Comment rendre un hommage sans verser dans le témoignage ou l’exercice d’admiration – dans le trop-plein d’affects, la trop grande charge d’émotion ? Comment parler de l’Autre sans (trop) parler de soi, dire quel était l’homme sans forcément faire apparaître ce qui, de lui à nous, tissait une relation ?
Deux mois après la disparition d’Antoine Emaz m’est venue l’envie de retraverser son œuvre, de le rejoindre en ses paysages, d’écouter ses mots, sa respiration. À la façon d’un abécédaire (comme programmé par le nom-même du poète), Antoine Emaz de a à z s’essaie à cela : en vingt-six approches, ces proses auscultent, répercutent les poèmes qu’il nous a laissés, et le montrent à l’ouvrage – infatigable explorateur de l’ordinaire, poète du peu ou du presque rien tandis que reste, grand ouvert devant lui, l’infini des questions…
Ce petit livre a été publié début juin aux éditions des Venterniers. En accord avec Elise Bétremieux, qui fait vivre cette belle et bonne maison, et pour les lecteurs de Terre à ciel, voici le texte dans son intégralité.
antoine emaz de a à z c’est bien joli pour un homme de lettres en plus ça le fait seulement voilà dès la ligne deux on regrette comme s’il n’y avait qu’un alphabet dans les diverses plages de notre existence dans les trajectoires qu’on s’invente tant de méandres de ramifications de chevauchements de contaminations répertoires multiples abécédaires variés dans l’ordinaire des jours comme dans les moments privilégiés en public ou en privé sont-ils nombreux les mots pour dire une vie ses couleurs son phrasé alors franchement comment rubriquer ça se bouscule au portillon embouteillage goulot d’étranglement la gorge se serre ça forme un bouchon
boue magma sur toute la ligne au bout du bout comme à l’origine de tout une espèce de bazar et voilà le décor est planté chez antoine emaz le paysage on n’en sort jamais entre ciel et terre entre mer et jardin le monde comme il est sans qu’on y soit pour rien vent vif ou air brassé nous rappellent en continu la puissance du dehors à bas bruit où qu’on se trouve ce sentiment d’étrangeté on est là sans en être comment habiter parfois ça se joue à presque rien il suffit d’un bleu trop bleu et on se sent tout petit chétif vermisseau étriqué comprimé le ciel immense en son excès paraît fermé alors que faire sinon résister cogner et encore cogner se buter contre continuer
constat imparable c’est ça nous tient et on s’y tient comme une ligne à suivre coûte que coûte un cap à respecter la corde est raide la cage un rien étroite vouloir ne suffit pas le corps se fatigue accuse le coup risque de s’épuiser qu’importe antoine emaz tenace coriace assidûment consigne fait sa petite cuisine note dans ses carnets comment laisser la vie tranquillement s’écouler sachant que tranquille ce n’est jamais gagné tout va se rétrécissant effilochage délitement le mouvement est inévitable on dirait alors bien forcé de cimenter consolider les digues intérieures surtout ne rien lâcher éviter de se dissoudre de se diluer contre vents et marées durer
dunes migrantes bris et débris le temps dévide nos menus naufrages vague à l’âme au passage des marées flux et reflux langues de terre les mots s’empâtent dans la bouche s’ensablent se tassent au fond plus rien à déclarer les frontières sans cesse mouvantes tout s’estompe dans l’air flouté aux confins de ce que l’on sait et de ce que l’œil voit les lignes fuient incertaines limites confuses difficiles à démêler pour se rassurer cultiver la densité dans la main polir longuement un galet et d’un coup le lancer vas-y petit bolide parabole ciel éclaboussé et au retour de la plage les mots jetés sur le papier antoine emaz grain de sable dureté micacée solide infrangible entêté
enfoncer le clou répéter plutôt qu’espérer les mots comme nous jamais suffisants toujours en-deçà les lexiques explorés au gré des recueils reviennent circulent en vase clos vrai pour antoine emaz quelque chose comme un gaffiot une liste finie de lexèmes de termes de radicaux reste à créer les désinences les déclinaisons chaque poème en son effort de langue invente mille nuances capte des bribes des éclats tant de patience tant de passion à dire qu’on est là à la surface des êtres et des choses qu’importe pourvu qu’on ait au dedans un grand désir muet cette secrète cette permanente envie d’embrasser ce qui toujours part en fumée
