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Billet de Christophe Stolowicki (juin 2022)

jeudi 5 mai 2022, par Cécile Guivarch

Mes morceaux préférés, en boucle sur des mois.

Monk tout en notes d’égrappement, envers de nos points de suspension.

Variations Goldberg. Le chemin éclairé par la résonance divine, Bach trace strophe sur boustrophédon, revenant sur ses pas du simple au multiple, excédant toute singularité.

Couche sur couche sédimentaire laisse la roche aussi nue que Dieu l’a créée pour le bonheur des algébristes du sacré.

Les sporadiques récapitulatifs de l’acquis pausent & reposent la question à tous les ang(l)es morts.

Ce qui la relance et qui la recompose en ferveur de liesse prend de vitesse nos sens infirmes à l’aune de Dieu.

Bach un bonheur d’athée qu’aucun croyant n’a jamais connu.

The Town and the City, de Jack Kerouac

De jeunesse prolifique, éclatante, et d’écrivain d’emblée accompli, voici réédité en poche le premier roman (1950) de Jack Kerouac, en écho des collines et des gratte-ciel, valeurs américaines réaffirmées avec force, sensibilité et intellect se déployant sur fond de bop qui ne nous lâche pas. Hit the road, Jack. Touffu, à amples bouffées que l’on devine autobiographiques. Oui, d’un « poète-génie » réalisant « la fusion remarquable de la poésie et du roman en Amérique » (exergue d’Allen Ginsberg).

« Une sorte d’extase poétique possède certains jeunes Américains au printemps : le sentiment de n’appartenir à aucun pays et à aucune époque, une aspiration indomptable à être ailleurs, partout, tout de suite. » Plusieurs personnages, de ceux qui écument Greenwich Village, marqués du sceau de la poésie, mieux que chez Balzac ou Stendhal. Un jeune Juif prolixe rappelle Bloch du Temps perdu. Un roman de poète ?

Quand « des brumes s’élèvent partout et des révélations indicibles flottent dans l’air bleu et doux », que « la lune pleine et brune et comme tremblotante montre son immense visage triste, et pourtant compréhensif », « l’air est vif et plein de poésie, plein aussi de ces odeurs de fumée », et récurrent le vent d’octobre. À ce souffle illimité l’on arpente une Amérique aussi puissante et profonde, et solide, déferlante, que la Russie de Tolstoï.

« Il lui arrivait parfois de prendre cet air de tranquillité sombre qu’ont les orphelins quand ils réfléchissent ».

The Town, c’est Galloway, une petite ville de l’Amérique profonde, l’accent à fendre au cutter, The City évidemment New-York. De l’une à l’autre le roman est celui de la déchéance d’un père, digne et vaillant, qui aura élevé huit garçons et filles – de sa belle maison inscrite dans le paysage à un sous-sol de Brooklyn. Où sitôt installé il se rend à son nouvel emploi « avec la joie paisible que seuls connaissent les travailleurs » (notation insolite pour un européen). Le roman suit ces huit enfants, aussi différents que possible, de l’athlète au poète, à un train d’épopée dont des chorus sont les hexamètres dactyliques.

La guerre les disperse aux quatre coins du continent et du globe, « à travers les États-Unis, en Angleterre, en Australie, en Inde, et à Pearl Harbor, mais où étaient-ils réellement dans la nuit du temps et des choses, pourquoi les cieux nocturnes étaient-ils si fantomatiques ? Il était torturé. Il avait vieilli et se sentait coupable. Les garçons qui l’admiraient jadis parce qu’il était un champion de football étaient partis suivre des héros plus authentiques que lui. »

Zoom avant, le hors champ plain-chant, à pleins champs et brassées d’eau amère. À Greenwich Village les dialogues d’intellectuels, ponctués de facéties tragiques, pétillent de bière et de drogues, l’esprit déployé rappelle les dîners de journalistes de Flaubert – préfigure Woody Allen. Brassant les siècles en latence, en filigrane, Kerouac côtoie Ezra Pound.

Le sait-il ?

La Table Ronde, « La petite vermillon », traduit par Daniel Poliquin, 768 p., 11,80 €, mars 2022.

Je n’ai pas l’ombre d’une connaissance pour juger de ce que Pascal, Descartes, Spinoza, Leibnitz ont apporté à l’histoire de la mathématique ou de la physique. Quant à celle de la pensée, autant Pascal, Leibnitz sont des génies, autant (ô temps) Descartes mérite le bonnet d’âne que lui plante Gide, et Spinoza la palme de la prudence exponentielle obsessionnelle que Nietzsche lui décerne. Reste qu’à ses flamboyants, à ses sévères débuts, le crépuscule de l’ère chrétienne porte un peu trop au pinacle de la « philosophie » mathématiciens et physiciens.

