Dans l’article Planche Critique : Éléments d’une poéthique documentaire est détaillé ce que nous entendons par la notion de poéthique documentaire, développée au sein de la planche critique éponyme.
L’ouvrage de Marie-Hélène Prouteau se place comme un objet d’étude au sein de ce vaste ensemble, dans ce sillage donc, et puisque selon ses propres termes l’auteur poursuit une « quête documentaire et poétique ».
Et si bien sûr cet ouvrage ne constitue pas un recueil de poésie, pour autant son mode d’élaboration singulier renseigne à bien des égards sur ce que l’on est en droit d’attendre d’une démarche poétique contemporaine. Afin d’étayer le propos, reprenons au sujet du travail de M.-H. Prouteau une grille générale des indices significatifs que l’on pense pouvoir appliquer à une poéthique documentaire, et notamment trois d’entre eux : un document, source de l’œuvre ; une parole à l’œuvre, posée comme enjeu, enfin une œuvre dans un canevas libre de formes.
LE DOCUMENT, SOURCE DE L’ŒUVRE : LE LIVRET DE GUILLAUME
Le document autour duquel l’essentiel du récit se centre en l’occurrence est le « vieux livret résolument vide » de Guillaume, grand-père de l’auteur, retrouvé par un ouvrier lors de la restauration du presbytère de Maissin. Livret militaire de la Grande Guerre, il fut « perdu dans la terrible bataille du 22 août 1914, à Maissin, retrouvé en Belgique, cinquante ans après, dans un grenier, avec 430 autres ». L’Histoire — reflet de tout livre en charge de la consigner — l’Histoire évènementielle aussi possède ses marges blanches, ses chapitres manquants, ses versions lacunaires.
Rappelons que documentaire emprunte son étymologie au latin classique documentum – enseignement – puis au bas latin acte écrit qui sert de témoignage, preuve.
Or si le récit de M.-H. Prouteau s’en tenait ─ en guise de source documentaire ─ au seul petit cahier brun qui par ailleurs initie le livre, nous en serions quittes pour un silence absolu.
Le carnet en effet ne comporte pas de mentions. Il est vierge.
Heureusement l’auteur, par un enjambement, passe au-delà de cet écrit n’offrant qu’une suite de pages blanches. Elle prend appui sur d’autres sources, plurielles ─ des archives, des données archéologiques sumériennes, des preuves de toutes sortes — traces, témoins ; l’imaginaire de l’auteur enfin, nourri notamment d’art musicologique, pictural, poétique.
Prenant racine dans le cœur même de la réalité (« la place forte »), l’écriture fore ; elle creuse. À la façon dont Baudelaire invitait les chiffons, voici « une écriture de fouilles. Un rien chiffonnière sur les bords ». Elle tâtonne, au gré d’une méthode – géologique bien davantage que géographique – méthode qui postule que tout l’univers tient là : dans le livret de Guillaume.
UNE PAROLE ŒUVRANT COMME ENJEU
Par-delà la pauvreté du matériau, un regard ambitieux paradoxalement sous-tend ce travail. Le récit pose son enjeu dans « la langue universelle de la souffrance humaine ». M.-H. Prouteau parle depuis la proue de l’humanité, dans une quête essentielle de résilience individuelle et collective, puisque « c’est ainsi que les morts nous mettent au monde » et qu’il « n’est pas de mort sans naissance ». Quelque chose aspire à « déranger les ruines », « pour descendre dans les fissures de l’ombre ».
Le travail d’écriture, quoique fondé sur une matière documentaire par définition figée, étrangement se libère et s’épanouit dans les interstices incertains dont le silence du carnet lui-même est le premier mode. Pour ouvrir le texte, interviennent aussi une foule de questions à l’appui d’une belle respiration de la lecture : « Comment traverser les décombres ? Vivre après ? Dire « non » à cette part de nous-mêmes qui, trop souvent, abdique ? » « Que serait se tenir à la hauteur de toutes ces ombres(…) ? », pour quel défi sinon « la fraternité plus forte que la mort » ?
La virginité du carnet, le silence, les questions sans réponse : tout s’adresse à l’écho, tout revient par l’écho. Celui d’une destinée humaine jamais close. Celui du travail nécessaire des générations successives, qui aspire à essouffler les bégaiements l’Histoire.
