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Contempler et cheminer malgré tout : poèmes pour des temps incertains, par Marc-Henri Arfeux

mercredi 1er avril 2020, par Cécile Guivarch

« Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures ». Comment, en ces temps de détresse et d’angoisse, où les malades affluent vers les hôpitaux, ne pas songer à ces vers de Baudelaire dans Les Phares  ? (Baudelaire, Œuvres complètes I, p.13, Edition de la Pléiade) Comment ignorer la souffrance des patients, le désarroi de leurs soignants, de leurs familles, notre propre angoisse, même si nous et nos proches, sommes épargnés par l’épidémie, ou faiblement atteints ? Baudelaire encore, donne un écho particulièrement puissant aux sentiments qui nous habitent actuellement, dans la troisième strophe de Réversibilité  : « Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,/ Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,/ Comme des exilés, s’en vont d’un pied trainard,/ Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?/ Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ? » (id, p.44) Comme la majuscule et le pluriel attribué aux « Fièvres » semblent choisis pour notre temps ! C’est que nous redécouvrons dans la situation présente une réalité oubliée qui, pourtant, accompagne l’humanité depuis l’origine. Baudelaire, toujours, paraît donner voix aux malades d’aujourd’hui, frères en tourments de ceux d’hier et de tout siècle, au tout début de La Destruction : « Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon,/ Il nage autour de moi comme un air impalpable,/ Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon. » (id, p.111) Il est vrai que le poète évoque ici plutôt la tentation et le « désir éternel et coupable », cette maladie spirituelle qui le hante, mais nous ne pouvons lire ces vers sans deviner en eux d’autres résonances inséparables de notre condition actuelle, et tout porte à croire que ce grand penseur de la douleur sous toutes ses formes, songe bien aussi dans La Destruction à la souffrance physique, puisqu’elle est l’image dans laquelle il informe sa méditation. L’expérience de la souffrance, inséparable de l’existence nous est d’ailleurs on ne peut plus clairement rappelée dans Le Portrait : « La Maladie et la Mort font des cendres/ De tout le feu qui pour nous flamboya./ De ces grands yeux si fervents et si tendres, / De cette bouche où mon cœur se noya,/ (…) Que reste-t-il ? C’est affreux, ô mon âme !/ Rien qu’un dessin fort pâle aux trois crayons. » (id, p.40)
Devons-nous cependant circonscrire l’horizon poétique à la seule chambre grave des fins dernières ? La conscience de la souffrance qui nous entoure doit-t-elle nous interdire le recours de la beauté, pour nous, et même pour ceux, si nombreux, qui endurent directement la pression de l’urgence vitale ? Un élément de réponse nous est donné par Jorge Semprun dans L’Écriture ou la vie. Déporté à Buchenwald, l’auteur se trouve confronté à l’imminence de la mort du « professeur Maurice Halbwachs (…) parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l’emportait dans la puanteur. Un peu plus tard (…) il a ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps (…) y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. (…) Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il le faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit. Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre… Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner. Je continue de réciter. Quand j’en arrive à …nos cœurs que tu connais, sont remplis de rayons, un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs. Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel. » (L’Écriture ou la vie, p.53-55, Collection Folio, Editions Gallimard)
On aimerait que ceux qui actuellement périssent, victime du virus qui nous donne assaut, puissent au moins partir de cette façon, accompagnés d’un récitant. Ce n’est hélas pas le cas. Ni pour eux, ni pour leurs familles et les soignants désespérés.
Mais ce récit d’une agonie à Buchenwald, accompagnée de la récitation d’un de plus célèbres poèmes des Fleurs du mal, nous accorde toutefois un signe. Face à la mort, il faut jusqu’au bout préserver cette dignité sans laquelle il n’est plus d’être humain, y compris par la beauté. Il y a quelque chose d’Hugolien dans cette situation où, malgré la boue de la vie charnelle agonisante, le mourant qui entend ces vers sublimes, reçoit leur ultime clarté capable de réveiller en son cœur les rayons dont il est plein. Lumière et litière du corps décomposé d’avance nous disent par un symbole extrême cette nécessité de la beauté. Moins que d’une mystique, avec ou sans dieu, il s’agit d’une sorte d’impératif catégorique grâce auquel s’affirme sans céder, jusqu’à la fin, la valeur absolue de toute personne. Dans un passage de L’espèce humaine, sans aller jusqu’à oser le nom de beauté, Robert Antelme évoque cependant un instant de pure stupeur, éprouvé alors qu’il s’est rendu dans la nuit aux lieux d’aisance afin d’uriner. Les pieds dans ce cloaque, levant la tête, il aperçoit soudain les étoiles. On ne saurait qualifier d’esthétique cette sorte d’extase momentanée et pourtant, elle est donnée à celui qui la vit, comme une manifestation de sa dignité retrouvée par une communication imprévue avec l’inexplicable perfection de la nuit étoilée. Cela ne change rien et cela change tout.