Une Résistante, une aviatrice, une auteure ou une autrice. Mais une poète. Poétesse a beau être d’emploi courant, rimer avec liesse et tendresse – aussi forcé que mulâtresse et papesse, ânesse, rappelant tout l’anachronique de maîtresse, il reste un odieux diminutif à l’usage de qui n’aime pas la poésie féminine et n’a pas une seule fille à son panthéon.

De mémoire latine cardinale, le français ne peut absorber qu’à petites doses l’écriture inclusive, et rejeter ce qui, quoique d’usage ancien, n’est ici que sa dérision, poétesse contesté déjà en 1723.

Le livre des haïku, de Jack Kerouac

En contrepoint de la poésie de romancier prolifique de Jack Kerouac, voici celle succincte, dépouillée, de ses haïku à trois vers, voire deux, notations happées au plus bref, au plus concret – de même intention, respiration, reflétant la même vastitude de Dieu, le Dieu chrétien ici amplifié en bouddhisme par un chantre de la beat generation.

Sur toute une vie, à peu d’exceptions près, la même structure de haïku : trois vers, le premier et le troisième frappés d’une majuscule, le deuxième se coulant. Parfois un tiret de clausule. Le deuxième vers toujours décalé de deux blancs d’entrée de ligne.

Malgré l’excellente traduction de Bertrand Agostini, le haïku est encore plus succinct dans l’original : Sun on the rocks – / a fighting snag / Holds on (4 4 2) devient « Soleil sur les rochers – / un amas de bois lutte / Et s’accroche » (6 6 3) ; My Christ blinds / are down – / I’m reading about Virgin (3 2 6) se développe en « Mes stores christiques / sont baissés – / Je lis quelque chose sur la Vierge » (4 3 8, même en vers mâchés). L’anglais des États-Unis est naturellement bref – et conquérant.

Un délassement de romancier, pour qui la poésie n’est pas inadmissible mais simplement pas admise, et insipide quand on l’admet ? Parfois : Work of the quiet / mountain, this / Torrent of purity, Lamartine fait mieux.

Mais l’intention d’amortir, aplanir la chute (I’m back here in the middle / of nowhere – / At least I think so) en arasant tout ce qui pourrait faire pointe ou saillie, en amplifiant ou supprimant la dérobade minimale, essentielle au haïku d’origine et au génie japonais, en laissant échapper le chevauchement sur la nature de la prosaïque vie yankee (How cold ! – late / September baseball – / the crickets), en asséchant l’énigme métaphysique devenue physicienne (« Soixante couchers de soleil ai-je vu / tourner sur cette colline / Perpendiculaire ») – renouvelle le genre jusqu’à l’originalité radicale :

Everywhere beyond / the Truth, / Empty space blue, ou All that ocean of blue / soon as those clouds / Pass away

Ou Came down from my / ivory tower / And found no world

Ou I don’t care / what /thusness is (« Je me fiche / de ce qu’est l’ainsité ») de l’homme sans qualité effaçant tout saillant d’être ni d’étant avec la majuscule du troisième vers.

Du haïku gardée la forme, réfuté – réaffirmé l’esprit.

La Table Ronde, « La petite vermillon », traduction et préface de Bertrand Agostini, introduction de Regina Weinreich, 432 p., 10,20 €, réédition poche de février 2022.

Livre des esquisses (1952 – 1954), de Jack Kerouac

Book of sketches, assorti de l’exergue « (Proving that sketches / aint Verse) / But Only What Is /…  » : intraduisible titre, Lucien Suel a opté pour le visuel esquisses, résonnant de tout le passé britannique de l’anglais des États-Unis – ce que le cinéma américain en a fait ne peut le réduire à sketches ; saynète serait plus exact mais trop littéraire ; je dirais morceaux, ceux de jazz qui de strophe en strophe d’un bop déjanté le composent, aux notes « imprimées telles qu’elles furent rédigées sur les petites pages des carnets que j’ai portés dans ma poche de poitrine de l’été 52 à décembre 54 », recopiées pour être imprimées en 1959, « pas nécessairement dans l’ordre chronologique ». Mais ne boudons pas notre plaisir, la traduction de Lucien Suel est excellente, rend toute la rythmique et la langue à vif de ce livre plus d’un demi-siècle après toujours aussi neuf.

