Poéthique documentaire , qu’est-ce à dire ?
Les planches de l’avant de la barque, courbées
Yves Bonnefoy, Les planches courbes
La notion approchante de « poésie documentaire », initiée par Mac Orlan, se réfère à la somme réunie sous le titre exact « Poésies documentaires complètes », composée à partir de la fin de la Première Guerre, jusqu’à l’exposition des Arts Décoratifs de 1925. Il s’agit donc d’une ère de décombres, dont l’attention se concentre sur la reconstruction. Le temps est à la circulation des hommes, des idées, au brassage social, à l’innovation technologique ― la photographie devient un art accessible, partagé ; le phonographe résonne dans les maisons ― enfin s’observe l’émergence de nouveaux médias : les salles de cinéma sont pleines ; la radio diffuse largement sur les ondes.
Bien au-delà de l’époque et de l’univers poétiques particuliers de Mac Orlan, comment définir la notion, et que rassembler dans son cercle ? Poéthique documentaire : l’expression accole deux termes a priori éloignés, voire antinomiques. S’agit-il de deux substantifs, lesquels viseraient deux genres aux antipodes, dans l’esprit par exemple du « docufiction » ? S’agit-il d’un substantif (la poéthique) de caractère documentaire (adjectif) ?
Tentons de circonscrire cette notion, afin de la reconnaître au-delà des quelques critères d’évidence qui la caractérisent (la référence à un document, source de l’œuvre ; une parole œuvrant comme enjeu ; enfin une œuvre qui réponde à un canevas libre de formes) ?
Du point de vue de ses fondations, la poéthique documentaire, sommairement postule trois éléments d’assise.
La première postulation s’appuie sur la poéthique de Jean-Claude Pinson, qui le premier ouvrit ce champ épistémologique. « Le mot de poéthique, dit-il me permet … de mettre l’accent sur ce qui noue le livre et la vie. Il s’agit d’abord de proposer une lecture des œuvres qui ne se préoccupe pas seulement de leurs formes textuelles (c’est l’affaire habituelle de la poétique), mais qui interroge aussi les formes de vie dont ces œuvres dessinent la possibilité en aval d’elles-mêmes. La lecture de Deleuze, celle aussi du Barthes des Cours du Collège de France, me conforteront ultérieurement dans cette approche. L’enjeu n’est toutefois pas seulement méthodologique. L’affaire est avant tout anthropologique et existentielle et l’ambition de penser et d’expérimenter, aussi incertaine qu’elle soit, l’éventuelle vertu « pratique » de la poésie : à quoi peut-elle encore être bonne, au-delà du plaisir esthétique que le poème peut procurer ? Quelle est sa façon singulière, spécifique, de suggérer des formes de vie expérimentables hic et nunc et capables de donner une autre qualité (une autre intensité, une autre vitesse) à l’existence ? »
La seconde postulation choisit pour clef de voûte le document. Comment faire œuvre en prenant appui sur le document érigé en support créatif ? Tout part en effet du document, puis se centre autour de lui. Le document s’érige en justification du poème, il l’atteste. Il constitue sa matière première au sens premier du poieîn grec : faire, fabriquer, créer.
Le mot Documentaire emprunte son étymologie au latin classique documentum – enseignement – puis au bas latin acte écrit qui sert de témoignage, preuve ; de sorte que la compréhension du mot « document » va bien au-delà de la stricte archive écrite. Puisque la matière est langage, l’univers entier par vocation aspire à être lu, décrypté, ouvert ainsi que toute trace de la création primordiale. De sorte que le document concrètement s’entend certes du papier ou de la tablette sumérienne mais bien plus, de tout matériau brut, non strictement écrit ― la langue en toutes choses, inscrite dans l’épaisseur cachée des choses autant que dans ce qui s’offre là, ostensiblement ; langue averbale d’un corpus minéral, animal, végétal, émotionnel, le concret et l’intime, l’infime et l’infini, le proche et le lointain : langue universelle du vivant.