S’il s’agit donc de beauté, elle est évidemment autre que celle d’une délectation d’artiste ou de dilettante. L’enjeu est celui d’un salut de notre humanité en des temps où tout pourrait s’effondrer autour du seul point aveugle de la sphère privée, comme certaines attitudes inquiétantes le laissent parfois craindre ces jours-ci : regards qui s’évitent ou glissent à distance sur le visage des autres avec une froide méfiance qui a quelque chose d’une aversion abstraite, messages à peine anonyme affichés dans des halls d’immeubles pour exiger d’un soignant qu’il déménage afin de ne pas prétendument contaminer tout le voisinage, propos agressifs envers les vendeurs pourtant dévoués de grands magasins d’alimentation, lorsqu’ils ne sont pas en mesure de satisfaire aussitôt les exigences de certains clients. A cela s’opposent heureusement de grandes générosités dont certaines viennent d’artistes qui mettent leur talent au service de tous, par des concerts virtuels, d’amateurs anonymes qui offrent fenêtres ouvertes un moment de violoncelle ou de piano, bref, de femmes et d’hommes qui font le pari de la beauté contre le mal sous sa double forme biologique et existentielle. N’est-ce pas sur de telles bases que le poète François Cheng justifie le souci de la beauté dans ses Cinq méditations sur la beauté  : « En ces temps de misères omniprésentes, de violences aveugles de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de beauté pourrait paraître incongru, inconvenant voire provocateur. Presque un scandale. Mais en raison de cela même, on voit qu’à l’opposé du mal, la beauté se situe bien à l’autre bout d’une réalité à laquelle nous avons à faire face. (…) Ce qui est en jeu n’est rien moins que la vérité de la destinée humaine, une destinée qui implique les données fondamentales de notre liberté. » (Cinq méditations sur la beauté, Éditions Albin Michel)
C’est dire combien la beauté relève d’une impérieuse nécessité qui n’a rien d’un loisir. L’homme s’y engage par un exercice intérieur dont je fais quant à moi le pari qu’il peut ouvrir au souci éthique à de certaines conditions. La première d’entre elle est la modestie attentive qu’un certain usage de la contemplation poétique permet de déployer. Suivons la recommandation pudique de Philippe Jaccottet dans Leçons. S’il est en effet un poète dépouillé de toute tentation emphatique, c’est bien lui qui écrit par exemple : « J’ai relevé les yeux.// Derrière la fenêtre,/ au fond du jour,/ des images quand même passent.// Navettes ou anges de l’être,/ elles réparent l’espace. » (Leçons, in A la lumière d’hiver, p.28, Collection Poésie/Gallimard, Editions Gallimard). La première règle est d’abord de se taire, de laisser reposer même ce nom de beauté sans pourtant l’éteindre, comme on maintient des braises sous une couche de cendres, et d’ouvrir les yeux. Le poème commence avant le dire lui-même qui ne sera que le dépôt de l’expérience dans une notation laconique, aussi brève que possible, afin de ne pas trahir, ou de moins trahir l’essence de ce qui se révèle alors. Quelle en est la saison ? Nous l’ignorons tant la formulation ne retient du monde qu’une épure. Mais il y a le « quand même » des images nomades, tels ces nuages qu’on voit, d’octobre à mars, se hâter silencieusement « au fond du jour », et ces images ne sont pas de vaines fantasmagories car « elles réparent l’espace ». Telle est la vocation du poème selon la leçon de l’être. Il répare et restitue la présence à soi et au monde. Simultanément, la sérénité qui en résulte propose un exercice de dépouillement non dépourvu d’un discret lyrisme, comme en cet autre poème : « Et moi maintenant tout entier dans la cascade céleste,/ enveloppé dans la chevelure de l’air,/ ici l’égal des feuilles les plus lumineuses,/ suspendu à peine moins haut que la buse,/ regardant,/ écoutant/ - et les papillons sont autant de flammes perdues,/ les montagnes autant de fumées -,/ un instant embrasser le cercle entier du ciel/ autour de moi, j’y crois la mort comprise.// Je ne vois presque plus rien que la lumière,/ les cris d’oiseaux lointains en sont les nœuds,// la montagne ?