(Ci-contre, peinture de Katsushika Hokusai (1760-1848) représentant un portrait imaginaire de l’auteur Sei Shonagon)
Nul genre venu d’ailleurs n’a davantage impressionné la substance de la poésie occidentale depuis un peu plus d’un siècle que le haïku. Ce poème bref, composé d’un tercet de 17 syllabes, se pratique déjà en France au début du XX° siècle, notamment sous la plume de poètes comme Julien Vocance ou René Maublanc [1]. pour dire les terribles commotions de la première guerre mondiale, puis chez Claudel, Suarès et Eluard [2], dans les années 1920, avant de rejaillir de plus en plus largement de génération en génération jusqu’à nos jours.
En 2017, le haïku reste surtout connu par ses grands maîtres classiques, Bashô (1644-1694), Buson (1716-1783), Issa (1763-1828), ou encore Shiki (1867-1902). Ils ont en commun d’être des hommes, si bien que l’idée ne vient presque jamais de relier l’écriture de haïkaï à des auteurs féminins. Pourtant dès l’époque de Bashô s’illustre la poétesse Chigetsu Kawaï (vers 1640-1718), proche du célèbre maître au point de s’être occupée des préparatifs de ses funérailles. Par la suite, bien d’autres figures féminines viennent doubler la lignée masculine des haïjins de leur présence aussi essentielle, quoique moins visible pour les mêmes raisons qui ont si longtemps maintenu les femmes au second plan dans la culture européenne : Chyio-ni (1703-1775), Shizunojo Takeshita (1887-1951), pour ne citer que quelques unes d’entre elles.
Pourtant, dès l’ère de Heian (794-1185), la littérature japonaise s’était illustrée par les femmes, qu’elle soit poètes, romancières, diaristes, ou aient associé les trois pratiques. Ono no Komachi (833-857) fait ainsi partie des « Sanjurokkasen », les trente-six poètes immortels sélectionnés par Fujiwara no Kinto, avant de rejoindre le Yahkunin Ishu, recueil des cent poètes constitué au XIII° siècle par Fujiwara no Teika [3]. De même, la plus célèbre d’entre elles, Murasaki Shikibu (vers 973-vers 1025), fonde le roman japonais avec le célèbre Dit du Genji qui deviendra au XX° siècle, grâce à de nombreuses traductions, l’un des piliers de la littérature mondiale ; mais se distingue aussi par son journal et ses poèmes [4].
Sans parler de son homonyme Izumi Shikibu (née vers 970, morte à une date inconnue), elle aussi classée parmi les trente-six poètes immortels et auteur d’un journal exceptionnel par son inspiration amoureuse, ou de leur contemporaine et parfois rivale, Sei Shonagon (vers 965-vers 1013), auteur de ce livre sans égal que sont les Notes de chevet, où l’auteur tisse un subtil réseau de listes poétiques, de notes, de remarques et d’anecdotes sur la vie de cour en contrepoint avec ses impressions intimes.
