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Au sortir de l’enfance : « Images à Crusoé », de Saint-John Perse, retour aux sources par Florence Saint-Roch

mardi 8 février 2022, par Florence Saint Roch

Alexis Saint-Leger Leger a dix-sept ans lorsqu’il écrit, en 1904, Images à Crusoé. Cet ensemble de neuf poèmes sera publié quelques années plus tard, le 1er août 1909, dans le septième numéro de La Nouvelle Revue française fraîchement fondée par André Gide. Il n’existe, avant cet ensemble de poèmes, aucune œuvre de jeunesse dont la reproduction et la diffusion aient jamais été autorisées par celui qui signa ensuite ses textes Saint-John Perse. Ce dernier, exerçant une autocensure implacable, et en dépit des pressions opérées par des gens de lettres éminents comme André Gide, Paul Claudel ou Jacques Rivière, s’opposera dans les années qui suivent à la publication de poèmes qu’il ne destinait qu’à une lecture strictement privée, ainsi Des villes sur trois modes, écrit en 1906, et Pour fêter des oiseaux, envoyé à Jacques Rivière en 1907. Aux yeux du jeune poète lucide et exigeant, Images à Crusoé, seul ensemble jugé digne d’être publié, détient donc un statut à part.
À cette date, le jeune homme signe ses poèmes Saint-Leger Leger, patronyme qui le rattache à l’île de Saint-Leger-les-Feuilles, aux Antilles, où il est né, et d’où il a dû s’exiler avec les siens en 1899 pour rejoindre la métropole. Écrire Images à Crusoé semble de circonstance : arrivant à Pau après douze ans passés dans les îles, le poète ne pouvait qu’éprouver de la sympathie pour le héros de Defoe de retour parmi les hommes après un séjour de vingt-huit ans sur son île. Se référer aussi clairement à cette lecture de jeunesse n’est pas pour le poète un geste insignifiant. Le jeune homme et le vieil homme se reflètent l’un dans l’autre au gré d’échanges ou de transferts opérés par la parole poétique. Le titre du recueil énonce d’office la nature des liens qui attachent l’adolescent au naufragé de Defoe : la formule « Images à Crusoé », en effet, appelle un commentaire. On y sent quelque chose comme une dédicace ; les Images constituent autant d’hommages rendus par le poète au personnage qui devient le destinataire du recueil. Dans les poèmes, Saint-John Perse montre un Robinson tentant plus ou moins fructueusement de ressusciter son île, cherchant dans le réel déprimant une brèche qui, d’un souffle, le transportera là-bas ; le poète assiste le vieil homme dans ses efforts, et, par la parole poétique, forge des Images qu’il lui offre, autant pour lui apporter une forme de consolation que pour l’encouragement à persévérer dans ses tentatives.
Perse, nous le voyons, n’a pas les mêmes ambitions que Defoe. Ce qui retient son attention, ce n’est pas la vie que Robinson a menée sur son île, mais bien plutôt celle qu’il mène lorsqu’il est revenu à la civilisation. Là est pour lui le véritable exil : est exilé qui a quitté son île et qui, par surcroît, se trouve dans l’incapacité de renouer avec elle par le souvenir. L’exil, chez Saint-John Perse, recouvre les mêmes connotations qu’au Moyen Âge, ou que dans certains parlers régionaux, aujourd’hui encore : à l’éloignement et au non-retour s’ajoute l’idée de la ruine et de la destruction. Eissilier, jadis, signifiait « ravager », et c’est bien le spectacle d’une désolation généralisée qu’offre Saint-John Perse. Ainsi, ce n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, un texte de découverte et de fondation que nous livre le poète avec cette première publication, mais un texte du désenchantement et de la stérilité. À rebours des multiples récits de robinsonnades auxquels Defoe a ouvert la voie, et qui exploitent les motifs de la conquête et de la construction (à la fois de l’île et de soi-même), Saint-John Perse évoque un monde et un homme en perdition. Son Crusoé est un vieillard guettant de fugaces bribes de paradis perdu. Images à Crusoé est un texte de deuil accompli conjointement : quitter l’île bien-aimée, c’était, pour Perse, quitter le monde de l’enfance, c’était, pour Robinson, quitter la pleine maturité et le plein accomplissement de ses facultés, et se retrouver «  vieil homme ». L’exil est, pour l’un et l’autre, tout à la fois géographique, affectif, physiologique et psychologique. Seule la vision, qu’elle soit le fruit d’une quête intérieure ou d’un travail poétique, peut dépasser les limites imposées par l’espace et le temps, et c’est là tout le sens du travail illusoire engagé simultanément par Perse et Robinson, lequel essaie de revivre, dans de brefs extases, le bonheur trouvé jadis sur l’île.
Images à Crusoé comporte neuf poèmes, neuf visions, donc, de longueurs inégales : soit de deux lignes et demie, pour le plus court, à deux pages, pour le plus important. L’ordonnancement des poèmes est révélateur. Les trois premiers évoquent, dès leur titre, la civilisation que retrouve Robinson : « Les cloches », « Le mur », « La ville » renvoient aux réalités citadines et aux nouvelles conditions de vie de Robinson parmi ses semblables. Dans ces trois poèmes se lisent la tristesse et le dégoût. Dans le premier, « Les cloches », c’est surtout l’oreille qui exerce un travail de mémoire et de résurrection, car la vue de Robinson est brouillée :

