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Du labyrinthe à l’adieu : le lent voyage du deuil selon Silvaine Arabo, par Marc-Henri Arfeux

vendredi 12 avril 2019, par Cécile Guivarch

Certains livres essentiels mettent longtemps à traverser le silence. Écrits de bonne heure, ils demandent à plonger profondément dans les « cavernes sans mesure pour l’homme » de Coleridge, afin d’y rassembler en secret le fleuve obscur de leur nécessité. C’est à ce prix seulement qu’ils trouvent leur vie seconde et s’autorisent à faire entendre leur parole. Sans doute est-ce le paradoxal trop plein du rien qui les a si longtemps retenus, comme le suggèrent par exemple ces vers de Silvaine Arabo : « Des solitudes blanchies au crâne du temps/ que reste-t-il de nos bras cerclés/ aux promesses des roses ?/ S’il n’y avait que de durs fronts éclaboussés de pierre/ combien je les aurais brisés/ au fronton de mes mains ! / Mais il n’y a rien. » (Au fil du labyrinthe suivi de Marines résiliences, p.5, Éditions Rafael de Surtis, Cordes sur Ciel, 2018). Le même rien, qui refuse au désespoir l’expression révoltée d’un geste, est aussi celui qui force la longue attente, par une ascèse de l’adieu.
« Adieu. » : c’est en effet par ce mot que commence et s’achève le beau livre douloureux que Silvaine Arabo vient de publier en 2018, longtemps après sa double conception. De l’épigraphe empruntée à Apollinaire (« Adieu, adieu soleil cou coupé ») au vers ultime de Marines résiliences, nous sommes conviés à un itinéraire de l’impossible en mémoire de la mère de l’auteur, prématurément décédée, ainsi que le précise la quatrième de couverture de l’ouvrage : « J’ai écrit Au fil du labyrinthe à 26 ans alors que je venais de perdre ma mère. J’ai retrouvé ces textes qui « dormaient » dans un tiroir. Après les avoir attentivement relus il m’a semblé que, peut-être, ils méritaient une publication. Je les ai donc revus et corrigés et, à 50 années de distance, après plus de trente recueils publiés chez divers éditeurs, je propose à mes lecteurs cet enfant d’autrefois. »

Tout est dit par ces mots. Les poèmes de la perte d’une mère sont enfants du deuil, longtemps retenus dans les limbes, en un voyage parallèle à celui de la mort, comme si la survivante avait elle-même épousé la ligne d’effacement de la disparue afin de partager au plus loin dans le langage son silencieux itinéraire. D’où l’impossibilité de porter aussitôt au grand jour le livre brûlant de vide que la jeune femme avait écrit d’un trait, si peu de temps après l’événement qui l’avait motivé, comme on boit un philtre amer dont on ne sait exactement ce qu’il produira, vie ou mort, guérison ou langueur : « Des fièvres vagissaient dans ma gorge de glaïeul/ Il ne fallut pas se résoudre et la pierre consentit/ à ne pas livrer bataille/ Au bord de mes lèvres/ pas même moi. » (p.11) La parole entre en effervescence, d’autant plus lyrique et passionnée qu’elle se confronte au rien, rejoignant en écho le non moi du dernier vers. Comme si, dans l’espoir fou de conjurer l’irrémédiable, la langue poétique produisait un bouillonnement d’irisation somptueuse et vaine d’où s’est retirée toute présence, à la manière des bulles qui montent quelquefois à la surface des étangs en lieu et place d’une invisible créature. Comme s’il fallait tenter malgré tout par cette effusion verbale de circonscrire ce qui n’a pas d’être et que les lèvres, privées de leur moi, finissent par avouer. Comme si, enfin, la mort faisait de celle qu’elle engloutit une Ophélie perpétuelle que les chamarrures et les reflets recouvrent volontairement de leur voile excessif afin de sombrer avec elle en la transfigurant, et se transfigurant à son contact. N’est-ce d’ailleurs pas ce que dit de façon plus cruelle en son étonnement cet autre poème où la survivante écrit : « Moi je reste au bord du lit à la regarder mourir…/ C’est encore moi qui meurs/ aux agates bleuies de sa bouche/ Mince poignet qui retombe/ toujours/ le long d’un lit éternel ». (p.44) Vivre la mort avec profusion, telle est la seule issue sans dehors de ce drame. La luxuriance devient jardin d’une agonie, d’une dislocation et d’une décomposition sublimées, puis retournées en impossible miroitement : « A quand cet éclatement en une orgie d’images/ à quand débauche disloquée/ bras et jambes dans l’éternité/ un soir d’orage/ où les oiseaux se sont tus ? » (p.26) Le poème est alors plus que poème, double visible en mots de l’anéantissement d’une vivante ; il suit avec obstination le mouvement vers le vide d’un appel, d’une promesse, d’une tentative désespérée de fusion in vivo avec la défunte. On songe encore, en lisant ces vers, au portrait de Camille Monet sur son lit de mort, tout entière enveloppée dans un cocon de filaments chromatiques qui tentent d’épouser visuellement le non-être et de maintenir le visage refermé à la surface de sa propre disparition. Le dialogue avec les arts, explicite ou suggéré, est d’ailleurs récurrent dans Au fil du labyrinthe. Il manifeste au plan des poèmes la volonté farouche de fixer le glissement et l’instant décisif, suivi de sa longue rémanence dans la jeunesse d’être morte : « Après que le soleil se fût paré de Rubens encordés/ - clignements des paupières sous l’éblouissement des mots -/ le visage de la vraie jeune morte d’éclaira. » (p.44) Dans un autre poème les allusions, quoique voilées, ne sont pas moins sensibles, donnant à voir et vivre sous un autre angle le même effort d’identification avec la « jeune « morte » : « Je mœurs en esclave au chevet de la beauté/ Morceau de rêve dans la pierre/ sculpteur de l’illusion peut-être ». (p.40) Faisant jouer les reflets d’œuvres qui toutes habitent nos mémoires - esclaves de Michel-Ange, femmes égorgées devant Sardanapale, mais aussi maints échos baudelairiens - ces vers disent somptueusement par le sublime le désespoir de la perte.