fatalement le corps en déroute maladie vieillissement ça part en couille la faucheuse s’active en son ouvrage permanent antoine emaz très précocement tenaillé par la fin la sienne celle des autres la nôtre aussi comment ne pas le remarquer les mots de la fin il les a tous prononcés fatigue désordres sacs d’os fourbis fatras autant de chroniques d’une mort annoncée pour lui tenir la dragée haute l’idée d’une œuvre à mener un immense travail une responsabilité poème après poème sans céder il choisit longuement ses mots ce sont eux qui vont rester après lui arrivent les souvenirs les hommages nombreux rien qui d’un chagrin certain ne saurait nous guérir
gong ou glaise grosso modo tout est soit trop dur soit trop mou tantôt impénétrable tantôt malléable bruits assourdissants ou amortis ouatés comment être à l’unisson se mettre au diapason heureusement la glycine dans le jardin la pelouse en ses repousses les géraniums sur un châssis le monde semble venir à nous par petits bouts pour les saisir s’installer et écrire dans la véranda un lieu où la vie va et vient dedans et dehors à la fois antoine emaz prise la magie de la baie vitrée de la pièce bien éclairée la table de travail comme un poste d’observation le jardin à portée d’œil un univers à explorer on croit le connaître par cœur et il nous ouvre des horizons
hantise ou hébétude on s’habitue les mots tels des dés qu’on peut toujours relancer évidemment on sait qu’il n’y a pas de mise à remporter mais ce n’est pas ce qui empêche de recommencer ni morgue ni hauteur seulement une forme de retrait quelque chose comme une énergie contenue une pudeur une timidité devant la page antoine emaz va au plus vrai les mots comme la main voudraient toucher il tend le poème au maximum mesure la puissance calcule la portée inutile de se fatiguer à créer des effets de chercher à embellir ou à poétiser partisan du vers court il pratique un parler ras ni détours ni fioritures pour rejoindre exprimer au plus près rien d’autre à inventer
in medias res dès qu’on appuie sur le bouton l’impact du journal télévisé l’indicible chaos radiodiffusé le monde comme il va ou plutôt ne va pas stupeur des informations conflits armés effondrements tours et mauvais tours rien qui tourne vraiment rond contre l’horreur les jalons d’un engagement on voudrait dévider un nouvel abécédaire amour beauté chant douceur émerveillement avoir à hésiter entre fraîcheur et fluidité mais avec antoine emaz yeux grand ouverts faut pas rêver les élans sont toujours suivis de retombées les vies en morceaux bombes explosions les heures soumises à déflagration tragique roulette rien ne va plus fini de jouer
jour après jour recommencer de poème en poème les paysages reviennent antoine emaz partagé jadis entre angers et wimereux désormais entre angers et pornichet géographie circonscrite carte d’identité entre dehors et dedans toujours la question de s’accorder cette curiosité cette envie d’atteindre une soif jamais étanchée rêves de joies tranquilles d’éclaircies de ciels dégagés ce plaisir simple marcher le matin dans la fraîcheur bleutée regarder les paquets d’écume qu’emporte le vent lâcher prise quelques instants laisser de côté les tas d’embrouilles il pèse ses mots notre poète des sacs de nœuds des couleuvres à avaler il y en a des kilos
kystes épais situations désespérées ça tape dur dans l’œil et le cerveau un coup à droite un coup à gauche le monde kao la conscience aussi à bout de souffle la tête près d’exploser où l’oxygène où la prise d’air nous voici au bord de l’asphyxie entre spasmes et asthénie la machine a des hoquets donc faire comme si affronter le réel retrousser nos manches mettre les deux mains dans le cambouis on ne sait plus vraiment s’il faut écrire tache avec ou sans accent les rouages sont grippés engrenages encrassés soubresauts dératés témoin de son temps au travail dans le sombre antoine emaz n’a pas peur de s’y coller oscille entre pessimisme indocile et courageuse lucidité
limite supportable ou non reste à traverser vaille que vaille cahin-caha il n’y va pas avec le dos de la cuiller antoine emaz ne nous ménage pas n’écrit pas pour cela le réconfort la pommade dans le dos c’est bien simple il ne connaît pas par contre il nous surprend sur la page des traits de fracture où on ne les attendait pas syntaxe brisée passages à la ligne notre œil désorienté les enchaînements naturels disloqués jeux de mots décalages légers qui font tout changer le sens se réactive de la lumière arrive avec elle un sourire de l’esprit le poème ouvre des espaces avec audace franchit saute réussit les mots brillent avant de retomber non mais