// Légère cendre/ au pied du jour. » (id, p.32) Le silence et l’abandon libèrent une possibilité fondamentale. Le je énigmatique de ce poème rejoint alors l’écoulement vibrant de la vie, en ses créatures, dans un étrange équivalent des expériences spirituelles les plus anciennes de l’humanité et ceci, sans théologie, ni profession de foi, ni quelque autre callosité doctrinale. On verra plus loin à quel point cette expérience est tout sauf théorique. Elle se déploie d’un trait, avec ou sans divinité - telle n’est pas, au moins momentanément, la question - mais avec le monde, au plus haut de l’envol qui la place au cœur de l’être, sans qu’elle s’imagine une seconde au centre de tout, bien au contraire. Un tel élan par le poème est difficile à accomplir en raison des tentations qui pourraient le faire aussitôt basculer. Il ne doit sa fragile et mystérieuse réussite qu’à cette forme d’attention profonde qu’est paradoxalement l’oubli de ses limites. L’homme, l’individu, l’âme, l’esprit – que faut-il dire ? cela reste incertain, peut-être ne reste-t-il plus qu’un « on » - se ramifie dans la fontaine aérienne de la présence, et la beauté sans nom ni notion est là, par cette coïncidence qui est communication et sentiment suspendu d’une fine compréhension. Les créatures, le monde dans son ensemble participent en effet d’une universelle crémation qui dilue les apparences au moment même où elles libèrent leur intime lueur. La voix du poème n’en reste pas moins prudente et modeste : « j’y crois la mort comprise ». Croyance en peut-être plutôt qu’adhésion, selon le sens qu’on donne à « comprise ». La mort, englobée par ce « monde flottant », comme le diraient les pairs japonais de Philippe Jaccottet, coïncide en tout cas avec une conversion du regard en lumière. L’élévation dématérialise et la montagne n’est plus que cendre au pied du jour. C’est là expérience sensible autant qu’ontologique. Il est vrai que Leçons est aussi un livre du deuil qui évoque l’agonie d’un homme et nous y retrouvons sous une autre forme « la panique soudaine » évoquée par Jorge Semprun. Pourtant, comme l’indique justement la notice de l’édition de la Pléiade, au fil des réécritures de l’ouvrage, jusqu’à l’édition de 1977 où Leçons trouve sa forme définitive sous la couverture d’A la lumière d’hiver, « la montagne part en fumée, et tout le livre pivote vers la lumière » (Philippe Jaccottet, Œuvres, p.1440). De plus, vers la fin de la rédaction initiale de 1967, L’auteur prend une décision soudaine, celle de donner la parole au moribond qui occupe le centre du livre : « il m’en est venu l’idée cette nuit – dans l’air étroit de la nuit ». (id, p.1440) L’homme qui rejoint la lumière et croit comprendre la mort, pour qui tout flambe et part en fumée, est donc un agonisant. Mais cette inversion détruit-elle l’édifice de notre lecture initiale ? Non, car ce mourant, pour peu que nous nous nous montrions quelque peu lucides, nous le sommes tous en puissance de notre vivant, n’en déplaise à Épicure et ses tours de passe-passe philosophiques.
Alors, aucune issue n’est-elle possible pour celle ou celui qui, comme Jaccottet, ne nourrit aucune espérance ? Déjà, dire la précarité de l’existence, tout en célébrant les fruits dont elle est capable, c’est affirmer aussi peu que soit un instant d’être apaisé. Ainsi, dans La Semaison, parmi d’autres textes en prose, celui-ci qui semble offrir l’emblème d’une réponse éventuelle à notre question : « Dire aussi la fleur qui se pose sur le bois, sur la poussière ; et la roche enguirlandée de lierre, monument ou tombe immémoriale, ornée de ce bronze vert, comme je ne sais quel couronnement de guerrier. Choses vieilles, massives, fortes, sombres, tenaces, nobles, silencieuses, immobiles. Peut-être un suintement de source au pied, et une primevère en offrande, miel du printemps, petite coupe, perce-neige, cloche de lait. » Le Jaccottet de Leçons récuserait peut-être cet équilibre, y verrait une supercherie à dénoncer. Mais faut-il le suivre dans cette mise en doute, aussi exemplaire soit-elle ? Peut-être faut-il tourner la question autrement, cesser de se heurter sans cesse à la vitre qui s’articule à la charnière tragique de vie et mort, intérioriser la présence du vide, c’est-à-dire l’impermanence qui fait de toute chose une disparition à l’œuvre à l’instant de son apparaître, afin d’en célébrer la transition, avec émotion, émerveillement et surtout compassion.