« Ti-Paul / sur le sofa rêvasse / à la fenêtre, se retourne / crie – “Pourquoi c’est / parce que, Papa, pourquoi / c’est parce que ?” : hébergé par sa sœur, happant la question d’enfant philosophe de son neveu.

Autostop : « encore 500 miles jusqu’à Denver, / j’ai 1,46 $ – mais / me sens de nouveau vivant & même / que je serai sauvé, c.-à-d., / je ne suis pas un canard crevé, / ni un criminel, un / clodo, un idiot, un imbécile /– mais un grand poète / & un brave type – & / maintenant que c’est établi je / vais arrêter de me plaindre de / ma situation – & – me concentrer / sur mon travail à la Sp. RR pour / assurer mes besoins, comme ça je / pourrai écrire en paix, mettre en route / l’œuvre de ma vie sur mon / univers intérieur, 2è partie » : qui aime le jazz lit ce chorus sans reprendre son souffle.

Vers de prose aux maigres enjambements – qui se décalent, parfois brièvement s’étagent quand monte l’inspiration ou que le propos s’étend.

« Le problème avec / les fringues à la mode c’est / que tu veux baiser les femmes / avec leurs fringues / mais le moment / venu elles se déshabillent / toujours pour / ne pas / les chiffonner // Vois les choses en face, les vraies / bonnes baises dans la vie / d’un jeune homme c’était / quand on n’avait pas le / temps d’enlever ses / fringues, quand tu / étais trop excité & qu’elle / était trop excitée […] contre des / talus enneigés, contre / les murs de maisons merdiques / dans les greniers, des baises / brusques dans le couloir – / Parle de ta paix brûlante » : pour qui aime le jazz tous les rejets et enjambements intempestifs battent la démesure, renvoient Brantôme à l’anecdote.

utilisant le tiret pour marquer la fin d’un solo, d’une envolée (Lucien Suel), d’un chorus. Chorus, contrairement à son étymologie est ce que le jazz développe de plus solitaire, de fuite en avant au fin fond de l’arrière.

Autant dans les haïku ce qui prédomine est l’intention poétique d’un prosateur – dans ces esquisses ou morceaux d’un Journal surexposé que sur plus de deux ans ne lâche pas son tempo, l’authentique poète de sa vie (Hit the road, Jack) rattrape son personnage.

La Table Ronde, « la petite vermillon », traduction de Lucien Suel, 384 p., 9,20 €, février 2022.

L’Académie française n’a pas changé depuis 1634, elle est toujours cette caverne d’Ali Baba où siègent quarante voleurs ronronnant savamment, pas comme de grands sphinx jaillis d’une solitude. Il leur manque toujours de s’être opposés avant de se poser (je ne suis pourtant pas hégélien) – rien de plus étranger à la littérature qu’un organisme d’État.

Des Immortels ? Des trente-cinq en fonction à ce jour, seul restera peut-être Andreï Makine.

La plupart des poètes de ma connaissance ont peu d’autrices à leur panthéon. Quand n’importe quel directeur de rédaction d’un médiocre journal fera plutôt interviewer une romancière par un homme et sa réciproque – l’intérêt, le mouvement de connaître se portant davantage vers la maison d’en face – dans les revues de poésie les entretiens ne sont la plupart qu’un plat renvoi de pair à compagnon, de poire contre fromage, de rhubarbe contre séné, un miroir tendu à Narcisse sans échange de balles. Comme si à l’air raréfié de l’art majeur l’on se rencoignait entre semblables.

Ceux qui vont mourir vous saluent. Dans la revue Moriturus fondée par Cédric Demangeot on ne voit passer que des garçons, comme si les filles étaient immortelles.

Proust est un génie. Mais d’un autre temps, il lui manque le truchement du rêve.

La montagne lumineuse, de Jean-Pierre Chambon

Une métaphysique de la montagne, son ontologie première, sa phénoménologie seconde, celle-ci tenue à bout de mots, à cœur d’images peintes par un artiste enfant, d’enfance accomplie. Un très bel, obsessionnel, sériel livre-objet, de double page en double page la découpure des mêmes sommets, dans sa perspective principale et parfois, la peinture basculée page de gauche, dans des avatars seconds – ciselant l’espace-temps.

Poèmes issus d’une double imprégnation, celle des longues marches en altitude et de la fréquentation sur la durée des peintures de Mad, lui-même imprégné de la contemplation sur le motif une année entière de cette dentelure de pics. La même crénelure d’horizon, en fraîches couleurs naïves, emblématiques ou fusionnelles, à l’épreuve saisonnière. Une caméra fixe mentale, sur une année. Un bleu qui respire à pleins poumons d’enfant, un bleu qui reste.