manuels de pouvoir-vivre les recueils d’antoine emaz formulent une espèce de morale personnelle dans le sillage des grands penseurs tant admirés bon sang quelle belle langue ils dévidaient les pascal les la rochefoucauld au jour d’aujourd’hui définir un modus vivendi qu’on voudrait transparent ni turbulence ni effervescence seulement faire entrer le monde dans le poème chercher à obtenir un son net et précis sur la page les vers debout en tension tant pis si la peau fait le chemin inverse avec l’âge se détend paroi flasque rides sillons dans l’écriture viser une résonance de caisse claire au creux du ventre les vibrations l’émotion arrive nous saisit on est noués
non décidément il y a des choses que non un peu comme tout souffrir et ne rien excuser les refus d’antoine emaz s’ils sont rares au final sont toujours radicaux impossibles concessions diplomatie zéro faire des élégances par exemple faire des frais ou encore son petit numéro c’est trop lui demander il s’esbigne demi-tour poudre d’escampette ne déroge pas à sa ligne s’en tient aux fondamentaux de temps en temps à le lire et le lire encore on désespère on pense aux mots absents bonheur confiance croire espérer le pari pascalien même pas la peine d’y penser la planche de salut on ne voit pas ce que c’est la table rase oui avec dessus la toile cirée alors ça c’est osé
on fait ce qu’on peut il est tant de points aveugles d’angles morts même les mots traces graphes de vie font des petits blocs noirs sur la page on ne sait pas on ne sait plus quand l’ombre arrive quand la nuit se fait plus grand-chose ni grand monde qui tienne debout le courage mollit il n’est plus qu’à plisser les yeux à scruter l’obscurité tâcher de la pénétrer la gratter comme une plaie creuser évider aviver dans l’effort la carcasse s’obstine jusqu’à l’os quitte à éclater très frontal antoine emaz pas du genre à contourner dans la vie parfois oui pour préserver les proches pour protéger parfois aussi c’est bien humain parce qu’il a envie d’un peu de paix
puisque peu importe alors à bout de bras à la pointe du stylo le rassembler de recueil en recueil collecter le menu le ténu qui s’ingénie à échapper rattraper ce qui file entre les doigts un sacré boulot antoine emaz écrit à mots comptés dans la vie en revanche il parle volontiers les poèmes d’un côté les paroles nombreuses de l’autre comme quoi on peut inventer une poésie maigre et discuter le bout de gras chacun qui le connaît le sait il aime réfléchir échanger s’intéresse aux mots des autres lit leurs poèmes y entend la musique et le chant apprécie leur texture leur intensité dans ses notes de lecture salue l’effort de poésie n’oublie jamais de questionner
quoi l’éternelle interrogation à la source d’un malaxage impénitent chez antoine emaz la métaphysique d’office simplifiée à l’extrême inutiles le pourquoi et le vers quoi ça ne compte pas il n’y a pas de sens au bout alors faire avec ce qui est là la barque vogue comme elle peut vent debout ou vent couché qu’importe pourvu qu’elle reste en mouvement dans la coque de l’embarcation des sensations en vrac bruit des vagues senteurs marines parfums d’algues fragrances iodées le poème en ses menus inventaires forme parfois un livre de bord avec des dates en guise de repère quoi de mieux qu’un journal sauver la vie rabougrie ses airs de presque rien
regard infatigablement porté sur le monde le poème pour transcrire son immense pulsation la tentation est forte parfois de laisser flotter souvent les images s’appellent des mots sur la page reviennent plage ciel vague reprises et variations les mots encordés maillage réseau la plume on le voit travaille à petits points veut nouer plus serré dans son effort à saisir antoine emaz ne veut rien perdre négliger tourne et retourne les mots met en scène son propre ressassement humour délibéré chutes clausules clins d’œil un rien de dérision on s’entend s’ils ne donnaient pas un peu de travail au lecteur franchement tous ces poèmes à quoi ils serviraient
solitude et silence le soir lent ressac de soi à soi en marée basse de vivre retours tranquilles poser son sac déposes et dépôts douces décantations l’homme comme le poète aspire au repos antoine emaz aime les choses solides la stabilité tout ce sur quoi on peut s’appuyer tous ceux sur qui ont peut compter c’est pour cela sans doute qu’il honore l’amitié fidèle au rendez-vous il n’est pas du genre à laisser tomber s’engage au long cours a de la suite dans les idées de bonne compagnie il aime plaisanter on s’étonne quand on le connaît tant de gravité dans les poèmes dans la vie tant de faconde amusée dessous sans doute le sérieux qui se tait