Les haïjins femmes sont donc des héritières de cette haute tradition. Parfois, le lien avec leur illustres devancières se marque de façon manifeste, comme dans ce haïku de Takajo Mitsuhashi (1889-1972) où se retrouve le goût des listes de préférences positives et négatives chères à Sei Shonagon : « Je déteste tout ce qui se bouscule/ mêmes les fleurs/ blanches de prunier » [5]. Souvent, leurs œuvres, par les thèmes, les contenus et les modes d’écriture, ne diffèrent pas de celles de leurs homologues masculins, comme dans cet autre haïku dû à Hisajo Sugita (1890-1946), et qui pourrait fort bien avoir été écrit par Bashô : « Chœurs de cigales / je balaye les feuilles, çà et là / dans les taches du soleil » [6]. Toutefois, plus on avance dans le temps, particulièrement depuis 1945, plus la parole d’une vivacité d’éclair des haïjins féminines, se libérant de ces modèles, exprime une expérience toute personnelle, renouant en cela, mais autrement, avec le ton et les préoccupations des grandes figures de l’ère de Heian. S’y fait jour par exemple une sensualité délicate d’autant plus touchante quand on sait que l’auteur, il s’agit une fois encore d’Hisajo Sugita, a fini abandonnée dans un hôpital psychiatrique : « Léger kimono d’été / La lune effleure ma peau / au travers » [7]. On ne peut s’empêcher de songer en effet que dans cet effleurement diaphane se révèle le pressentiment d’une fragilité fondamentale, celle d’une sensibilité telle que la jeune femme perçoit la caresse des rayons de lune à travers l’étoffe. Simultanément, il semble que le corps soit à peine plus palpable que la luminosité qui le frôle, comme s’il était déjà celui d’une morte devenu tendre fantôme. Cette inspiration sensuelle se retrouve encore d’une façon assez proche dans un autre haïku d’Hisajo Sugita : « J’ôte mon kimono / après la visite aux fleurs de cerisiers / Que de liens ! » [8]. Dans ce poème si personnel s’affirme toute l’essence de la poésie japonaise telle qu’elle s’est toujours concentrée dès les tankas du Moyen-Âge (matrice première en cinq vers et syllabes d’où naîtront les haïkus), par la superposition allusive des sens possibles : libération solitaire de celle qui se dévêt de son kimono comme les arbres dépouillent leurs fleurs, préparation à une cérémonie amoureuse qui prolonge peut-être des serments échangés sous les cerisiers, mouvement universel du dépouillement qui emporte fleurs et êtres humains, etc.
L’inspiration amoureuse peut prendre un tour nettement plus érotique en ce qu’elle se montre directe, mais diamétralement opposée à la tradition vernaculaire ou comique, voire pornographique du haïku érotique traditionnel, comme dans ce poème de Masajo Suzuki (1906-2003) : « Souhaitant être amoureuse / je fourre une fraise / dans ma bouche » [9]. On ne peut manquer de songer au thème central des Fraises sauvages de Bergman, mais ici dans un registre purement personnel puisque nul baiser n’est venu concrétiser ce qui n’est qu’un vœu signifié dans un rite intime d’absorption où correspondances symboliques et jeu auto-érotique se combinent dans la solitude. La violence de cette consommation avoue la faim érotique de l’auteur mais revendique aussi sa pleine expression dans une société où le discours du désir est théoriquement l’apanage des hommes. On retrouve des fascinations similaires pour les aliments et les boissons chez la romancière Hiromi Kawakami (née en 1958) [10].
Dans les deux cas l’érotique de la nourriture affirme cependant bien autre chose que le seul réseau des fantasmes, en revendiquant par eux une autonomie nouvelle des femmes jusque là réduite à la passivité. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment, dans la littérature japonaise du XX° siècle, elles sont le plus souvent des épouses et des maîtresses, souvent mal aimées et délaissées, des servantes et des geishas - même dans les œuvres où le narrateur les place au centre du récit et leur voue une véritable admiration – ou, de façon plus ténébreuse, jouent un rôle ambivalent, selon le principe d’une déstabilisation angoissante de l’homme par la femme [11].
La sensualité poétique peut quelquefois prendre une dimension très mystérieuse, à la mesure de l’émotion qui l’accompagne, pour mieux circonscrire l’expérience singulière de la féminité, ainsi que le fait Michiko Kaï (née en 1960) : « Enfilant / mon maillot de bain / une fleur s’épanouit » [12]. Toute la beauté de ce haïku est de nous laisser flotter entre les possibles sans qu’aucun ne devienne décisif, si bien que l’épanouissement de la fleur est d’abord celui du poème dans l’instantané de son inexplicable beauté. Certes, la fleur est aussi le dessin des formes étroitement épousées par le maillot, peut-être déjà moulé sur elles par une vague, mais elle coïncide sans doute avec le libre déploiement de la baigneuse devenue plante par l’échange de ses vêtements ordinaires contre le costume de bain, ou établit une pure simultanéité entre deux existences parallèles, celle d’une femme qui enfile son maillot de bain, celle d’une fleur, qui pourrait être simple habitante des sables poussant par hasard à proximité de la nageuse. Ce genre de coïncidence entre réalités trouve d’ailleurs des expressions fulgurantes dans une tout autre forme de poésie, encore qu’elle ne soit quelquefois pas si éloignée du haïku par son sens de l’ellipse et sa méditation sur les devenirs : celle de Jean Follain qui confronte en effet si souvent la figure féminine, la patience de l’insecte, la rêverie de l’écolier ou les enthousiasmes d’un chien. Le poème continue en tout cas de diffuser ses résonances, au-delà de l’apparence sensuelle initiale, puisque le même mouvement d’enfiler et de s’épanouir, tout en célébrant la plénitude d’un l’instant par l’épiphanie de sa formulation, laisse entendre en filigrane l’éphémère qui le porte et bientôt l’abolira.