Je crois, pour ma part, que s’il est une poésie pour des temps, incertains, qui tienne le milieu entre le chemin du doute décousant et ravaudant au fur et à mesure ses formulations, et l’absolue liesse d’une certitude céleste, c’est avec les vieux maîtres japonais qu’il faut aller en faire la quête, comme on cueille des fruits mûrs à peine encore aigrelets, ce qui rehausse leur saveur et la joie qu’elle donne, au buisson rencontré par hasard sur un chemin d’errance. Par exemple, avec Buson qui s’extasie avec humour, équilibrant à la perfection le sourire et le ravissement : « un rayon de soleil matinal/ sur la tête/ des sardines », (Buson, Le parfum de la lune, p.30 Editions Moundarren). Qui aurait en effet l’idée saugrenue de remarquer un tel détail ? Pas un occidental c’est sûr ! « Et pourtant, et pourtant ! » comme s’exclame un autre haïjin. Il faut aussi faire preuve de cette attention subtile et désarmante pour remarquer un fait si infime et le prolonger à l’infini. Comment donc est-elle venue sur la tête des sardines cette lumière ? A travers l’eau claire du matin ? Sur l’étal en plein air d’un poissonnier où les poissons sont déjà morts et prêts à être cuisinés ? L’un et l’autre sans doute, dans une dialectique rieuse infiniment plus légère, mobile et agile que ses lointaines cousines européennes. Le même Buson encore peut dire : « la lune est passée à l’ouest/ l’ombre des fleurs vers l’est/ s’est déplacée. » (id, p.49) Voilà une autre fine sagesse qui demande seulement de baisser la tête vers de modestes fleurs, de s’oublier tellement plus encore que le faisait déjà tout à l’heure Philippe Jaccottet. Le regard n’est plus que témoin, et celui qui le donne aux êtres et aux choses de ce monde cesse d’exister par et pour lui-même dans l’ivoire douloureux de sa condition. Certes, il aura à souffrir, à mourir, et il le sait. Mais il voit aussi que le mouvement vers un côté conduit aussi à l’autre. Et que les deux se rejoignent, ombre nocturne des fleurs, trajet de la lune, annonce du jour à venir qui repliera l’ombre des fleurs vers le couchant, selon le cycle inexpliqué de l’éphémère.
Toutefois, la mort serait-elle évitée, voire évacuée par un nouveau tour de passe-passe ? Nombreux sont les tankas et les haïkus qui l’évoquent et prennent en considération la souffrance des êtres infimes, avec une immense compassion. Même une simple cigale est objet d’attention, comme le prouvent ces deux haïkus, l’un pathétique, l’autre laconique, mais non moins ému sous son apparence de pur constat. Le premier, d’Ochi Etsujin, dit : « Si elles pouvaient parler/ Les truites aussi crieraient/ A l’approche du bateau aux cormorans. » (Anthologie de la poésie japonaise classique, p.239, Collection Poésie/Gallimard, Editions Gallimard) Le second, de Naitô Jôsô, énonce : « Une cigale d’automne/ Gît morte/ A côté de sa coque vide. » (id, p234) Bashô, de son côté, s’exclame : « Elles vont bientôt mourir/ Les cigales ; on ne s’en douterait pas/ Lorsqu’on les écoute. » (id, p.220) N’oublions pas enfin que le même Bashô, tombé malade au cours de son dernier voyage à pied, signe son existence d’un ultime poème avant de mourir : « Tombé malade en voyage/ Mes rêves errent/ Sur une plaine dénudée. » (id , p.224) C’est de nouveau la dignité du mourant, celui-ci se faisant son propre récitant en ce poème du chemin qui s’égare, laissant les rêves se disperser en désordre. Cela ne l’aura pas empêché d’être celui qui, des années auparavant écrivait : « Ô fraîcheur,/ Les pieds au mur/ A faire la sieste ! » (id, p.222)

Texte, encres et peintures de Marc-Henri Arfeux


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