Vieil homme aux mais nues,
remis entre les hommes, Crusoé !
Tu pleurais, j’imagine, quand des tours de l’Abbaye, comme un flux, s’épanchait le sanglot des cloches sur la Ville…
Ô Dépouillé !
Tu pleurais de songer aux brisants sous la lune ; aux sifflements de rives plus lointaines ; aux musiques étranges qui naissent et s’assourdissent sous l’aile close de la nuit […].

Le lexique donne à entendre les pleurs de Robinson, à l’unisson avec la tristesse ambiante, et ouvre le recueil sur le spectacle d’une misère autant morale que matérielle.

Dans le deuxième poème, on entre plus directement dans le champ de l’image ; « Le mur », en effet, fait écran, dans les deux sens du terme : il se présente comme un obstacle propre à « conjurer le cercle de ton rêve » et comme une surface contre laquelle la vision peut se projeter. Ce poème affirme la puissance de l’image qui vient à la vie à la façon d’un nouveau-né : «  L’image pousse son cri ». En dépit de tous les obstacles, elle surgit, violente et incoercible. Elle se réclame, avec force et détermination.

En outre, « Le mur » établit un réseau d’oppositions qui s’activeront non seulement à l’échelle du recueil, mais à l’échelle de toute l’œuvre de Saint-John Perse. Les déconvenues de Robinson de retour parmi les hommes permettent au jeune poète de mettre en place des éléments majeurs de sa poétique. Ainsi, il exploite pour la première fois, par le biais des sensations gustatives, une opposition entre le gras et l’amer. À la nouvelle condition de Robinson : « La tête contre une oreille du fauteuil gras, tu éprouves tes dents avec ta langue : le goût des graisses et des sauces infectes tes gencives » s’oppose le souvenir de l’île : « C’est la sueur des sèves en exil, le suit amer des plantes à silique, l’âcre insinuation des mangliers charnus et l’acide bonheur d’une substance noire dans les gousses  ». Le gras et le gros contrastent avec l’aigre et le maigre, les premiers, sources d’inertie, les seconds, principes dynamiques. Ces jeux d’antithèses se prolongent dans le troisième poème, « La ville », où le gras poussif s’oppose au maigre actif, la lourdeur visqueuse à une minceur tonique :

Graisses !
Ô ville sur le ciel !
Graisses ! haleines reprises, et la fumée d’un peuple très suspect – car toute ville ceint l’ordure.
[…] sur les poubelles de l’hospice […] sur les statues de pierre blette et sur les chiens errants […]
le soir descend, dans la fumée des hommes…
La ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès…