L’expérience poétique de ces voix féminines se caractérise encore par le renouvellement remarquable qu’elles apportent à l’une des dimensions constitutives du haïku : la capacité de toucher le lecteur par l’étonnement d’une image aussi juste que totalement imprévisible, à la manière dont bien sûr agissent les koans, ces courtes formulations mystérieuses du bouddhisme zen, qui ont pour but de favoriser l’éveil par leur vibration paradoxale. Plus encore que les maîtres classiques, pourtant experts dans cet art, les haïjins femmes, surtout les plus contemporaines, font preuve à cet égard d’une puissance fulgurante, au point où leurs haïkus conduisent quelquefois à d’étranges évocations, comme ici, une fois encore sous le pinceau de Masajo Suzuki : « Mon corps est froid / plus froid que les poissons / que je viens d’acheter », ou bien dans cet autre, de Mayuzumi Madoka : « Cerisiers cerisiers…/ ah si je pouvais recueillir / sa pomme d’Adam » [13].
Le second de ces poème, infiniment mystérieux, retiendra particulièrement notre attention. Dans le commentaire qu’elle en donne elle-même, l’auteur de ce haïku nous apprend qu’il a été composé le jour du décès de Masajo Suzuki dont elle était proche et qui lui avait confié à la fin de sa vie qu’elle désirait être enterrée sous des cerisiers avec les cendres, subtilisées par la ruse, d’un homme marié qu’elle avait aimé et dont elle n’avait pu pour cette raison suivre ni la crémation, ni les funérailles. La traductrice, Corinne Atlan, souligne à juste titre « l’image saisissante, presque surréaliste », des « pétales des cerisiers en fleurs » qui se confondent « avec les cendres du défunt », tout en précisant que lors du recueil des os et des cendres qui succède à la crémation, la personne la plus proche du défunt prélève la pomme d’Adam, appelée « bouddha de la gorge ». Cette explication éclaire sans doute utilement le poème, mais loin d’en amoindrir l’inquiétante étrangeté, elle en augmente encore le pouvoir de sidération par tous les prolongements qu’elle autorise, comme une interminable succession d’échos roulant au loin. Cet infini insaisissable du sens et des illuminations, n’est-il finalement pas à l’image de cet autre haïku de Mayuzumi Madoka : « Ni entrée / ni sortie / dans le grand champ de fleurs » ?
Dans le grand champ du poème, en tout cas, féminin et masculin se rejoignent finalement, en une parfaite égalité d’énigme qui, sous nos yeux, ne cesse de s’ouvrir et de s’épanouir par la beauté.
Brève présentation de l’auteur
Marc-Henri Arfeux, né à Lyon en 1962 est poète, essayiste et romancier. Il pratique également la composition électroacoustique et la peinture. Il a publié de nombreux ouvrages, notamment aux Editions de la Margeride. Littérature, musique et peinture sont pour lui trois aventures exploratrices parallèles de l’énigme du monde et de l’expérience d’exister. Il enseigne la philosophie à Lyon.
Pour découvrir ou retrouver son travail poétique, des inédits ici : https://www.terreaciel.net/Marc-Hen...
(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)