Me monte le poignant regret de n’avoir vie durant happé que des bribes de cette haute solitude dans son cirque de monts.

« Tout de la terre / semble vouloir répondre / à un désir d’élévation // tout veut grandir et s’exhausser // les herbes se dressent vers la lumière / comme des flammes que ferait vaciller le vent // les pierres elles-mêmes / cherchent à toucher le ciel ». Les mots sont de faibles mots – Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse […] L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu.

Car « tout retombe // le torrent dévale la pente / l’eau dégringole en cascade / la montagne étire son ombre au fond de la vallée // par la coulée de l’avalanche et l’éboulement soudain / par l’infatigable érosion qui abrase les cimes […] // tout suit son cours descendant / tout s’en va vers sa fin / le sol même paraît se dérober sous les pas ». Les « tendres neiges d’hier / ont rabattu sur la mémoire / leur drap mortuaire ». Car, l’on s’en doutait, « Le vieux randonneur / qui courait dans les pentes / il n’y a pas si longtemps encore // sautant insouciant de pierre / en pierre / peine à présent / même en descente / les jambes ankylosées // et le pied hésitant ».

Jean-Pierre Chambon, né en 1953, de nombreux opus à son actif, atteint ici la simplicité et le dépouillement de qui délivre un thème majeur, de face à face avec soi dans l’abrupt à la faveur d’un puissant livre d’images.

Explicite, indiscutable, à mettre entre toutes les mains.

Ce n’est pas Nietzsche dans la Haute-Engadine.

Voix d’encre, peintures de Mad, non paginé, 28 €, mars 2022

Dans Kind of blue (Miles Davis, 1959), à deux pianistes – le swing de Bill Evans aussi pensé, intériorisé, que celui de Winton Kelly déploie la plus large palette d’un for extérieur.

Au connais-toi toi-même, au deviens qui tu es, quelle voie royale sinon la poésie ? Mais l’authentique, celle qui met la vie en je.

Les catégories a priori de l’espace et du temps désuètes à présent que nous connaissons l’espace-temps, Kant tombe des mains quand Héraclite est plus actuel que jamais.

« Le pays des rêves. » Non, le pays du rêve.

Wiosenna ilość szmat (Une quantité printanière de chiffons, n’importe quoi) me fait la bouche à l’accent tonique où le français tire sa force de n’avoir pas de temps forts

où le français est aussi apollinaire que le grec de Sophocle.

L’individu, cette conquête de l’homme plus haute que le chien. L’individu, le meilleur ami de l’homme.

Langue d’écorché ? Peut-être. Mais langue longtemps écorchée en mon lieu & place, écorcée, et corset, et corps sait.

Il faut une vie pour faire un livre (Jean-Claude Montel). Oui mais. Il faut des siècles pour faire un livre.

Terre ancienne, d’Yves di Manno

Versets, chapitres, sourates, chants. Leur semainier, tressé en « archipel ». Dix ans après, leur écho (« on était seul à être tous »). Terre ancienne, qui garde aussi mémoire de Terre sienne (2012), terre antienne, de moins d’enracinement que de circulation intense, taire terre, dit Colomb, cet inventeur d’Amériques. Le souffle long (en largesse, en teneur, aurifère, portant le fer dans l’aplat, se cabrant d’abondance en mesure) qui court dans l’œuvre d’Yves di Manno appelait cette réédition de Célébrations, écrit en 1977 dans l’enthousiasme de la découverte de Chronique des indiens Guayaki de Pierre Clastres – suivi de Péninsule (paru en revue en 1987), celle d’un continent perdu, prisonnier, fugitif, retrouvé.

Celle d’un espace-temps enfin vécu, comme seul peut le vivre un poète, un grand demi-siècle après que des physiciens l’eurent théorisé, et quelques décennies avant qu’il n’ait frayé son chemin de crêtes et de hauts fonds (les heures géographiques d’Hortense Raynal, 2021).

Un for extérieur.

