs, coupants, clairs, efficaces. Taillée au ciseau à bois. Avec le français et son décorum, on a parfois l’impression, comme traducteur, de se prendre les pieds dans un grand manteau. Alors qu’il faudrait traduire cette langue avec des outils que l’on n’a pas. On s’approche, on essaye de recréer cet univers, il n’y a pas le choix : ou bien on traduit ou bien on ne traduit pas, alors on accepte le compromis. Mais dans compromis il y a promesse. Donc on se promet de faire à nouveau chanter ce poème comme Hauge le dit à la fin du bouleversant poème « Sous les étoiles ».
Un jour, lors d’un colloque sur Hauge, un autre merveilleux poète, Johanes Gjerdaker (traducteur de Hafiz en norvégien) et ami proche de Hauge, cita ces mots de Hauge, qui fut lui même un traducteur de Rimbaud, Char, Michaux, et de bien d’autres, allemands, français, américains, anglais.
Hauge dit : « En matière de traduction il vaut mieux un moineau vivant qu’un aigle empaillé ! ». Cette phrase m’a sauvé !
Ainsi je me suis dit que, piètre technicien des langues, je pouvais quand même être magicien, et donner vie à ces oiseaux. Chaque poème. En étant le plus fidèle possible, au plus près du texte, mais surtout, de la vie qui palpite au cœur de chaque poème, et que si je le mets dans ma main et le lance dans le ciel… il puisse s’envoler !

Terre à ciel : Comment en êtes-vous venus à traduire ?

AMS  : Ayant longtemps vécu en Allemagne, puis en Algérie, et maintenant en Alsace, j’ai toujours su qu’il y avait d’autres langues « maternelles » que le français, et je n’ai jamais supporté de voir des gens se sentir exclus d’une communauté. « Parmi » est le mot le plus beau que je connaisse, j’ai toujours eu envie d’aider les gens à se sentir « parmi ».
J’ai longtemps enseigné la traduction de l’anglais à l’université de Strasbourg : le norvégien n’intéressait malheureusement personne, jusqu’au jour où j’ai entendu quelqu’un regretter de ne pouvoir organiser une lecture avec un poète norvégien, car « personne ne le comprendrait » ! J’ai proposé de traduire quelques textes, la lecture a eu lieu, un éditeur passait par là, puis d’autres lectures, d’autres poètes, d’autres éditeurs…

Terre à ciel : Faut-il être poète pour traduire de la poésie ?

AMS : On sait que le mot « poésie » signifie en grec « création », le poète serait « celui qui crée ». Or, un musicien, un peintre, un photographe, un céramiste, sont aussi des créateurs, ils retournent continuellement à l’humus du rien pour tâcher d’en tirer quelque chose. Mieux vaut un potier qui sait lire qu’un pseudo-poète qui saccagera un texte fort avec des préciosités habiles.

FM : Je crois qu’en traduisant, on le devient.
En norvégien il y a un mot pour la traduction de la poésie : Gjendikte. Gjen est pour Igjen : à nouveau. Dikte veut dire écrire de la poésie. Un poète est un Diktar (mot certainement d’ailleurs d’origine latine). Igjen est l’équivalent du Again anglo-saxon. Donc traduire de la poésie, c’est bien sûr être forcément poète : écrire à nouveau de la poésie.
Un autre mot, plus simplement technique, s’applique d’ailleurs à notre « traduire ». C’est Oversette.

Terre à ciel : L’activité de traduire a-t-elle des répercussions sur votre vie ? Sur votre propre écriture poétique ?

AMS : Oui, bien sûr ! Une chose entre toutes qui ne cessera jamais de m’enchanter, c’est la brièveté de la plupart des mots norvégiens. Là où le français s’allonge en plusieurs syllabes et en « e » muets, comme pour se donner le temps d’expliquer, et des silences pour comprendre, les dialectes norvégiens ont en commun un trésor de mots très brefs : « lys » pour lumière, « fjell » pour montagne, « is » pour glace, « skje » pour advenir, « slå » pour frapper… Ce qui crée des effets d’ouverture immédiate, mais aussi des rythmes très différents, qu’il faut bien essayer de « traduire ». Des défis qui me servent de leçon pour « ôter le gras » de mes propres textes.

FM : Oui, évidement.
Je pratique un autre art : la fresque a fresco, celle des Italiens du Quattrocento, des Crétois, Egyptiens, Catalans, Romains, Grecs, Byzantins, etc.
Pour l’apprendre on reproduit le geste, la technique, la pensée que l’on suppose avoir été ceux des maîtres de cet art pictural. Ainsi, traduisant un grand poète comme Hauge, on s’élève d’une certaine façon au niveau de sa pensée, de son style, de son chant. Et cela façonne en nous un homme nouveau, une renaissance par la pratique. C’est ainsi si l’on vit proche d’un maitre, n’est-ce pas ? D’une certaine façon, on l’imite. Comme s’il nous guidait en tenant notre main jusqu’à ce qu’on puisse faire seul. Cela ne veut pas dire que je deviendrai un grand poète ou même un poète tout court, mais peut-être un meilleur homme. Et là, je parle du cœur de l’homme. Nourri par cette approche intime d’un homme comme Olav H. Hauge, qui a su traverser ses ombres pour, au bout, nous donner cette poésie lumineuse.

