Cadeau (1)
-- Lorsqu’on prend la route qui monte à St Jean, on se démet
d’une habitude, me dit-elle.
Moi j’y marche seul vers midi au plus chaud de la transpiration
des fougères et des bois noirs qui la bordent. Plus personne ne
la suit à cette heure. Après l’abreuvoir, deux à trois lacets me
préviennent, par leurs fossés miroitants de mica et de schiste,
que le trésor est proche.
La ligne, je la repère par la minuscule source qui suinte dessus
le talus. L’eau nettoie le gravier et la met à nue. Simplement,
cachée par les fougères on ne la voit pas. Il faut connaître, c’est
tout.
Surtout ne pas plier ni froisser non plus les ombellifères, et là
elle se découvre. Une veine d’améthyste affleure à l’endroit, très
fin vaisseau bleuté émergeant des entrailles de la terre pour
prendre l’air. Puis replonger de suite vers l’infini secret des
profondeurs.
Avec mon petit marteau à pic je détache un éclat d’à peine deux
centimètres. Puis me retire, recouvrant prudemment des
fougères la cicatrice ancestrale, avec au creux d’une main la
précieuse flamme violette.
Au retour, je la dépose au fond de sa boîte à bijoux, sous les
colliers, les bagues et les bracelets. Sans qu’elle le sache. Je ne
lui en parle pas. Elle ne m’en parle pas.
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Cadeau (2)
Elle n’est pas encore rentrée du travail.
Dans le silence de la maison, sur la feuille A4 de couleur rouge,
en tentant de bien les centrer, j’écris à l’encre noire les trois
mots « Je t’aime », que je mets entre guillemets. Puis je froisse
la page entre mes mains en ayant soin de laisser l’écriture au
centre de la petite boule de papier. Dans notre chambre, je la
dépose sur sa table de nuit, sous la lampe de chevet.
Le soir, quand elle se couche, elle paraît ne pas s’y intéresser
comme si elle lui était invisible.
Le lendemain soir, elle n’y prête pas plus attention. Le troisième
soir non plus. Passent ainsi plusieurs jours. Jusqu’à ce que, le
jour du ménage (du mariage) le papier froissé disparaisse.
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Cadeau (3)
Chez le fleuriste j’achète un bouquet de tulipes. Je les arrange
dans un vase que je pose sur la table basse du salon. Puis je
prépare un apéritif. Elle rentre tard et fatiguée du travail. Elle
refuse l’apéritif et même de dîner et file se coucher. Les tulipes,
ça ne dure pas longtemps. Dès la fin de la nuit les pétales
tomberont. Des tulipes au rouge flamboyant. Elle ne les verra
pas. Alors, pendant son sommeil, je dessine les fleurs et les
colorie de même couleur. Puis j’arrache la page du cahier et la
scotche sur le miroir de la salle de bains. Mais le matin, elle
n’entend pas le réveil, se lève en retard et file au travail sans
même prendre une douche.
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Cadeau (5)
À 2500m d’altitude, après un dénivelé de 400 mètres nous
faisons la pause. La vue est superbe, le ciel dégagé.
- C’est ici, je suis certaine que c’est ici, il doit y en avoir.
Elle parle d’Edelweiss. Elle m’a poussé dans cette ascension
épuisante rien que pour ça.
- Allez, cherche aussi ! Si tu en trouves un tu me le dis mais
surtout tu ne le cueilles pas c’est interdit, je veux le voir, c’est
tout !
Mais point de fleur rare. Enfin, presque…
- Je suis sûre qu’il y en avait à cet endroit, je suis déçue.
Au bout d’une demi-heure d’exploration systématique de la zone
sacrée, elle renonce. Nous descendons dans le silence. Une
main dans la poche, un sourire intérieur, je caresse délicatement
du bout de mes doigts la plante duveteuse que j’ai cueillie
illégalement.
Je ne lui en parle pas. Elle n’en parle plus.
Le soir, je mets l’Edelweisss à sécher en le glissant discrètement
entre les pages d’un vieux livre de Samivel, "L’amateur
d’abîmes", dédicacé par l’auteur, que je replace précieusement
dans le rayonnage de notre bibliothèque consacré aux Alpes.
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Cadeau (6)
Un peu honteux, je passe plusieurs heures chez Etam à tenter de
choisir un soutien-gorge raffiné. Finalement je fixe mon choix
sur un balconnet au tissu soyeux et fleuri avec un petit nœud à
l’entre-bonnet. Sans l’emballage ni l’étiquetage d’achat, je le
dépose dans son armoire sous la pile des chemisiers.
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Cadeau (7)
Je lui achète un parfum. Cher, c’est vrai. Donc j’ai droit à
l’échantillon qui l’accompagne.
À la maison je me lance dans une véritable campagne
d’imprégnation.
Tous les trois jours, je dépose en secret, à doses
homéopathiques, quelques notes de cette délicieuse fragrance
près de sa couche, sur son peignoir, sur son ensemble préféré et
dans son bureau.
Cela pendant six mois.
Michel Gendarme
Membre de la Poéthèque du Printemps des Poètes
Invité d’honneur du Village en Poésie (label Printemps des Poètes) de Limeyrat (24) en 2016
Édition
- Recueil et CD Mémoire Méduse Requiem, co-écrit avec Hervé Brunaux et Patrick Chouissa, Ed Gros Textes, 2016
- Recueil Exquises Esquisses, 20 dessins de José Corréa, Ed Gros textes, 2014
- Recueil et CD, Ceux qui ne connaissent pas le corps des autres, Ed Gros Textes, 2010
- Recueil des rivages, pastel de Roseline Granet, Ed Gros Textes, 2006
- Recueil Les mots invisibles, photographies de Irène Cerquetti, Ed du Non Verbal, 2000
- Récit poétique Celui ou celle qui te regarde, auto-édition, dessins originaux de S. de Lantivy, 1981
- Recueil Dévigation, Ed de l’Athanor, 1976
Quelques Créations, Actions
- Exquises Esquisses, lecture avec la guitariste Lady Calling, Périgueux, Printemps des Poètes/Festival Expoésie mars 2015
- Le fils du muet n’a pas la parole, création en projet 2015-2017, danse Yoko Higashi, bande son et création sonore David Chiesa, voix Michel Gendarme
- Les enfants de moins de douze ans volent ! - Résidence de travail Singulier Pluriel, présentation publique au Paradis (galerie verbale) à Périgueux, 2013 avec Natacha Muslera, chanteuse improvisatrice et Jean-Sébastien Mariage, guitariste improvisateur
- Ceux qui ne connaissent pas le corps des autres, lecture sonore et visuelle, mise en espace au Paradis (galerie verbale), Périgueux, avec David Chiesa, contrebasse, lecteurs : Flore Audebeau, Juliette Lasserre-Mistaudy et l’auteur, 2009 Représentations à Bordeaux en 2012