« Et ma parole comme une arme, et le son de ces voix qui se tissent et se cardent aux mille larmes des forêts ». Rimbaldiennes « fêtes de la patience, dont le rire est absent ». D’hommes revenus – « Dans quels limbes, quelle étoile, en quel ciel d’autres cieux ? »

Espace-temps auquel donnent accès nos rêves et que maints narrateurs de rêves (Breton, Freud) aplatissent d’un coup de maillet. Seul y entre voie ou voix le travail de l’artiste – les microcosmes ou le trompe l’œil de Dali, la décontextualisation des personnages chez Balthus. Ici, sur la piste amérindienne de nos ascendants au cœur immobile du voyage, le mètre épique ethnographique n’est plus dactyle ni spondée mais le verset, ce que de prose le vers sait narrer, déployer : en une mise en laisses non pas litaniques mais ouvertes, de forme fixe – sept quatrains de prose par page que clôt un monostiche pour reprendre voix ; qui montant en coda, s’effilent en ce monostiche de même denrée, même durée ; que dans un lancinant report, en d’ajourées reprises, lie une syntaxe nouvelle. Récurrente l’inversion, non pas poétique ni interrogative – à quelques interrogations près dont est supprimé le point à l’instar de Gertrude Stein – mais l’elliptique, celle qui renfonce dans la glaise, sous « le ciel végétal » des forêts, un aussi causal, aboli par le souffle : « N’a-t-on point d’attention pour leurs pâles figures. […] L’air s’embrase-t-il. » L’ellipse à haut débit.

À quelques versets manque par exception le point final

Forme fixe : un rituel en écho de l’animal, de l’homme premier.

De sourate en sourate montent jusqu’à celle des couteaux l’émotion cognitive, le savoir dévasté (affermi) par son tempo : « Se définir contre la tribu, par négations successives » ; « comme s’ils s’obstinaient, désespérés nageurs, à vouloir dépasser la ligne d’horizon » ; « aux sources des rapides des canoës rageurs, luttant contre le temps […] la page oblitérée d’une Histoire mutilée ». Au crible de « Détruire le sens des mots, les détourner de leur fonction », la connaissance sans (j)ambages.

Des millénaires nous tiennent debout, hantés de mains sur les parois des grottes, coiffés (Mobutu Sese Seko) d’une dérisoire toque de léopard, ici jaguar.

Parfois, de verset en verset, un rejet d’enjambement des siècles reporte l’ellipse majeure du verbe d’une contrebasse tenace. La poésie, de scansion large, organe de la connaissance. Énoncer : énucléer le réel.

Le « Miroir des Achés. Eau mâchée, remâchée. Eau défoliée » ouvre la marche sur des millénaires d’hommes et de femmes « Aux doigts d’obsidienne, aux yeux de tessons. » Nous sommes amérindiens « par vos blessures. Par vos feintes, vos arts tissés. Par l’instinct qui vous dit : oiseaux ramures envols racines. » (Les envols qui clouent tant de poètes au bitume.)

Sans être inadmissible, la poésie passée au tamis, au tatami d’un Monsieur Teste contemporain (il y a près d’un demi-siècle).

« Terre extradée, promise » : Yves di Manno est ce grand voyageur dès l’âge d’homme parce que la terre lui est étroite, que seule desserre une poésie des continents. Connaissant « La Loi », celle qui nous courbe et régit ou élève, imprimée en nous en des épreuves initiatiques par des myriades de griffes de jaguar et d’« hommes-couteaux ».

Parenthèses. Souvent sans fonction sur une phrase nominale. Non comme chez Agnès Rouzier distribuées au pénultième hasard, intempestives à bout touchant ; mais aussi récurrentes ; note de contrebasse, temps faible dont se relève un temps fort, marquant d’une baisse de tension, scandant d’un retrait le deux temps de l’espace-temps.

« Que se cristallisent en toi, gémelles, les femmes au corps d’étain [le bronze de l’« orichalque », celui de l’antiquité gréco-latine]. Que se démentisse en toi le corps des hommes aux longs étuis péniens. » Que se dément tisse au présent imparfait le sub – jonctif.

Dans le dernier chapitre de Célébrations, coda des codas récapitulative, « ÉPREUVE DU DOUBLE. (Tentative annulée d’entrer dans un récit) […] Le ciel, les parades, les habits pauvres. L’amour, l’hiver. La raideur. L’immobilité. Se déchiffre un regard inconnu », la mise en abyme affleurant tout au long remonte de ses abysses.

Signée Jean-Claude Loubières, une ombre longue née en quatrième laisse en couverture émerger une tête d’homme iguane terre mer.

Livre jailli d’un « Sommeil épiphanique » : épiphanie, ce mot souvent abusif des poètes, qu’on lit ici à plein, adjectivé de tous ses sens en un.

La poésie ne se paye pas de mots – parfois d’émaux.

Monologue, illustration de couverture de Jean-Claude Loubières, 104 p., 15 €, avril 2022 (réédition de 1980 et 1987).

Christophe Stolowicki


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