La ville, à l’évidence, est une infection. Graisses et purulences douteuses créent un environnement dégoûtant. Sensations et sentiment se prolongent – le dégoût est aussi bien sensitif qu’existentiel. À l’opposition gras/maigre s’ajoute celle du malsain et du sain. Face à cette réalité écœurante, il n’est plus qu’à tenter de fuir et de faire revivre des sensations pures et apaisantes :

C’est le soir sur ton Ile et à l’entour, ici et là, partout où s’arrondit le vase sans défaut de la mer ; c’est le soir couleur de paupières, sur les chemins tissés du ciel et de la mer. […]
Ô la couleur des brises circulant sur les eaux calmes, les palmes des palmiers qui bougent !
Et pas un aboiement lointain de chien qui signifie la hutte ; qui signifie la hutte et la fumée du soir et les trois pierres noires sous l’odeur du piment.

Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel !
… Crusoé ! tu es là ! Et ta face est offerte aux signes de la nuit, comme une paume renversée.

La ville incite à la déserter, ne fût-ce que par la pensée. D’un abcès, on s’absente. L’île, quant à elle, restaure la présence au monde : on s’y retrouve sain et sauf. L’être s’y ressource, s’y rétablit : « Crusoé ! tu es là ! » s’exclame le poète pour célébrer ce moment où Robinson renoue avec lui-même. Contre toute attente, ce n’est donc pas l’île qui est déserte, mais la ville. Les citadins se signalent surtout par les émanations et les déchets qu’ils produisent : « fumée », « haleines », « odeurs », « ordure », autant de prolongements de l’être, mais qui ne sont pas l’être. Dans la ville, l’homme change d’état. Il se dissout, s’évapore et s’évanouit en fumée, devient gaz ou effluve, bref, il se disperse et se perd. Il n’y est pas. Cette défiance à l’égard de la ville, nous la retrouverons dans l’ensemble de l’œuvre poétique de Saint-John Perse. Qu’elle soit de l’ancien ou du nouveau monde, contemporaine ou antique, la cité est toujours un espace suspect que le poète livre volontiers au déchaînement des éléments afin qu’ils viennent la nettoyer et la purifier : ainsi, dans Pluies, il invoque les «  Sœurs des guerriers d’Assur », « hautes pluies en marche sur la terre :/Casquées de plume et haut troussées, éperonnées d’argent et de cristal » pour qu’elles viennent laver les villes et les hommes. La ville, une fois fondée, est un lieu qui, loin de rassurer et de protéger, met l’être en danger. Il y a toujours, chez Saint-John Perse, péril en la demeure. Construire, c’est vouer à l’immobilité et à l’immobilisme. De fait, la poésie de Saint-John Perse, contrairement à ce qu’on a pu en croire ou en dire, n’est pas une poésie de l’établissement ou de la fondation. Et c’est précisément ce qu’illustrent les Images à Crusoé.

Après avoir évoqué dans les trois premiers poèmes les réalités de la vie citadine, le jeune poète examine successivement ce qu’a ramené ou rapporté Robinson avec lui : « Vendredi », « Le perroquet », « L’arc », « Le parasol de chèvre » ou encore « La graine » : tous ces éléments, que Defoe a mentionnés dans son grand roman, se trouvent frappés de décrépitude et de déchéance. Les êtres et les choses, au contact de la civilisation, se corrompent. Ainsi, la pureté et la fraîcheur d’âme de Vendredi sont gâtées par une domesticité dégradante, et l’ensemble du poème qui lui est consacré orchestre cette opposition entre l’innocence et la spontanéité manifestées là-bas et la corruption dont il fait désormais preuve :

Vendredi ! que la feuille était verte, et ton ombre nouvelle, les mains si longues vers la terre, quand, près de l’homme taciturne, tu remuais sous la lumière le ruissellement bleu de tes membres !
Maintenant l’on t’a fait cadeau d’une défroque rouge. Tu vois l’huile des lampes et voles au garde-manger ; ut convoites les jupes de la cuisinière qui est grasse et qui sent le poisson ; tu mires au cuivre de ta livrée tes yeux devenus fourbes et ton rire, vicieux.