Terre à ciel : Avez-vous déjà traduit à deux ? Comment envisagez-vous cette collaboration ?

AMS : Jusqu’ici j’ai toujours traduit seule, si l’on excepte les nombreuses relectures en commun avec ma dernière éditrice en date, Danièle Faugeras, qui va justement publier ce volume in extenso des poèmes d’Olav H. Hauge. Je me réjouis beaucoup de cette collaboration avec François Monnet. Il a un parcours radicalement différent du mien, et c’est tant mieux ! Il a appris le dialecte d’Olav H. Hauge in situ, sur les bords mêmes du fjord où ce poète autodidacte cultivait ses pommiers et apprenait l’anglais, le français, le chinois… parvenait ainsi à lire ses poètes favoris dans leurs langues, et leur répondait dans son dialecte natal. Ecrire, lire, traduire, c’est tout un, c’est retourner à la grande généalogie secrète du genre humain tout entier.

FM  :
Comme je l’ai dit auparavant, on ne traduit jamais seul. En fait, s’il fallait inscrire les noms de tous ceux qui, proches ou lointains, ont participé à l’élaboration d’une anthologie avec une trouvaille, un mot, un conseil astucieux, la liste serait longue. Déjà dans la traduction des quelques 150 poèmes que j’ai déjà traduits de Olav H. Hauge, il y a eu cette collaboration si précieuse avec François Graveline, à qui je dois beaucoup. J’ai beaucoup apprécié les traductions d’Anne-Marie qui, elle, a une bien plus solide connaissance du norvégien que moi. Et je l’ai entendue lire de façon si vivante, si juste, les poésie de Hauge un jour à la Maison de la Poésie à Montpellier. A ce moment-là, j’ai pensé que nous pourrions certainement bien nous entendre, faire un bon travail ensemble.
Je ne sais pas trop comment nous allons nous y prendre. Il faut que les poèmes vivent, et parfois c’est la patte d’Anne-Marie qui va trouver le déclic, parfois la mienne. J’imagine les choses un peu comme ça. Puis se mettre d’accord. Savoir être humble et céder la place à l’autre parce que, là, il est meilleur. Parfois savoir défendre aussi ce qu’on a trouvé. Mais toujours en mouvement, de l’un à l’autre. Comme une danse.
Nous sommes des passeurs. Poètes peut-être, mais passeurs d’une grande voix, d’un homme qui a été beaucoup plus loin que nous.
L’hommage que faisait Hauge dans un poème dédié à Basho, en qui il voyait un maître, en dit long sur ce cheminement.

Je vous livre une petite expérience du traducteur. Dans le poème de « L’homme d’Osa », où cet homme d’Osa fait traverser le fjord à un voyageur inconnu dans sa barque, refusant tout paiement et disant à celui-ci « Eh bien, rends service à un autre homme », le poète dit qu’alors, sans plus attendre, après ces mots, l’homme d’Osa « skauv ifrå ». Ce qui veut précisément dire en français que, de sa rame, il fit se décoller la barque du quai pour repartir. Le mot exact en français eût été « et alors il déborda ». Déborder étant le mot pour ce geste, cette action précise, mais si peu connu, si peu utilisé et prêtant peut-être à une confusion. Après bien des hésitations, pour que le lecteur n’achoppe pas sur un mot, et pour éviter de mettre une note explicative en bas de la page, j’ai choisi de dire « et il reprit les rames ». Mais ça n’a pas la force de ce mot bref, de ce geste vif. A ce moment de traduction, je ne voyais pas d’autre choix pour que le poème vive bien.


Bio-bibliographie d’Anne-Marie Soulier

Née à Lunéville, Anne-Marie Soulier a vécu dans divers pays étrangers (Allemagne, Algérie, Norvège, Angleterre…). Sa carrière de professeur d‘anglais à l’université de Strasbourg s’est poursuivie à l’université de Hangzhou (Chine) en 2007-2008.

Depuis 1989, nombreuses publications en revues françaises et étrangères (Décharge, Friches, Froissart, Jalons, La Revue Alsacienne de Littérature, L’Encrier, L’Arbre à Paroles, Autre Sud, Dans la Lune, Recours au Poème …).

Recueils de poèmes :

Eloge de l’Abandon, éd. Le Pont sous l’eau, Prix de la ville de Colmar 1994.
Bouche, ris ! recueil de textes sur des huiles de Marie Jaouan, mis en musique pour chœurs d’enfants par Coralie Fayolle, créé en avril 1997 à la Cité de la Musique de Paris.
Patience des Puits, Éditinter, 1998.
Dire tu, éd. Lieux-Dits, 2003.
Je construis mon pays en l’écrivant, et Carnets de doute et autres malentendus, livres d’artiste avec le peintre Germain Roesz, éd. Lieux Dits, 2007.