tous les jours au travail sur l’épaisse toile cirée inlassablement remettre le couvert le poème sans arrêt il faut y croire aller le chercher les mots droits sur la page en majorité des poèmes verticaux c’est comme ça vient pour les notes de la prose bien sûr mais dans les poèmes point trop n’en faut un rien molle ou extensible elle a ce côté pâte à modeler un peu collante un peu apathique et puis la terre forcément on va y retourner tandis que le sable sec des petits grains de mots antoine emaz n’aime pas s’étaler préfère la brièveté coupante du silex l’inlassable roulement des galets dans le mouvement des vagues leur propension à se laisser user
urgence absolue la vie creuser l’instant présent parce qu’après qu’est-ce qui nous attend quelque chose comme un néant pas de peur non on est attelé à l’unique charrette de vivre voilà ce qui nous est donné même si l’on est terriblement seul entre les ridelles d’autres sont attelés en même temps que nous quantité de charrettes sur l’immense route évoluent à l’unisson c’est pour cela aussi qu’antoine emaz n’écrit jamais je mais toujours on bien des choses à dire là-dessus homme du commun à l’ouvrage il va chercher les mots pour nous traque la meilleure expression pas pour se masquer ou se défiler le on au contraire une loyauté une façon de servir une exigeante vérité
voyage au calme assis dans la véranda sur la table la toile cirée un stylo pilot zéro cinq du papier des carnets du thé dans la théière à portée de main pipe et tabac caporal export on se demande pourquoi on bougerait le lipton yellow la fraîcheur verte du jardin on laisse infuser les mots viennent doucement aux fondements de la grammaire les verbes d’état être sembler devenir ce dont il s’agit ce qui nous agite faut pas se presser ne rien brusquer antoine emaz vaque doucement vieillit révoque fatigue maladie parfois songe aux lieux d’avant à ceux qu’il a manqués à ceux qui lui manquent interroge le ciel se demande c’est comment maintenant à wimereux
warnings allumés clignotements rapides alarmes avertissements quand paraissent certains mots vrai on a envie de s’énerver ça chauffe les oreilles ça les fait siffler certaines choses vraiment on ne peut pas laisser passer politique à ses heures antoine emaz morigène se met en colère sourcil froncé la voix monte d’un ton déclare palabre argumente face à d’éventuels contrevenants ne lâche jamais l’affaire rentre dans le lard brame s’échine à convaincre infatigablement parlemente récuse les faciles raccourcis lutte pied à pied contre tout ce qui ferme interdit ou opacifie parmi toutes les indignités qu’il réprouve violence terrorisme injustice inégalité xénophobie
xénophile plutôt l’univers d’antoine emaz d’une très grande porosité le poème accueille le familier comme l’étranger pourquoi pas même l’incongruité un tractopelle dinky toys rouge dans un poème on n’y aurait pas pensé comme ces paroles venues du dehors rumeurs lointaines formules routinières propos sans rapport tu veux de la sauce extraits de la sphère domestique le lave-linge au travail l’évier en inox l’ordinaire puissance du quotidien saisie sur le vif odeurs de cuisine soupe aux poireaux pain de courgettes haricot de mouton notre poète ne craint pas la banalité ça met de l’air dans les poèmes et du sourire dans les yeux
yoyo entre l’autre et le même entre ce qui va et ce qui vient le mouvement permanent d’un balancier chercher le point d’équilibre tant d’énergie en tension de rencontres entre les extrêmes là et pas là présent et absent proche et distant la vie comme une page avec ses mots ses soupirs une alternance de noir et de blanc ce serait si simple si l’on pouvait toujours aller de l’un à l’autre sans s’y perdre changer tranquillement de direction modifier doucement l’orientation oscillations paisibles alternatives légères bercement bienfaisant quitter pour mieux retrouver mais non chez antoine emaz le réel échappe et en même temps il nous tient pas moyen de zapper
zippo toujours dans la poche ou posé sur la table à côté ce fichu briquet tempête compagnon des jours à toute épreuve soutien assuré avec lui on peut tout allumer sachant qu’au bout c’est pas gagné gagné n’empêche l’image sur laquelle l’œuvre la vie peut-être d’antoine emaz s’est arrêtée est celle d’un enfant sur la plage seul de bon matin libre et joyeux dans le bleu il s’essaie à danser instant de grâce absolu indicible clarté quand sur cette même plage notre poète cherche sa place ne parvient à la trouver cette légèreté soudain comme une enfance du monde qui voudrait recommencer cadeau impromptu que le poète a consigné une aube nouvelle à chérir à aimer
Florence Saint-Roch
Antoine Emaz de a à z a fait l’objet d’une publication aux éditions des Venterniers