Passant de l’île à la ville, Vendredi est passé de l’humilité à l’humiliation. Son attitude n’est plus d’éloge et de célébration, mais de vils désirs et de concupiscence. Il est contaminé par le gras et la lourdeur : en plein naufrage.
Le perroquet lui aussi s’est perdu : « C’est un autre », annonce le poète, soit une réplique, en souvenir de Poll, qui a été le témoin et le compagnon de Robinson sur l’île. Double altéré, aliéné, un simple perroquet de substitution et de récupération :

Un marin bègue l’avait donné à la vieille femme qui l’a vendu. Il est sur le pallier près de la lucarne, là où s’emmêle au noir la brume sale du jour couleur de venelles.

Lamentable avatar du frétillant Poll, le second perroquet, piètrement éduqué par un « marin bègue », serait bien en peine de parler ou d’exprimer quoi que ce soit : « Tu regardes l’œil rond sous le pollen gâté de la paupière ; tu regardes le deuxième cercle comme un anneau de sève morte. Et la plume malade trempe dans l’eau de fiente ».

Le parasol de chèvre connaît la même misère. Le voici relégué au grenier, « dans l’odeur grise de poussière  ». L’hypallage, dans cette formule, permet à Saint-John Perse de souligner la saleté et l’abandon des lieux. Aussi bien, dans la ville, point de soleil, mais, dans un espace domestique confiné, éclairé par «  l’astre précaire de la lampe ». Pont de chaleur non plus, mais une cheminée fumante, évoquée dans le septième poème, « L’arc » :

- Mais un craquement fissure l’ombre chantante : c’est ton arc, à son clou, qui éclate. Et il s’ouvre tout au long de sa fibre secrète, comme la gousse morte aux mains de l’arbre guerrier.

C’est donc bien une anti-Robinsonnade qu’écrit Saint-John Perse. Ce qui était aventure et création chez Defoe devient sous sa plume mésaventure et perdition. Le poème intitulé « La graine » en est la preuve flagrante. Les lecteurs de Defoe se souviennent de l’épisode de la germination quasi miraculeuse relatée par Robinson dans son journal : le naufragé, ayant besoin d’un sac qui avait contenu du grain, et n’y voyant plus que de la balle et de la poussière, le secoue pour le vider complètement : quel n’est pas son étonnement quand, un mois plus tard, il aperçoit des tiges vertes qui sortent de terre, et y reconnaît de l’orge et du riz. Le Robinson de Saint-John Perse n’a pas cette chance. Essayant de réitérer l’expérience, il échoue tristement : «  La Graine./ Dans un pot tu l’as enfouie, la graine pourpre demeurée à ton habit de chèvre./Elle n’a point germé ».
Plus d’activation nouvelle possible, plus de souvenir, et plus d’avenir. Tel est le terrible constat que corrobore le dernier poème, « Le livre ». Robinson y adresse une prière au Père Éternel, laquelle sonne comme un « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » : « Ne me laisserez-vous que cette confusion du soir – après que vous m’ayez, un si long jour, nourri du sel de votre solitude ? » Crusoé, l’homme à la Croix, que seule la Bible délivre du poids d’une existence déchue :

Alors, ouvrant le Livre,
Tu promenais un doigt usé entre les prophéties, puis, le regard fixé au large, tu attendais l’instant du départ, le lever du grand vent qui te descellerait d’un coup […]

De la lecture comme principe dynamique, source où s’abreuver, où retrouver énergie et élan. Si le Livre permet la restauration de l’être, la poésie aussi – et Saint-John Perse n’aura, de poème en poème, de recueil en recueil, de cesse ensuite d’y travailler. Ainsi, il écrit à Jacques Rivière, dans une lettre datée du 30 avril 1911 : « Il n’y a qu’un seul jour dans l’année, qu’une année dans la vie, et cette unique, terrible affaire d’être : une affaire, toujours, que je veux bien aimer ».


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