L’ŒUVRE RÉPOND À UN CANEVAS OUVERT DE FORMES
L’œuvre est en-jeu d’une autre façon encore : par glissements des supports, des sources documentaires, des archives, glissement dont ce détail s’avère l’éloquent symbole :
Dans le livret de Guillaume, j’ai l’idée de glisser la photo de la tablette mésopotamienne. Ça saute aux yeux, cette même couleur. Le beige brun du livret, le sépia des vieilles cartes postales Gaby d’avant-guerre, l’ocre des terres cuites de l’Euphrate, c’est terriblement simple. Il existe une étrange circulation entre les choses.
Une manière d’approche essentielle se trouve là, dans cette question qui défie la sècheresse traditionnelle d’une vue strictement archiviste, étroitesse que l’auteur appelle à dépasser : « Pour que ça résonne dans le cœur humain, les archives n’ont-elles pas besoin de l’art ? »
Concrètement, la guerre ayant accompli « ce travail de mort qui ouvre une fêlure », il s’agit d’explorer ces dernières. Escomptant sans doute de la lumière qu’elle passe à travers les failles, l’auteur s’attelle au creusement de la nuit, dont pour finir surgit la voix de l’écriture : « la mort est le meilleur prêcheur car sa voix porte jusqu’au fond » (Le Braz).
M.-H. Prouteau ce faisant nous rappelle que l’histoire humaine n’est pas constituée de segments mais de continuités ; c’est à partir du moment où s’ouvrent les lézardes que surgit la nécessité intime de raconter. Dès l’instant où il y a césure au sein de la continuité, inévitablement apparait le besoin de reprendre le fil ; retisser la toile.
Notre époque à cet égard éprouve un besoin si prégnant du récit, que la poésie elle-même semble montrer le besoin d’intégrer un fil narratif dans son processus créatif.
D’où l’essentielle réflexion ouverte par la démarche de M.-H. Prouteau qui interroge le mouvement contemporain de la poésie dans ses formes. Bachmann savait qu’il n’existe pas de monde nouveau sans langage nouveau. L’enjeu est neuf. La forme ne l’est pas moins. Les bornes formelles de la poésie se sont déplacées. Les territoires sont inédits. Nouvelle donne des frontières de l’art, brouillées entre les genres – récit et fiction, narration et enquête, poème et prose – frontières également mouvantes quant aux moyens de diffusion et de production, désormais facilités sur les plateformes numériques. Il semble que l’art plus que jamais – vision parfaitement reverdienne – il semble que le processus inventif choisisse la forme la mieux à même de servir le propos.
Plus on aime les choses, moins on les nomme. Il n’est pas plus mal de favoriser cette évolution qui délivre les figures esthétiques, à l’instar de la poésie américaine ou canadienne par exemple, débordantes de vitalité. Elles abondent de genres métissés, de miscellanées, de figures brèves tels le poème sketch, le portrait, l’essai, le « docudrame » qui mêle poésie, documentaire et théâtre, les explorations graphiques, les calligrammes, enfin les performances sonores et scéniques.
En France, les expériences menées par Christian Olivier et les Têtes Raides suivent ce sillon : la poésie de Desnos, Marina Tsvetaeva ou Boris Vian est mise en musique puis incarnée scéniquement, au besoin en associant le théâtre, la danse, les arts du cirque. La poésie adopte des genres démultipliés, au sein d’un Art total.
Sans mécaniser cette option vers un divertissement qui pour le coup pervertirait l’essence du poème – contresens qui serait regrettable au vu d’une parole précisément à recentrer – il est sain que le poème au moins intègre le besoin conjoint de documentaire et de récit, et permette l’échange de leurs marques au sein d’une innovante liberté formelle.
M.-H. Prouteau offre un exemple de ce qu’une démarche poétique existe en amont du poème mais aussi de la prose, à cheminer ainsi avec le document d’archive ; de sorte que le poème semble chercher sa forme au sein de la prose, tel Janus à deux visages, un regard élégiaque tourné vers les mondes perdus, un regard épique tourné vers les horizons lointains.
Puis au milieu du gué, la voix dans son mode lyrique, celui du Moi nécessairement relationnel, du poète qui traverse le monde autant qu’il est traversé par lui.
Sylvie-E. Saliceti Mars 2019 pour Terre à Ciel