Ici, plus encore qu’en peinture, la tentative de participation à l’effacement de la morte n’a d’images que mentales ; la parole et la survivante n’ont finalement d’autre recours que la protestation lyrique bientôt déniée : « Comme nous-mêmes se dissout le langage/ emprise de la mort  la terre/ triomphera toujours ». (p.26) La sobriété soudaine oppose sa négation sèche à la négation foisonnante. Elle la prolonge et la quitte d’un adieu nu qui ne se contente pas de repousser l’« orgie d’images », mais contamine le langage tout entier. Plus loin, cette implacable certitude se reformule de manière encore plus nette : « Absurdité où vient mourir/ le mot qui n’est pas encore né ». (p.28) Si le poème a dû patienter si longtemps, 50 années révolues, avant de s’incarner dans un livre réel que le lecteur peut prendre entre ses mains, ouvrir et lire silencieusement ou à voix haute, c’est bien en vertu de ce terrible décret qui en souligne l’inanité première. Il ne s’agit même plus de tenter de dire, ni l’ineffable de la fin, ni la béance murée du tombeau, mais seulement de constater avant toute formulation la mort prématurée du mot qui jamais ne résonnera ni ne pourra mesurer le vide et s’y glisser comme un corps second rejoignant le corps effacé.

Car l’odyssée de cet adieu impossible et nécessaire est aussi l’aventure d’un double corps aventuré au pli le plus profond de l’absence, ainsi que l’affirme le même poème : « Nos doigts n’avaient pas encore admis/ l’assèchement du jour/ nos doigts parlaient le langage des phosphores/ (…) nos doigts d’alphabet muet/ nos doigts de parole suspendue/ et de tentative de silence. » (p.28) Mains et langage connaissent la même stupeur et la même conversion brutale, insupportable et insensée de la lumière en son annulation et de la parole en silence, mais un silence qui n’est lui-même qu’une tentative de « parole suspendue », continuation muette de la quête pourtant déclarée absurde : comment faire autrement que de poursuivre malgré tout le tâtonnement des doigts incorporels qui, comme les âmes d’Héraclite, « flairent dans l’Hadès ». Au pluriel « nos mains », réunissant les doigts des deux femmes, mère et fille, morte et survivante, répond ailleurs le tutoiement des yeux : « Tes yeux/ me redisent – chemins neigeux -/ de très anciennes mélodies/ ensevelies/ au fond de la mémoire/ au fond de la mer ». (p.29) Ici, l’invocation poétique ne cherche plus à réunir des membres épars, elle retrouve un regard, éloigné, comme tout ce qui relève de la neige, toutefois doué d’une parole qui est chant. La mère n’est-elle pas par excellence la berceuse de l’immémorial, celle par qui le monde fut d’emblée, pour toujours et depuis toujours mélodie fondamentale, basse profonde indéfinie de l’être ? C’est aussi par les yeux penchés sur l’enfant d’autrefois que survient cette mélodie plus ancienne que la mémoire, la mère n’étant que le médium de ce chant profond qui la traverse et par elle secrètement fait lien murmuré entre les vivants et les morts, chant de naissance légué de mère en mère depuis le fond des âges. Les très anciennes mélodies sont alors retour et recours, même si la célébration d’adieu s’effectue en elles, donnant naissance à une vérité inattendue selon laquelle tout n’est pas rompu, puisque, même au passé du souvenir, « un feuillage roucoulait d’oiseaux/ sous la persévérance de nos mains ». (p.29)

