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Scriptuo continua : la poésie à chanter, à montrer ou à murmurer, par François Thiéry-Mourelet

mardi 4 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Avec l’invention progressive de l’écriture, il y eut celle progressive de la lecture. Gravés sur la pierre et l’os, les signes étaient symboliques ou moyens mnémotechniques. Ils étaient transformés en sons, déclamés, récités, chantés. Puis, bien plus tard, ils furent dessinés sur des peaux de bête ou du papyrus. On lisait à deux mains, l’une déroulant, l’autre enroulant, et à voix haute, car il fallait déchiffrer un texte écrit en scriptuo continua, sans ponctuation, sans espace, sans distinction de mots ni de phrases. La parole était continue ; les sauts, les incises ou les arrêts restaient superflus. Le scribe écrivait pour un lecteur qualifié, qui avait, au préalable, et le plus souvent, une bonne connaissance du contenu. Pour les textes littéraires, les interprétations multiples pouvaient porter à confusion et la voix du lecteur primait sur celle de l’auteur, forcément. Plus tard, les Romains ont introduit des diviseurs de mots et de phrases. Au Ve siècle, Saint-Augustin s’étonna de voir Saint-Ambroise lire à voix basse. C’est tardivement, à mesure que le rouleau de papyrus fut remplacé par le papier, que l’on commença à lire silencieusement.

Aujourd’hui, plus que le roman, plus que tout écrit informatif, narratif ou spéculatif, la poésie se retrouve confrontée aux mêmes tiraillements : lire pour soi ou bien lire pour un public ? Lire en étant un narrateur ou bien lire en étant un personnage ? Afin d’illustrer cette petite réflexion, prenons trois poètes actuels, reconnus comme tels et, pourtant, très différents : Sylvestre Clancier, Ludovic Bernhardt et Mathias Lair.

Commençons par Un regard infini – Tombeau de Georges Emmanuel Clancier. Le livre sera lu à voix basse ou haute, de façon fluide. Son écriture permet la déclamation. Comme aux premiers temps quand les poètes disaient ou redisaient une élégie, un épisode épique ou bien une création du monde, Sylvestre Clancier lance un souvenir, il parle d’un homme, son père, de son visage, de son regard, de ses gestes et des moments passés avec lui. Les mots sont nets, limpides.

Ce père au regard infini
était-il le gardien de son âme ?

Le fils s’interrogeait, complice
de souvenirs échangés.

Ils se prenaient la main
pour gagner le jardin
de leur mémoire commune.

Les vers libres sont brefs et le lecteur pourrait les chanter comme ceux de Prévert, de Carême, ou de Rilke. Pas de mystère, du moins en apparence, le mystère est ailleurs, on le sent bien, il est dans ce père recherché, rêvé, pensé. Cette poésie — dont la ponctuation est à peine utile — appartient, sans contestation possible, à la famille des écrits scriptuo continua. Les retours à la ligne ne sont que la marque d’une respiration, d’un reflet. L’expression ne peut se s’égarer dans la formulation. L’auditeur-lecteur prend en pleine face, et en profondeur, l’émotion dite.

Par d’autres moyens, Réacteur 3 [Fukushima] nous plonge dans un cauchemar froid, post-apocalyptique. Nous sommes morts ou presque. Ludovic Bernhardt n’aurait retranscrit que les mots automatiquement générés par un robot, peut-être le seul et dernier témoin de ce qui reste d’une centrale nucléaire. Page après page — le papier serait la copie des captures d’écran —, le langage est contaminé et le signe remplace le mot.

-------------/Hors contamination

du bain purifié, le doigt sur la poupée
de commande, trois caméras 130 volts
pilotables, au-dessous d’une arche sur rails,
contre des bâches plastiques. En retour par
échos, des ultrasons. Parce que le moniteur se tait.
Un visage casqué sous coque crânienne
hermétique.


/Vision intacte
a. (cécité)

Il y a des chiffres, des lettres en majuscules, des graphiques, des listes et un retour à la ligne omniprésent (avec dans l’édition publiée par Lanskine, une justification à droite et à gauche). Comment le lecteur lira-t-il ce paragraphe monolithique et les suivants qui s’autodétruisent au fil des pages ? Il n’y a bien évidemment pas de scriptuo continua. L’auteur — on sent le narrateur à l’intérieur et à l’extérieur du robot — dit quelque chose au lecteur. Mais il ne peut pas le dire à voix haute dans sa totalité. Alors, comment transformer en angoisse le blanc de la feuille, le signe typographique, le code ? Ce serait là qu’interviendraient d’autres outils : fumées, lumières, bruitages.… Ce serait alors un spectacle. Le poème n’existe plus comme scriptuo continua, mais ut creetur, c’est-à-dire comme une écriture destinée à être créée ailleurs, autrement. Une écriture faite pour rebondir. Une écriture « rhyzomatique » et « performée », comme la revendique l’auteur.

Entre ces deux approches, presque opposées, il existe une autre voie — ni moyenne ni intermédiaire —, une voix tout aussi exigeante même si elle prend des chemins de traverse. Ou un chemin de fer, puisque Mathias Lair nous installe dans un train. Nous embarquons donc à Mumbai et, bien plus tard, nous arriverons à Varanasi. Ce n’est pas qu’un chemin poétique de traverse, c’est un chemin de traversée. Et ce voyage, comme un pèlerinage, se rythme au son des boggies et des tampons, des arrêts et des ralentissements et, surtout, des aller et retour immobiles, ceux de la mythologie et de l’histoire. Oui, le jazz et, forcément, le boogie-woogie baignent notre lecture. Deux mondes — Europe-Inde, introspection-contemplation — sont mis côte à côte et dits par une seule écriture calquée avec des doubles redoublés : les mots et la musique/le train et le voyage/les dieux et les légendes/le narrateur et l’amour/la sensibilité et la métaphysique.

Notre petit moi serait
l’embryon d’un grand Soi
à l’intérieur un grain de blé
infiniment comprimé
jusqu’au big bang
nous retrouvons notre
originelle immensité

ni sensible ni insensible
ni une ni multiple
ni présente ni absente
car incréée

(suit un mot en sanscrit)

Le texte majoritairement écrit scriptuo continua, si l’on accepte l’indépendance des mots, se présente sans autre indication que les retours à la ligne, les espaces courts ou grands. Alors que doit faire le lecteur ? Lire dans sa tête ? Possible mais il y aurait une perte de son, une perte de sens. Le lecteur doit entendre. Alors il se fera lire les proèmes ou se les murmurera.

Ces trois recueils, singuliers, montrent la richesse et la variété de la création poétique contemporaine. Trois plongées, non seulement dans l’univers de trois auteurs, de trois imaginaires mais aussi dans trois musiques, obligeant le lecteur à adapter sa manière d’aborder chaque œuvre. À chaque fois, il invente son propre jeu-je et ce, avec ou sans lectio continua.

 

Un regard infini : Tombeau de Georges Emmanuel Clancier
Sylvestre Clancier -

Éditions La rumeur libre — 96 pages — 16 €

Réacteur 3 [Fukushima]
Ludovic Bernhardt
Éditions Lanskine — 64 pages — 13 €
Ludovic Bernhardt est lauréat du Grand Prix de Poésie 2022 de la SGDL.

Proèmes indiens
Mathias Lair

Éditions Pétra — 108 pages — 15 €

François Thiéry-Mourelet


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