Qu’il s’appuie ici sur des données scientifiques, anthropologiques, ethnologiques, archéologiques, esthétiques, là sur l’œuvre d’un peintre, musicien ou mystique, le travail poétique se plonge au cœur de la matérialité, visible et invisible. L’œuvre cherche le langage qui préexiste dans les choses.
Elle appelle sa sève ; le déploie dans ses infinies significations, le raccorde dans le temps et l’espace. Le postulat n’est pas géographique, plutôt géologique. La littérature creuse les couches du réel ; elle libère les significations emprisonnées dans les substrats, de sorte que le monde recouvre son épaisseur symbolique, c’est-à-dire la plénitude du sens.
La troisième postulation interroge la dimension contemporaine du travail littéraire, lequel à notre sens devient poétique par nécessité. Sommairement le postulat est le suivant : le tunnel de l’époque, mercantile, dans une sorte de processus idolâtre dégrade ce qu’il touche. Dans le flot d’une surcharge verbale, les mots eux-mêmes sont avilis au rang d’objets. Toute vocation au texte dès lors n’emporte-t-elle pas au préalable la tâche de restituer une force symbolique à la parole ? De rétablir une langue en adéquation avec les faits ? Rassemblant le mot et la chose ? La langue et l’expérience ? Au-delà des processus d’identification traditionnels, la philosophie esthétique de cette littérature documentaire se fonderait entièrement sur l’Être.
De la matérialité du mot advient une révélation corporelle, émotionnelle.
Dans le texte prend corps une « physique » du langage. « Le texte est avant tout matière : il est corps, pain, sépulture. C’est un texte agissant. En lui, quelque chose se réalise réellement, pleinement, et non seulement virtuellement (…) nous dit Luba Jurgenson, ajoutant que le texte devient « un lieu concret. Cette intuition ne va pas sans une autre, tout aussi radicale : la matière elle-même est texte, elle constitue un langage. Ici, s’achève l’aventure d’un art qui considère le monde du point de vue de la coupure entre chose et mot » .
Étymologiquement, l’« auteur » désigne l’écrivain ― plus largement le créateur d’un ouvrage artistique ― et en même temps celui dont un ayant cause tient juridiquement un droit, une obligation. De sorte que se met en œuvre une discipline de la responsabilité ― donc de la liberté. Le texte se crée dans une chambre d’échos, et non dans un lieu vide où l’on se contente de jouer, en se payant de mots.
Autre parenté étymologique troublante : le vocable nomos désigne la règle aussi bien que le chant …
À l’heure où les médias ― en cela compris les faux journalistes ― détiennent le pouvoir insensé d’incarner la parole vraie, comment renverser le rapport d’autorité du Dire ? Est-il besoin de rappeler les effets du pouvoir sans partage du discours sur les masses ? La puissance médiatique défie la littérature. On songe à la prophétie de Novarina : « Voici que les hommes s’échangent maintenant les mots comme des idoles invisibles, ne s’en forgeant plus qu’une monnaie : nous finirons un jour muets à force de communiquer ; nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car les animaux n’ont jamais parlé mais toujours communiqué très-très bien. Il n’y a que le mystère de parler qui nous séparait d’eux. A la fin, nous deviendrons des animaux : dressés par les images, hébétés par l’échange de tout, redevenus des mangeurs du monde et une matière pour la mort. La fin de l’histoire est sans parole » .
Comment substituer l’autorité de l’évidence à l’évidence de l’autorité ? Et revenir au sens du récit pour la survivance de nos démocraties ?
En somme, sous l’appellation poéthique documentaire, nous désignons les expériences formelles (y compris absolument classiques) du poème qui — s’appuyant sur le document du réel ― s’avèrent assez pertinentes pour restituer son intensité, son épaisseur, sa couleur au monde en même temps que le questionnement axiologique qu’il met en jeu.
Sylvie-E. Saliceti Mars 2019