Cette persévérance n’empêche cependant pas l’exil de se faire jour dans le corps et l’âme abandonnés de la survivante, comme une blessure d’azur froid dans l’élévation d’un arbre : « Mon arbre brisé m’a trahie/ je n’irai plus comme autrefois/ au sommet des branches/ et de la jeunesse » (p.34) A cet instant se révèle une autre leçon des ténèbres : la morte, en se retirant, a rompu le pacte de croissance et de continuité qui faisait de la fille un élan solaire, tuant sa jeunesse et faisant d’elle une morte vive qui marche seule dans l’absence et n’a plus d’autre réalité que de continuer à célébrer dans le vide celle qui fut vivante, puis mourante, et demeure maintenant morte insaisissable, sauf pour le chant : « Moi mirage je feu-follet je distille j’amène/ je souffle les bulles de savon./ des questions sans réponse/ Une seule chance d’exister : t’aimer. » (p.47) Le lyrisme enfiévré fait soudain retour, non pour revivre la longue descente vers l’inexorable et l’éclairer de moirures tremblées jusqu’en son centre d’abolition, mais au contraire pour sauver, porter sur les épaules du deuil l’amour rejaillissant. La morte ainsi retrouvée peut alors, dans un mouvement croisé, devenir médiatrice et sauver la survivante. Commence déjà le long processus qui traversera de part en part Marines résiliences écrites en 1974, deux ans après Au fil du labyrinthe. Comme l’indique le titre de ce nouveau livre, il s’agit désormais d’une remontée du gouffre vers la possibilité de vivre. Dans la quatrième de couverture, Silvaine Arabo précise à son sujet : « Les grandes blessures ne se referment jamais vraiment. On les porte et elles nous portent. L’essentiel est d’en faire l’alchimie, d’une manière ou d’une autre, et c’est précisément cette alchimie qui rend la douleur supportable et parfois même la guérit. »

La recréation de soi n’est donc pas négation du deuil : elle le surmonte en l’assimilant au noyau le plus intime de l’être, transporte avec lui la barque solaire de la morte, aussi bien que la substance rénovée de la survivante. Toutes deux, une fois encore entrelacées, accomplissent ce lent voyage, se redonnant mutuellement l’existence à chacune de ses étapes, car le plus grand mystère et le plus grand miracle de cette guérison ontologique est de générer conjointement les deux protagonistes, la morte recréant la survivante et la survivante continuant de créer la morte en sa mort devenue sa propre vie. Il en résulte une véritable métamorphose élargie à l’échelle du monde tout entier : « Endors-toi et ne rêve pas : volute et souveraine, tu t’installes aux volets des algues, pour le repos demi-clos du premier/ matin du monde/ les yeux au bord de la lumière. » (p.69) D’autres sommeils jalonnent ce processus de recomposition. Chacun est aussi un éveil et un renouvellement : « J’ai dormi sous les arbres anciens, près des étoiles : il n’y avait pas de puits mais l’eau était profonde, semblable aux sources que, jadis, j’avais rencontrées dans mes rêves, ou dans une vie qui m’échappait./ J’ai dormi près de toi sans froisser l’étang noir de nos souvenirs. » (p.77) La survivante en reçoit une nouvelle autorisation, celle de rêver, c’est-à-dire de projeter son être dans un élan vertical. Celui-ci se fait invitation, communication charnelle des regards changés en fruits d’amour universel : « Je te redis mes yeux, nos yeux, les yeux du monde : amandes ô douces et fendues et brunes et bleues et qui nous contemplent – vertes – ô la mer ». (p.89) L’amour trouve ainsi son droit dans une perpétuelle relance en variations chromatiques. Nullement oubli, il s’appuie sur l’aimée perdue/retrouvée qui lui donne élan. Ainsi, la remontée de la survivante enveloppant la morte comme une jeune sœur, autorise de multiples métamorphoses, notamment celle du corps foudroyé de deuil comme un arbre par le gel, en un corps printanier capable de naissance. Un lyrisme de l’essor succède à celui l’intériorisation douloureuse : « Tu as les mains comme un corps qui s’abandonne souple et fœtal/ (…) Tu as les mains des conteurs les yeux pleins d’oiseaux/ Ensemble nous jaillissons/ au seul cri de la mère ». (p.90) Incorporée à l’amour, la morte en figure l’axe au lieu de le nier, devenant celle qui crie d’une aube première. Par ce mouvement s’accomplit peu à peu la transformation de la substance funèbre en matière de liesse, confondant mère, survivante, amoureuse et amant en un seul être neuf, promesse d’une existence à venir : « Nous devinons à travers nous/ l’inique et tendre cœur/ qui fragile et bat : pouls universel/ au seul espace qui nous séparait encore/ voici quelques secondes. » (p.96)

Cette ascension n’annule jamais rien de ce qui a eu lieu. L’ultime mot du livre sera comme on sait : « Adieu ». Un adieu faisant écho au dernier vers du poème qui le précède immédiatement : « Je m’en révolte à jamais. » Mais toujours, la poésie demeure « Une petite lampe allumée/ quelque chose/ que nous ne saurons jamais », veilleuse de notre silence formulant dans l’invisible.

Marc-Henri Arfeux (texte et peintures)


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