Nombreuses lectures avec des musiciens et artistes.

Septembre 2006 : festival international de poésie de Trois-Rivières (Québec),
Septembre 2007 : festival de la Rivière des Perles de Canton (Chine).
Novembre 2009 : spectacle « Entre Temps », sélection de poèmes mise en musique par Sylvain Marchal avec formation de jazz.

Traductions du norvégien  :

La Pluie en janvier, poèmes d’Øyvind Rimbereid, éditions “bf”, Strasbourg 2003.
Trois Poètes norvégiens, éditions du Murmure, Dijon 2011.
Le Blues du coquillage, poèmes pour petits et grands de Hanne Bramness, Po&Psy, Toulouse 2013.
Bateau de papier, poèmes d’Olav H. Hauge, Po&Psy 2014.

Dossier « Poètes norvégiens » parus dans la revue Décharge n°154 (juin 2012) Dossier « Hanne Bramness » paru dans la revue Diérèse n° 63 (2014)
Septembre 2014 : résidence de traducteur à Oslo.

Traduction du chinois (en collaboration avec l’auteur) :

Dans l’océan du monde, poèmes de Cai Tianxin, L’Oreille du Loup, Paris 2008.

Autres activités :

Participation au Kammerchor d’Offenbourg (Allemagne )
Nombreux spectacles de chansons et de cabaret avec divers accompagnateurs (accordéon, piano, guitare…).


Bio-bibliographie de François Monnet

François Monnet est un homme polyvalent : homme de théâtre, photographe et traducteur, il est aussi plasticien et peut-être, avant tout cela, un homme de la nature qui aime travailler le bois, la terre, être en voyage... Des dizaines de carnets et de poèmes depuis sa jeunesse, jamais publiés parce qu’alors il n’en sentait pas le besoin. L’écriture étant avant tout pour lui un « pour soi », un moyen de se situer au cœur du monde, de vérifier son éveil au monde.
Dans le domaine du théâtre, beaucoup d’écriture aussi, jamais publiée puisque jouée. Entre autres une adaptation de plusieurs écrits de Giono auquel il voue une admiration fervente, sous le titre de « Serpent d’étoiles ».
Cette pièce, jouée sous une yourte, dans des granges, en pays de montagnes, jusqu’en Italie, dans les années quatre-vingts aura été une étape marquante.
Donc poésie plus partagée en direct que publiée.
A cela peut s’ajouter un livre pour enfants :« Le soleil et le bouton de rose », illustré, en attente de publication.
Ce n’est qu’en 2008 qu’il publiera enfin, comme traducteur et photographe, chez Bleu autour, Nord Profond, une anthologie des poèmes du Norvégien Olav H. Hauge. Elle sera suivie par d’autres publications du même poète dans la belle revue littéraire Conférence (numéro 32). Mais surtout, pour François Monnet, il s’agit de faire partager la poésie au plus grand nombre en la portant avec sa voix, parfois sa musique. Ainsi depuis 2008, plus de trente médiathèques ou bibliothèques ont accueilli ses expositions où convergent photographies, installations et animations (conférences/spectacles) pour faire connaitre l’œuvre d’Olav H. Hauge au public francophone.
En somme publier l’intéresse moins que multiplier les occasions de partages en direct, et c’est d’ailleurs en lisant ou disant de façon répétée les poèmes qu’il parachève ses traductions, qu’il les emmène vers des chants, dans le sens symbolique.
Bien sûr une œuvre publiée et reproduite permet à cette poésie de faire son chemin, son voyage, et un bon livre de poésie dans la poche est un compagnon de voyage au même titre qu’un bon canif, un sac de couchage, un carnet et un crayon, une fiole de whisky, alors publier une œuvre est une complicité avec l’errance heureuse, l’émerveillement en voyage...

Dernier projet : un spectacle poétique et musical en collaboration avec le chanteur et joueur de luth, Jean David, qui est une rencontre entre René Char et Olav H. Hauge. Première représentation le 27 juin 2015, à Marseille : « René Char et Olav H. Hauge mêlent leur chant et leur sang »

Fondateur du Théâtre des Fêtes, aujourd’hui disparu, un théâtre aux pieds nus, international et itinérant, soutenu par Jean Dasté, et membre depuis 2009 de la Compagnie Errance in Vivo (http://cie-errance.com/crbst_1.html), il a aussi mené et imaginé plusieurs projets européen comme « Le Voyage mythologique » / Mitologik Yolculuk (Turquie et Grèce, 1998),et voyage fréquemment en Pologne où il a des liens forts avec le théâtre.

http://francoismonnet.free.fr/page01.htm

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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